Chapitre 36

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– Me diras-tu un jour quel était ton nom humain ?

Dans le rêve d'Alban, juste devant eux, des centaines de milliers de lièvres, de faisans et de coqs de bruyère jaillissaient hors de la forêt pour aller dévorer les citadins blottis derrière leurs murailles ; et pourtant, la succube n'avait d'yeux que pour le chasseur. Assise sur l'enceinte de pierre de la ville, aux premières loges pour assister à l'étrange carnage qui se déroulait en contrebas, elle ignorait royalement les cris atroces et autres éclats de voix qui résonnaient dans les ruelles déformées par le rêve.

Alban n'en démordait pas ! Elle ne le savait pas si têtu, si passionné. Il voulait savoir plus d'elle. D'elle en tant que femme. Cela faisait plus de deux semaines qu'ils n'avaient pas reparlé du simulacre de passé d'Iluth ; elle pensait qu'il avait oublié depuis longtemps et pourtant, cette question d'apparence si anodine ressurgissait ici, dans un contexte qui n'avait nul rapport. Et l'attention d'Alban, d'ordinaire fixée sur le chaos de ses songes, était rivée sur elle.

– Peut-être, badina-t-elle. Ou peut-être pas.

L'homme gronda de frustration. Son corps, altéré par son inconscient, était recouvert d'un pelage noir ; des tombereaux de muscles surhumains roulaient sous la peau de son torse et son dos. Par moments, une gueule de molosse aux crocs d'ivoire remplaçait son visage, le changeant en monstrueux chien-loup aux yeux en amandes.

– Maudite femelle, grogna-t-il à travers la barrière de ses dents.

– Maudit mâle, répondit Iluth d'une voix égale.

Sous leurs pieds, au milieu des cris, du bruit des os brisés et celui des lames plantées dans la chair, se mit à grandir une mer de sang. Pataugeant dans ce lac sombre qui engluait les pavés et giclait sur les murs des ruelles, des centaines d'humains continuaient à mourir. La scène n'aurait jamais de fin, Iluth le devinait ; la meute de victimes était inépuisable, elle se renouvelait à chaque instant. C'était à croire que dans l'esprit d'Alban, le bas-peuple qui vivait dans cette ville proliférait comme une engeance de rats. Les myriades d'hommes, de femmes, d'enfants et de vieillards, sans nom et sans visage, succombaient éternellement sous la vague de proies furieuses qui, surgies de la forêt, leur sautaient à la gorge et leur arrachaient les entrailles.

– J'aimerais que ceci arrive dans la réalité, lança Alban d'une voix étrange.

Sous le voile nonchalant de ses paupières, son regard sombre quitta la mer de morts en contrebas et vint se poser sur la succube. Il la surveillait du coin de l'oeil. Il attendait sa réaction. Instantanément méfiante, Iluth hésita une longue minute. Qu'attendait-il d'elle ? Cette réplique, venant de lui, n'avait guère surpris la licorne qui savait depuis longtemps quelles noirceurs hébergeait son cœur.

Un demi-sourire finit par éclore sur les lèvres d'Alban, étirant ses cicatrices boursouflées, et la démone choisit la solution la plus simple et la plus dangereuse : cesser de réfléchir.

– Ça ne m'étonne pas, venant de toi, répliqua-t-elle en haussant les épaules. Qu'as-tu donc de si grave à reprocher à ces braves gens ?

Les yeux d'Alban se plissèrent et elle reconnut sa mimique satisfaite. Un sourire ourla ses propres lèvres – presque humaines – à son tour. Pourquoi avait-elle encore ses vieux réflexes craintifs ? La clé pour accéder à la confiance d'Alban, c'était la vérité. Le naturel.

– Qu'ai-je à leur reprocher ?

L'homme baissa les yeux vers le massacre qui éclaboussait de sang les murs de la ville entière ; une flamme sardonique se mit à danser dans ses prunelles.

– Bien trop pour supporter leur vue tous les jours. Tous ces gens sont exactement comme les proies qu'ils m'achètent chaque jour. Je tue des bêtes depuis des années pour survivre, mais j'ai aussi tué des hommes et des monstres. Et crois-moi, il n'y a nulle différence entre les trois. Ceux qui prétendent le contraire ne sont que des abrutis de lourdauds qui n'ont jamais regardé un sanglier dans les yeux avant de lui trancher la gorge. C'est exactement la même lueur que dans ceux d'une femme ou d'un enfant.

– Tu as déjà tué des enfants ?

Pour Iluth, un petit d'homme n'était pas plus à plaindre que les autres. Elle les méprisait tout autant, et même plus pour leur bêtise et leur innocente cruauté ; mais il lui avait toujours semblé que chez les humains, tuer un enfant était comme un sacrilège. Et imaginer Alban en égorger un, lui qui était si pieux, l'étonnait au plus haut point.

Un embryon de rire naquit dans la gorge de l'homme, mais il se révéla mort-né et s'y éteignit aussitôt.

– Bien sûr que oui. Je crois que j'ai déjà tué tout ce qui peut être tué sur cette terre. Dont des vieillards, des enfants, même des bébés de quelques semaines. Quelle importance ? Ce n'est rien de plus que de noyer une portée de chatons.

Il observa un silence pensif.

– Et pourtant, dis ça à quelqu'un de mon espèce et il cherchera à t'étriper tant il est persuadé qu'un enfant vaut plus qu'un levreau. Ces gens sont si stupides ! Ils s'habillent, achètent des objets, vivent dans des maisons et utilisent des outils pour faire croire qu'ils sont autre chose que des bêtes. Ils y croient eux-mêmes. Regarde-les. Ils se couvrent d'étoffes et de bijoux dès lors qu'ils en ont les moyens. Mais à l'intérieur ? Les mêmes cervelles que des lapins. S'empiffrer, dormir, copuler, vivre le plus longtemps possible.

Ses yeux se plissèrent. Il se pencha davantage au dessus de la rue éclaboussée de cris et de chair.

– Il y a une chose que je ne comprends pas. C'est pourquoi je peux tuer des bêtes, les manger, les vendre, et pas faire de même avec cette saloperie de populace.

Iluth vit l'éclat d'un souvenir passer dans ses prunelles. Sa voix devint murmure.

– Ou pourquoi seuls les enfants pleurent lorsque le chat de la maison est mis à mort, alors que tous s'habillent de noir lorsqu'un homme perd la vie dans l'entourage. Il n'y a là rien de logique.

– Je ne crois pas qu'il soit question de logique, Alban.

– Regarde-les, gronda-t-il sans même l'écouter. Ils sont enfin à leur place. Ils crèvent dans la rue, tués par des bêtes, incapables de se défendre. Personne ne viendra les pleurer. Personne ne s'habillera de noir, personne ne s'endettera pour un cercueil de bonne facture. C'est ainsi que nous devrions vivre. Ces femmes ne sont que des truies engoncées dans des robes trop parfumées. Elles cachent leur corps et couvrent leurs cheveux, se rendent désirable comme s'il s'agissait là d'un trésor gardé secret ; mais elles sont laides et mesquines, pleines de plis, de chair trop pâle, de duvets, de verrues. Exactement comme les bêtes ! Et ces hommes qui s'arment d'épées, de coutelas, de flèches, pour oublier que dans la forêt ils ne seraient que des proies incapables de se défendre. Des porcs qui se tiennent sur deux pattes, dépourvus de crocs, d'instinct ou de griffes.

– Tu es donc un porc toi aussi ? le taquina Iluth. Tu portes une épée et des coutelas.

– Oui. Mais moi, je sais que sans eux je ne suis qu'un gibier. Le problème n'est pas d'être un porc, mais d'oublier qu'on l'est. Tous ces gens obtus, s'ils se battaient à mains nues contre un animal, rien qu'une fois… Ils sauraient. J'ai déjà été embroché par un taureau, me suis déjà fait piétiner par un sanglier. Des dragons m'ont déjà brûlé. À chaque monstre vaincu, la mort manque de me prendre. Je sais à quoi elle ressemble. C'est là la différence entre ceux qui se pensent au dessus de la bête, et ceux qui se savent en dessous.

Ses mots se tarirent enfin. Iluth était intérieurement bouchée bée. Jamais il n'avait parlé autant. Jamais il ne s'était autant dévoilé.

– Tu es tranquille, toi, Iluth. Tu es une bestiole. Tu ne connais pas cette honte qui me prend quand je vends des cadavres de lièvres à des marchands bedonnants.

Posé sur elle, son regard s'alourdit, se fit pénétrant. Il finit par ajouter :

– Dire que tu étais humaine ! Jamais je ne pourrai t'imaginer ainsi. Les femmes ne sont que bêtise, minauderie, craintes idiotes et tentations futiles. Il faut croire que le Seigneur t'a purifiée de toutes ces tares lorsqu'il t'a changée en licorne !

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