Chapitre 87

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Déjà brisée par la mort d'Asmodée, la succube avait fermé les paupières très fort pour ne pas voir ce qui allait suivre.

Elles les avait gardées fermées pendant trois longs jours, roulée en boule sur le lit comme une bête blessée, jusqu'à ce qu'Alban, enfin, laisse échapper un gémissement en tressaillant dans son sommeil. Elle avait ouvert les yeux. La lumière avait inondé son être. L'homme étendu près d'elle était vivant ; ses bandages étaient propres – ils étaient changés plusieurs fois par jour – et il sentait bon le vinaigre de vin et diverses effluves végétales.

Elle passa encore deux jours à son chevet. Affamée par ce jeûne trop long, épuisée par l'attente et le chagrin, elle se remit à manger avec l'appétit d'un ogre. Le baron avait veillé à ce que chaque matin, des victuailles soient montées à la chambre pour son mercenaire et ses deux compagnons. Alban ne faisait encore que dormir, traversé de spasmes et haletant de douleur, sans trouver de réel repos ; en revanche, le chat et la licorne mettaient à sac tout ce qu'on voulait bien leur offrir.

Lorsque l'homme se réveilla enfin, la première chose qui se dévoila à lui fut la nuque soyeuse, couverte de boucles échevelées, de son acolyte qui dormait contre lui.

Sans un bruit, sans un mot, il se redressa doucement.

Iluth, tirée de son sommeil ronflotant, se retourna vers lui. Ses prunelles étaient rondes, embrumées de fatigue ; un immense bâillement étira sa bouille toute entière sans qu'elle puisse le retenir. Une ombre de sourire naquit sur les lèvres d'Alban.

Leurs regards se croisèrent, s'entrelacèrent, avant de se nouer plus solidement que des liens. Ils étaient chargés d'épuisement et de douleur ; mais une confiance nouvelle, comme une lueur d'espoir, venait de naître tout au fond d'eux.

Sans mot dire, Iluth désigna le coude mutilé d'un geste de la tête. Sans mot dire, l'homme y porta le regard. La démone observa les émotions se succéder dans ses prunelles ; elle les discerna si bien qu'elle se sentit brièvement comme son âme jumelle, comme si un fragment d'Alban était coincé en elle.

Douleur. Peine. Regret.

Mélancolie.

Et puis soudain, un brin de fierté.

Silencieux, il posa sa main valide sur la chape de bandages. Sur le tissu blanc, elle parut soudain si brune, abîmée par le temps et le soleil, la peau couturée de cicatrices, qu'une étrange émotion s'empara de la succube. Le corps du chasseur tout entier était ainsi dévasté par la vie ; elle le savait bien, elle qui l'avait vu si souvent.

La perte de son membre n'était qu'une balafre de plus. Une laideur parmi d'autres.

Une victoire sur la mort, les êtres infernaux, et le monde tout entier.

À cet instant, la licorne vit très clairement voler en éclats la gangue de peur et de malheur qui l'avait emprisonné pendant des jours.

Le chat noir, recroquevillé contre son flanc en une petite boule de chaleur ronronnante, ses yeux immenses buvant la scène, l'avait sûrement discernée lui aussi.

Alban se détourna d'elle ; il se racla la gorge afin d'en extirper la voix rauque qui avait failli s'y éteindre à jamais. Il réclama à boire et à manger. Le moine de garde bondit sur ses pieds, stupéfié de ce soudain retour à la vie. C'était un homme jeune, inexpérimenté, qui avait vu beaucoup de morts et peu d'êtres assez forts pour en réchapper. Les yeux pleins d'émerveillement, il sustenta son éclopé. Sûr à présent que celui-ci allait survivre, il quitta la chambre en l'assurant de son retour quotidien.

Les hommes étaient comme les bêtes : si l'appétit revenait, l'enfer était déjà loin.

Il fallait à présent qu'Alban reprenne toutes ses forces. Cette seule pensée obsédait la démone. À chaque instant de la nuit et de la journée, elle était près de lui, le veillait en silence de sa présence douce, telle une gardienne muette. Elle avait saisi avec délicatesse, entre les dents, les trois vitraux enfouis dans les paquetages de couvertures et les avait posés sur la table de chevet. Ainsi, le blessé pouvait en discerner l'éclat en permanence. Il s'y abîma d'ailleurs pendant des heures, lisant et relisant son passé inscrit dans les courbes du verre ; comme si, grâce à l'ombre d'Asmodée, il pouvait y décrypter de nouvelles lignes.

De voir son acolyte si dévouée, elle qui venait une nouvelle fois de l'arracher aux griffes de la mort, le chasseur finit d'oublier le trouble qui s'était insidieusement emparé de lui dans les jours précédents.

Il se remit à dévorer comme quatre, pris d'une fringale de vie dont il n'avait plus fait preuve depuis longtemps. Il réclama du vin et de la bière au bout d'un jour ou deux, chercha à se lever de ce lit qui l'emprisonnait depuis trop longtemps à son goût ; mais la licorne lui tombait aussitôt sur le râble – au sens propre aussi bien que figuré – et il se vit forcé de rester alité. Souvent, d'intenses vagues de souffrances le recroquevillaient sur lui-même, haletant, les dents serrées prêtes à se briser ; il glissa à la licorne, en quelques mots douloureux, que son bras disparu lui menait toujours la vie dure.

La succube ne comprit guère comment un membre absent pouvait se changer en fer chauffé à blanc, mais cela importait peu. Une euphorie inextinguible grandissait en elle à la vue de cet homme qui, lentement, reprenait du poil de la bête et redevenait celui qu'elle avait connu dans les heures les plus heureuses de leur complicité. Plus aucune ombre n'embourbait son regard ; un enthousiasme chaleureux se dégageait de toute sa carcasse, pour qui savait voir au-delà de son masque fier et de ses railleries sempiternelles.

La licorne, cependant, gardait une petite crainte au cœur, comme une sale bestiole cachée dans son poitrail ; elle sut qu'il lui faudrait un certain temps pour oser à nouveau se glisser dans les songes d'Alban. L'idée de se retrouver couverte d'aiguillons la révulsait. Et subir encore les rejets du chasseur, lire sur son corps le désir qu'elle lui inspirait et voir dans ses yeux la terreur qui en résultait, aurait fait vaciller le fragile espoir qu'elle sentait enfler entre ses côtes.

Au bout d'une semaine ou peut-être plus – la licorne avait cessé de prêter attention au temps, elle le quantifiait en comptant les repas que prenait Alban et la fréquence des changements de ses bandages – le chasseur décida de quitter la ville.

Il était temps de rentrer chez lui.

La ceinture alourdie de bourses pleines d'écus, le pas à nouveau assuré, le port de tête fier et orgueilleux, l'homme alla présenter ses hommages au baron qui avait employé ses gens à le maintenir en vie. Il en revint habillé comme un prince. Des ceintures larges et damasquinées, pourvues de boucles rutilantes et d'anneaux neufs, avaient remplacé les siennes ; tous ses fourreaux avaient été enluminés de filigranes discrets, une longue cape noire plus souple et plus chaude que la sienne était drapée sur ses épaules et son surcot n'avait plus rien des mailles de chanvre qu'il avait portées jusqu'à présent.

La succube avait craint très fort qu'un nouveau démon ne s'immisce auprès de lui afin de le tuer. Elle ne l'avait pas quitté d'une semelle. Mais nul monstre n'avait arpenté les rues de la ville afin de l'achever ; nulle femelle n'était venue l'alpaguer au coin d'une avenue.

Il était sauf. Et tant que la méfiance d'Iluth le protégerait, il le resterait.

Elle le dévora longuement des yeux tandis que lui, jurant et fulminant, tentait de rassembler ses affaires à l'aide de son seul bras droit.

Le baron avait été jusqu'à lui offrir un superbe licol, aux dimensions réduites et aux lanières vernies clouées à l'or fin, pour la petite tête de la licorne. Celle-ci avait gloussé devant le cadeau pompeux ; Alban l'avait glissé à sa ceinture avec nonchalance, sûr d'en tirer un excellent prix là où ils allaient.

Lorsqu'il fut prêt, son torse puissant chargé de paquets et de rouleaux, les deux compagnons échangèrent un regard entendu avant de franchir d'un même pas le chambranle de la porte.

Ils sortirent de l'auberge, la nuque raide et le menton haut, sous le regard des badauds plus ahuris que jamais. Derrière eux, élégant et furtif sur ses longues pattes noires, le chat aux grands yeux sulfureux se glissait dans leurs ombres afin d'échapper au soleil écrasant.

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