Un déjeuner pas comme les autres
L’intouchable était seul, installé à la même table, et le regardait avec le sourire exaspérant de ceux qui en savent trop. Victor hésita un instant puis posa son plateau en face de lui.
— Vous permettez ? .
Ils se regardèrent pendant quelques secondes, entre gens habitués à comprendre en silence.
— Bienvenue au club ! Je ne pensais pas qu’on vous reverrait si vite. Ça va si mal que ça ?
— Pas à ce point-là mais vous avez raison, je ne suis pas supposé être là. Vous êtes seul ?
— On nous envoie régulièrement dans des recyclages, des formations, mises à niveau et autres bouffonneries que vous préconisez lors de vos mises à mort. C’est dommage, ils auraient apprécié le spectacle. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit le bourreau monter à l’échafaud.
— Et vous ? Je connais votre dossier, vous valez beaucoup mieux que de jouer les ratés.
— Je suppose qu’on me juge irrécupérable. Á la vôtre ! Honnêtement, vous m’épatez. Déjeuner avec moi, je n’aurais jamais cru que vous feriez un truc pareil.
L’intouchable remplit les verres.
— Pour un salaud dans votre genre, on pourrait croire que c’est une preuve de courage mais je pense plutôt que vous n’avez plus rien à perdre. On raconte qu’on vous a attribué un nouveau poste à l’étranger. Il y a pire comme destin. Me ferez-vous l’honneur de partager mon humble repas ?
— C’est bien mon intention. N’allez pas croire que j’éprouve du remords à votre égard et encore moins que je vais exprimer des regrets.
— Je ne vous demande ni regret ni excuses mais je suis sensible à vos appréciations.
L’Intouchable leva son verre et cessa de sourire. Le réfectoire se remplissait peu à peu et Victor sentait le poids des regards.
— Vous ne pouvez pas comprendre … Pas encore. Ne vous en faites pas pour moi, le placard a quelques avantages, on a du temps pour réfléchir et pour chercher. Quand on devient invisible et qu’on justifie sa paie par des activités sans intérêt et des rapports qui finissent à la poubelle, on voit la vie autrement et on a toujours une oreille qui traine. Vous verrez on finit par s’habituer, ce qui n’a rien à voir avec la résignation. On découvre aussi des choses qui devraient rester discrètes…
— Par exemple ?
— Votre infortune comme on dit dans certains milieux. Si vous n’êtes pas déjà au courant, bien entendu. Par contre, vous ne savez peut-être pas depuis combien de temps votre ami Régis vous fait cocu ? Régis, le fidèle, l’inséparable, l’ami de toujours… il y a presqu’un an déjà qu’on les a surpris ensemble. Probablement quand vous étiez en déplacement ou pour une réunion stratégique. Vous ne mangez pas ?
— Je le savais mais il y a des vérités plus difficiles à avaler qu’un plat du jour.
— Nous sommes bien placés pour le savoir… Vous avez pourtant fait le nécessaire pour nous mettre à l’aise quand vous nous avez reçu avec votre ami. Vous avez su trouver des mots réconfortants que nous avons tous apprécié. Ensuite vous êtes rentré chez vous, avec la satisfaction du devoir accompli.
Ils mangèrent un moment en silence, échangeant des regards qu’on aurait pu croire complices. L’intouchable emplit à nouveau les verres.
— Je vois que l’appétit revient. C’est plutôt bon signe. Un gars comme vous a toujours de la ressource. Je me trompe ?
— Non !
— Alors n’en dites pas plus ! Moins on en raconte, plus on a de chances de s’en sortir.
Il leva la tête, surpris. Deux autres intouchables les rejoignirent et la conversation continua entre vieux amis partageant le même sort. Le carré VIP se remplissait dans son dos. Il résista à l’envie de se retourner mais un des nouveaux venus le poussa du coude.
— On ne peut pas dire que vous passez inaperçu. Si vous voyiez leur tronche ! Il y aurait de quoi prendre une photo. Dommage que le Grand Manitou ne soit pas là avec ses larbins, sauf votre respect, mon cher.
Un des nouveaux venus, rescapé d’une pseudo-formation, assumait sans complexe une ressemblance avec Jacques Villeret qui lui valait des surnoms peu flatteurs.
— Vous savez pourquoi les gens comme nous sont gênants ? Parce que nous ne jouons pas le jeu. Nous devrions raser les murs et s’ils pouvaient nous faire bouffer dans une cave, ils le feraient. Heureusement que la boîte à le souci de l’humain. C’est ce que vous m’avez dit il y a quelques mois, vous vous souvenez ? Dans votre placard de luxe, vous pourrez continuer à jouer les petits chefs en attendant le retour en grâce.
— S’il a lieu… Il faudrait que la hiérarchie reconnaisse qu’elle a eu tort… et ce jour-là il fera chaud…
— Vous n’allez pas vous faire plaindre. Nous, tôt ou tard, comme les autres, on va finir par accepter le chèque, au revoir et bon vent.
Victor ne sut que répondre. Son vis-à-vis nettoyait soigneusement son assiette, l’air pensif.
— Vous savez pourquoi on vous accepte à notre table ? Malgré tout ce qu’on vous doit, à vous et à votre fidèle ami ? Parce que de temps en temps, il y a une justice. Mais il y a une autre raison. Je n’arrive pas à vous trouver antipathique.
Il partagea le reste de la bouteille et tous trinquèrent.
—Parce que c‘est votre ami Régis qui vous a savonné la planche, sans doute pour mieux mettre le grappin sur votre épouse modèle. Ou alors il pensait vraiment que vous rêviez de connaitre la Belgique ? Un sacré salaud, pas vrai ? Á la vôtre !
— Et comment le savez-vous ?
— On écoute les conversations, personne ne fait attention à nous.
Victor restait aimable et maitre de lui. Ne jamais montrer le visage de la défaite !
— Vous avez raison pour la justice, je suppose que je n’ai que ce que je mérite. Pour montrer que je ne vous en veux pas, je vais organiser mon pot de départ maintenant avec vous. La cantine a toujours quelques bouteilles de champagne en réserve.
Les intouchables se regardèrent et éclatèrent de rire, faisant se retourner plusieurs tables.
— Vous savez que c’est une vraie déclaration de guerre ? Vos anciens copains en vous quittent pas des yeux.
— Oui, et ça m’amuse beaucoup.
— Alors ça marche ! On va leur en donner pour leur argent.
Lorsqu’ils se séparèrent, Victor lui laissa son numéro de téléphone.
— Quoi qu’il se passe, vous pourrez toujours me joindre …
Le sosie de Villeret secoua la tête, incrédule.
— Ça porte à la tête le champagne ! Même si vouliez, qu’est-ce que vous pourrez faire pour nous depuis votre trou perdu ?
Victor se permit un petit sourire.
— Je ne suis pas encore parti et c’est peut-être moi qui vous rappellerai.
— Ça veut dire quoi ?
— Rien, c’était juste une idée. Bonne chance.
L’intouchable le regarda fixement.
— Je ne sais pas ce que vous mijotez mais vous avez le même regard que mon fils quand il s’apprête à faire une connerie.
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