Chapitre 37

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Iluth mit les poings sur les hanches.

– C'est faux, j'ai toujours été ainsi. Tu ne vois les femmes qu'avec l'œillère de tes angoisses ! Tu les vois comme un gamin furieux, coincé dans son passé. Depuis des semaines, je suis presque humaine dans ces rêves idiots que tu fais chaque nuit, et pourtant, tu n'as jamais réagi ! Que je marche à quatre ou à deux pattes, je suis toujours la même. Même ta cervelle de bœuf obtus est capable de s'en rendre compte !

Contre toute attente, il éclata d'un grand rire. Mais bien vite, le sérieux refit surface dans ses iris et les nappa d'un voile sombre, presque menaçant.

– Parce que nous sommes dans ma tête, stupide drôlesse ! Regarde-moi ! Parfois je suis un dogue ou un loup, parfois je suis un homme, parfois les deux en même temps… Il y a des monstres étranges qui se promènent dans chaque recoin de mes cauchemars. C'est ma cervelle de bœuf obtus, comme tu dis, qui leur donne ces corps-là et qui te donne le tien.

Il renversa la tête en arrière et plongea son regard pensif dans le velours bleu du ciel, qui était nappé d'entrelacs scintillants.

– Avant, ce ciel était noir… murmura-t-il. Il n'était que néant. Seule la lune y brillait parfois, mais elle était froide et effrayante. Et toi, petit à petit, tu en as fait un lac plein d'étoiles.

Il observa un long silence, paupières fermées ; Iluth ne dit rien, buvant des yeux son profil altier.

– C'est depuis que tu m'as dit avoir été humaine… cette idée biscornue me trotte dans la tête. Pas étonnant que ma cervelle me joue des tours lorsque je rêve. Elle t'a donné deux jambes et une silhouette humaine, il ne manquerait plus que tu te promènes en robe de dame ! Que Dieu me préserve de cette vision immonde…

Quelque chose d'étrange, comme une étincelle de défi et de colère mêlées, enflamma le cœur d'Iluth à ces mots. Alban s'entêtait. Il persistait dans son dégoût comme un enfant capricieux. Mais qu'il le veuille ou non, ce maudit homme allait la voir femme et allait l'aimer ainsi, la désirer ainsi, plus fort qu'il n'avait jamais désiré dans sa vie.

Poussée par sa rage de vaincre, la succube renchérit avant même d'avoir réfléchi à ce qu'elle allait dire :

– C'est comme si ton esprit voulait retracer mon passé. Tu me demandes mon nom, mais je crois qu'en réalité, tu veux savoir bien plus. Moi aussi, tu sais, j'ai prise sur tes songes. Voudrais-tu voir à quoi je ressemblais jadis ?

A la pensée de ce qu'elle était en train de faire, son cœur trébucha entre ses côtes.

Il est trop tôt pour ça ! Qu'est-ce que je viens de dire ?

Une étincelle de curiosité naquit dans les prunelles d'Alban qui, changé en un immense molosse mi-humain, la surplombait de toute sa masse.

Trop tard pour faire marche arrière.

– Bien sûr que je le voudrais, répondit-il seulement.

Les muscles de son corps imaginaire ondulèrent sous sa peau, un flot de ténèbres obscurcit sa gueule de dogue et quelques secondes plus tard, il était redevenu humain.

Iluth se mit debout sur le mur d'enceinte moucheté de sang, les mollets tremblants et les pieds mal assurés sur la pierre de taille recouverte de mousse.

– Alors, vois !

Elle ferma les paupières. Tout allait se jouer à cet instant précis. Leur futur, et son existence même, dépendaient de la réaction imminente d'Alban.

La démone avait déjà passé des nuits entières à mettre au point, dans les entrelacs secrets de son esprit, les moindres détails du corps qu'elle allait devoir créer pour séduire Alban. Son visage devait être si laid, hélas ! Ou du moins assez pour que le chasseur continue de croire à son histoire inventée de toutes pièces. La succube, à force de plans enfiévrés et de réflexions chaotiques, avaient cependant cherché à lui insuffler un certain charme, une certaine tendresse timide qui, elle l'espérait, adoucirait la vision de ses traits déplaisants. Le cœur brisé de devoir revêtir une aussi vilaine figure, elle qui n'avait toujours occupé que de jolis corps bien tournés, elle s'arma de ses pensées aussi précises et acérées que des burins et des aiguilles, puis opéra sa métamorphose. Elle se mit à sculpter sa chair, ses os, puis le moindre grain de sa peau, afin de créer celle qui allait lui offrir Alban.

Elle rouvrit les paupières lorsque son œuvre s'acheva enfin.

Tremblante sous le regard assombri d'Alban, le souffle coupé par la crainte et les veines charriant des glaçons, elle attendit le couperet mortel qui allait, peut-être, trancher net le fil de leur relation.

Face à la jeune fille qui venait de prendre corps,  le sang du chasseur ne fit qu'un tour. Elle était entièrement nue. Une bouffée de haine le prit à la gorge. Il pensait être préparé à cette vision, mais rien n'était moins vrai. Un drap tissé de chanvre et de rêve surgit soudain dans l'air épais ; il alla se  nouer autour de ses côtes dans une étreinte rugueuse qui cacha ses seins, son ventre, son entrecuisse aux yeux d'Alban. Le dégoût de celui-ci reflua lentement, au rythme de sa respiration.

– Je croyais que les femmes n'étaient que des truies, qu'elles ne devraient pas porter de robe ? lança la créature humaine.

Cette voix pleine de défi était bien celle d'Iluth.

– Je reste un animal, Alban ! Alors regarde-moi comme un animal. Crains-tu les truies ou les licornes à ce point ?

Piqué au vif, il soutint son regard sans trouver la réplique mordante qu'il cherchait.

Le drap disparut.

Sans qu'il puisse savoir si c'était de son fait ou de celui d'Iluth.

Mais soudain, sa nudité n'avait plus aucune importance. Ce n'était plus seulement une femelle humaine au corps aussi répugnant que désirable, c'était elle. Iluth, la petite bestiole à la langue bien pendue. Et il était sur le point de découvrir tout un pan de son histoire. Sous le coup d'une curiosité extrême envers cette créature qu'il avait cru connaître, toute pensée cohérente disparut de sa tête. Il ne fut soudain que regards avides et, comme il aurait détaillé une truie ou une licorne, détailla cette étrange jeune fille qui, debout devant lui, grattait la pierre d'un orteil sans plus oser soutenir son regard.

Cette petite chose lui évoqua immédiatement un chien des rues, ou une souris famélique. Pas bien grande, fine et osseuse, elle semblait aussi légère qu'une brindille prête à être emportée par le vent. Ses mollets maigres et musclés étaient ceux d'une paysanne habituée à courir les champs ; ses cuisses bien tournées laissaient place à des hanches pointues, un ventre plat aux côtes saillantes, puis à des seins minuscules dignes d'une enfant. Son cou était gracile, halé par le soleil des montagnes. Et son visage… Son visage n'était, somme toute, guère plus repoussant que celui des pires laiderons de la ville, qui n'avaient que leur richesse pour les sauver des moqueries de la foule. C'était celui d'un être malmené par la vie. Sa peau était grêlée, son nez long et pointu comme celui d'un lutin ; son front était trop haut et ses longs cheveux châtains, tourmentés par la brise glaciale, étaient si ternes qu'ils en paraissaient gris comme ceux d'une vieille. Ses sourcils épais, sans cesse en mouvement tels deux grandes virgules pleines de caractère, exprimaient à eux seuls autant d'émotions que ses prunelles indistinctes. Celles-ci se perdaient dans le lac de ses iris sombres, d'une couleur indéfinissable, ombrés par ses paupières lourdes et paisibles. Alban, surpris de trouver là quelqu'un qui paraissait plus torturé et épuisé que lui, étudia ensuite les grands cernes violacés qui creusaient le lit de ses yeux. Ces derniers étaient trop grands, trop ronds ; leurs grotesques proportions auraient sans doute suscité chez d'aucuns l'envie de la traiter de crapaud. Mais au chasseur aguerri, ils rappelaient l'œil inhumain du hibou, ou de l'aigle, qui voit tout et jamais ne cille.

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