Chapitre 54

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Iluth glissa un œil curieux. Ce n'était pas Alban, mais plutôt, d'après ses vêtements semblables aux siens, un autre chasseur ou assassin quelconque. Ils étaient quatre en tout ; leurs visages froids, efficaces, meurtriers, lui rappelèrent immédiatement celui du jeune homme. Un air belliqueux se lisait sur la figure du chef, taillée à la serpe et imprégnée d'une certaine beauté menaçante. En d'autres circonstances, Iluth aurait pu se laisser tenter, même si l'homme était plus vieux que ses habituelles conquêtes.

– Attendez les autres avant d'attaquer, ce type nous prend bien une tête et j'veux pas savoir ce qu'il cache sous sa cape. Tenez-le juste en respect et sifflez, comme d'habitude !

Ils se dispersèrent aux alentours ; Iluth huma les effluves qu'ils laissaient dans leur sillage. Sueur, crasse – mais ceci était commun à tous les humains – et sang. Ils glissèrent leurs grandes carcasses dans les ruelles étroites, le pas léger comme celui d'un félin, et des armes – couteaux pour la plupart – brandies au niveau de leur poitrine.

Iluth, intriguée à l'idée de savoir qui était le pauvre bougre ainsi pris en chasse, trottina discrètement dans le sillage du chef. Elle frôla les murs, étouffant des jurons lorsque les tresses de sa coiffure sophistiquée se prenaient dans les marches ou les volets de bois. Devant elle, l'homme progressait au beau milieu de la ruelle avec la démarche d'un fauve fier de son territoire. Un instant, elle crut voir Alban en lui ; mais l'inconnu portait une cape courte, des chausses de cuir bien plus luxueuses dont les boucles d'acier miroitaient dans l'ombre, et un arc court remplaçait la grande épée entre ses omoplates. Des dizaines de coutelas et de poignards, aux tranchants neufs ou encore tachés de sang, accrochaient le regard lorsque le vent faisait voler sa cape. Tout son dos semblait gainé d'acier, recouvert de ces lames comme autant d'écailles argentées. Cet homme-ci, contrairement à ses subalternes rustauds, était loin d'être un simple chasseur ; Iluth devina que beaucoup de ses proies étaient humaines.

La licorne n'eut pas le loisir de détailler l'individu plus longtemps ; un sifflement perçant se fit entendre sur leur gauche. Elle détourna les yeux une fraction de seconde. Ce fut suffisant pour que l'homme disparaisse dans une volte adroite.

Surprise, elle le chercha sans succès ; il n'y avait pourtant nul porche dans lequel s'abriter, nulle rue dans laquelle bifurquer. Puis un bruit lui fit tendre l'oreille ; elle leva les yeux et entrevit sa cape courte qui battait dans le vent, avant de s'y évanouir. Il était monté sur les toits !

Dubitative, Iluth considéra les deux étages de guingois et leurs volets dépenaillés. Comment diable l'humain avait-il pu y monter si vite ? Dans tous les cas, la licorne en serait, elle, bien incapable. Grognant dans sa barbe, elle fit demi-tour et trotta vite vers la ruelle malfamée qu'elle avait quittée en le suivant, puis louvoya entre les maisons. Des éclats de voix rebondissaient contre les murs, donnaient naissance à des milliers d'échos. Fascinée à l'idée d'assister à un combat de malfrats, elle galopa de plus belle dans leur direction.

Et se trouva face à Alban.

Encerclé par les malfrats en question.

– Bouge pas, bouge pas, on t'a dit ! Fais pas un pas, l'étranger, ou tu vas le regretter.

La licorne fit un bond en arrière et s'aplatit contre la pierre. Une tourmente d'émotions contradictoires lui ravagea la cervelle.

– Vraiment ?

Emmitouflé dans sa grande cape noire, le dos droit et le visage altier, Alban semblait tout à fait détendu. Il n'avait dégainé aucune arme. Mais la licorne, qui le connaissait trop bien, capta dans une étincelle d'acuité sa posture défensive et ses yeux imperceptiblement plissés.

– Je vais regretter quoi exactement ? Posez vos couteaux à terre. Si j'étais vous, je ne compterais pas sur ce genre de joujoux pour me sauver la mise. Qu'est-ce que vous me voulez ?

Iluth crispa les mâchoires, tout à la fois excédée et pleine d'angoisse. L'homme ressemblait à un molosse, isolé face à une bande de chats sauvages.

Arrête de frimer, crétin d'humain ! Tue-les tout de suite, tu as une chance de les surprendre avant d'être submergé par leur nombre !

Le chef pointa sa lame de poignard vers la face brûlée du chasseur. Un sourire se dessina sur son visage mal rasé et Iluth devina que ses mots allaient être moqueurs.

– On t'a vu au marché, ta tête nous revenait pas. Un dragon t'a pris pour un jouet ?

Pour la première fois, Iluth vit la rage brûler dans les prunelles d'Alban.

– En fait, c'est plutôt moi qui les découpe en morceaux.

Son épée siffla en tranchant l'air devant lui ; les quatre inconnus firent un bond en arrière et Iluth sursauta derrière sa cachette. Le geste d'Alban avait été si vif que personne ne l'avait vu dégainer.

– Je répète ma question. Vous me voulez quoi ?

Il les surplombait, les toisait du haut de sa taille. Vêtu de noir et de bronze, la longue lame de son espadon miroitant sous les feux du soleil et son visage séduisant plein de mépris, le chasseur parut soudain si grandiose à Iluth qu'un frisson d'excitation parcourut son échine. Face à ces hommes d'âge mûr, rustres et basanés, il devenait plus jeune, vigoureux et attirant que jamais. Le cœur de la succube se mit à battre la chamade. Les dernières onces de colère disparurent de son esprit, chassées par le désir qui montait à l'assaut de son ventre. Dans l'espoir de l'endiguer, elle se frotta contre le mur avec la lascivité d'un chat, puis y donna un coup de rein qui érafla son flanc sur toute sa longueur. Mais ce fut vain. Si elle n'avait pas été si avide de voir la suite de la scène, elle aurait pris cet homme sur le champ.

– Écoute, l'étranger.

Le chef prit le temps de baisser son poignard et intima aux autres, d'un geste, de faire de même. L'éclat qui brillait dans ses yeux surprit Iluth ; c'était de l'intelligence, ou peut-être de la malice. Elle tendit l'oreille, oubliant quelques instants son envie dévorante.

– Montre-nous ce que t'as sous ta cape, là, pendu à tes ceintures, et on va te dire pourquoi on a comme qui dirait des envies de te trucider.

L'unique sourcil d'Alban se fronça presque imperceptiblement ; d'un geste vif, il souleva l'un des pans de sa longue cape. Il lui restait deux lièvres, accrochés tête en bas, dont les grands yeux vides fixaient le sol.

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