Chapitre 35

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– Tu n'es pas si miséreux, grommela la licorne qui le doubla sans même le regarder. Tu survis sans problème grâce à la chasse. Et tu te paies même le luxe d'entretenir une licorne !

Le rire d'Alban résonna à nouveau derrière elle.

– J'étais fille de paysan, poursuivit-elle. Nous n'étions pas bien riches, comme tu t'en doutes. Et par malheur, mes parents avaient eu plus de filles que de garçons !

Silencieux, Alban écoutait d'une oreille attentive, son pas lourd marquant la terre humide, les pattes du sanglier se balançant sur ses épaules. Iluth reprit bien vite, ébahie de capter aussi totalement son attention :

– Mes sœurs et moi étions à marier dès nos quatorze ans. Elles ont vite quitté la maison ! Elles étaient jolies, elles. Mais moi, sans homme pour me prendre chez lui et me fournir une dot, j'étais un fardeau. Mes seize ans ont fini par advenir et j'étais toujours chez mes parents. J'allais finir chez les sœurs, au couvent.

Tout à fait fière de ses connaissances concernant les us et coutumes humaines, la licorne trottina de plus belle, la tête haute. Un mois auparavant, elle ignorait encore ce qu'était une dot et ne s'intéressait pas aux finances des hommes. Mais elle observait leur société avec de plus en plus d'acuité, inventait avec de plus en plus d'aisance. Alban ne pouvait que croire à cette histoire !

– Je comprends, commenta celui-ci de sa voix un peu rauque. Mais j'ai pourtant vu des laiderons se promener au bras de riches marchands, en ville. Etais-tu détestable à ce point ?

La licorne tourna la tête vers lui et tira la langue, relevant les lèvres sur ses dents baveuses dans une grimace informe. Des brins d'herbes et de vieilles peaux de pommes à moitié rongées étaient coincés dans ce râtelier guère appétissant.

– À toi de me le dire, grinça-t-elle avant de refermer la bouche et de trotter de plus belle.

Il dut se mettre à courir pour parvenir à la rattraper.

– Morbleu, la ribaude, après une telle vision, je me demande bien pourquoi tous les hommes ne te couraient pas après dans la rue !

Il se mantint à sa hauteur tant bien que mal, soutenant d'une main le poitrail du sanglier qui menaçait de glisser de son épaule. Iluth ricanait en son for intérieur. C'était enfin lui, Alban, qui la suivait comme un petit chien afin d'obtenir des réponses, et non plus l'inverse ! La chance tournait.

– Mais si tu avais seize ans alors, quel âge as-tu à présent ?

Iluth envisagea de le faire marcher, mais se convainquit que ce n'était pas une bonne idée.

– Quatre-vingt-cinq ans, répondit-elle d'une voix hautaine.

Quoique...

– Par tous les saints ! jura l'homme, ses yeux sombres écarquillés. Même en additionnant les vies de mes deux grands-mères, on n'arrive pas à un tel résultat !

– Je n'ai jamais dit que j'étais née à ton époque, le taquina Iluth sans ralentir pour autant.

À présent, c'était à lui de souffler comme un vieux bœuf en tentant de la suivre !

– Tu n'as pourtant pas l'esprit d'une vieille femme sénile.

– Imbécile ! rétorqua enfin la succube, satisfaite de son intérêt. Je n'ai que… (Elle hésita une brève seconde.)…vingt-deux ans !

Elle réfléchit un instant, puis ajouta :

– C'est déjà largement suffisant pour ne plus être bonne à marier.

– Qui voudrait épouser une licorne ? rétorqua Alban, hilare derrière elle.

– Tu t'es regardé, cul-terreux d'humain ? cingla Iluth, piquée au vif.

– T'aurais-je vexée ?

– De toute manière, quelle femme pourrait bien vouloir de toi ? grommela-t-elle sans répondre.

– Mais oui, je t'ai vexée. Je suis excellent pour vexer les drôlesses. C'est donc la preuve que tu as bien été humaine un jour ! se gaussa-t-il dans un grand sourire – ce qui ne lui était guère habituel.

Ils marchèrent en silence quelques instants. La succube n'avait jamais vu le chasseur si détendu. Son visage était serein, ses prunelles sombres empreintes de joie et de moquerie ; son allure paisible bien loin de sa démarche de fauve acculé lorsqu'Iluth avait fait sa connaissance. Les yeux posés sur le sentier humide, il ne tarda pas à reprendre :

– Mais Iluth… ton prénom n'est pas de ceux qu'on donne aux petites filles. Je parie que c'est toi qui l'as inventé, quand tu t'es retrouvée changée en bestiole insupportable ! Ce serait bien ton genre. Quel nom portais-tu lorsque tu étais une femme ?

Iluth ricana ouvertement et, trop heureuse, saisit la perche monstrueuse qu'il venait de lui tendre.

– Il n'appartient qu'à moi, je ne te le dirai pas.

– Satanée femelle !

– À moins que tu veuilles me parler de tes étranges vitraux, dont je ne connais toujours pas l'origine ?

La voix d'Alban s'assombrit presque imperceptiblement.

– Non. Pas encore, du moins.

– Alors, je te fais la même réponse !

La licorne se mit à gambader au nez et à la barbe de l'homme, bondissant comme un chevreau fou, avant de lancer une ruade. Elle s'éloigna au grand galop vers la lisière de la forêt, abandonnant le chasseur et son fardeau derrière elle.

– Iluth ! Iluth ! Chiure de licorne ! Reviens ici !

La démone jubilait littéralement. À partir de ce jour, la curiosité d'Alban à son égard n'allait cesser de croître. Et elle allait mettre un point d'honneur à ne jamais la satisfaire totalement.

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