Le grand départ

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Il referma la porte de ce qui n’était déjà plus son bureau, s’assit un instant pour évacuer les dernières hésitations et vida les tiroirs dont il passa la contenu à la broyeuse. La photo témoin de la famille modèle subit le même sort.

Le couloir était désert. Les autres s’attardaient à table, sans doute avaient-ils grâce à lui un beau sujet de conversation Il retrouva au fond d’un tiroir un vieux C.V où figuraient des compétences que l’Entreprise semblait avoir oublié. Il allait leur rafraichir la mémoire.

Il consulta sa messagerie par curiosité et trouva sans surprise un mail de son hiérarchique qui confirmait sa nomination prochaine à Bruges. Bien entendu, on l’attendait là-bas avec impatience. Ce qui l’attendait aussi, mais le hiérarchique n’avait jugé utile de le préciser, c’étaient des objectifs impossibles à atteindre avec un staff hostile et démotivé. On lui laisserait bien entendu tout le temps nécessaire pour échouer. Il pouvait faire confiance à Régis et à l’Entreprise.

Il imprima le message et le classa dans son portefeuille. Quelqu’un approchait, hésita puis s’éloigna. Il se remit au travail. Désormais rien ne pouvait plus sauver cette bande de salauds. Il en était un mais cette fois, il travaillait pour son compte. La vie jouait parfois de drôles de tours. Il aurait suffi que quelque chose se passe différemment à Marienbad mais le destin s’était moqué de lui en volant pour la deuxième fois la seule femme qu’il ait jamais aimé. La tristesse, le chagrin, les remords peut-être, tout viendrait à son heure. Pour l’instant, rien ne devait troubler son action.

La déferlante avait essayé d’emporter Victor. Elle avait échoué. Il referma sa sacoche sur le peu de choses qu’il voulait garder. Vingt-cinq ans de travail tenaient si peu de place. Il rangea ses clés USB, effaça ses fichiers et se laissa aller contre le dossier du fauteuil. C’était peut-être le seul ami qu’il allait regretter.

Le moment décisif était venu. Il vérifia soigneusement les procédures et régla l’heure de téléchargement. Le compte à rebours commençait. Personne ne pourrait rien lui reprocher, il laissait la place nette pour son successeur.

Dans trente minutes le grand nettoyage commencerait pour tous les ordinateurs de l’Entreprise. C’était bien plus simple que ce qu’il avait imaginé. Á qui la faute si les mots de passe étaient si ridiculement simples ?

Il inspecta une dernière fois ses armoires, baissa les stores, posa en évidence les clés de son bureau et sortit en refermant la porte. Il lui restait une chose à faire qui nécessitait un soin tout particulier. Ce ne fut pas très long.

Arrivé dans le parking, il se recueillit un instant devant la place de parking de Régis, son cher, son irremplaçable ami. La dernière fois qu’il était venu déjeuner à la maison, lui et sa femme avaient été parfaits. Ses enfants aussi. Quelle belle famille ! Il lui avait fait depuis longtemps l’amitié de lui confier le mot de passe secret qui donnait accès aux informations stockées sur le Cloud. Il ne comprendrait pas tout de suite qui avait piraté son code bancaire.

Il s’arracha à sa méditation en entendant une voiture approcher. Il ne fallait pas s’attarder. L’apocalypse allait se déchainer. Le gardien, absorbé dans son journal, leva à peine la tête quand il utilisa son badge pour la dernière fois.

Le GPS remplit son office et il prit la direction du périphérique sans un regard en arrière. Il se glissa dans la circulation avec un sentiment de jubilatoire du devoir accompli. Au premier feu rouge, il éclata d’un rire libérateur. Si sa femme voulait payer le relais château de sa lune de miel, elle découvrirait qu’il avait vidé leur compte. Son chéri aurait du mal à la regarnir. Les conséquences de ce qu’il venait de faire lui paraissaient lointaines, irréelles et environnées de brume. Une seule chose comptait, il partait en vacances. Pour la première fois depuis bien longtemps, il allait droit devant lui sans se préoccuper des conséquences de ses actes.

Il avait peu souvent l’occasion de conduire seul avec une musique de fond relaxante, sans se presser pour aller à un rendez-vous. Au moment où s’ouvrait devant lui la vaste perspective de l’autoroute, il réalisa qu’il n’avait pas éprouvé depuis longtemps une telle sensation de liberté. Son portable enfermé dans la boite à gants vibra à plusieurs reprises au cours de l’après-midi. Il roula jusqu’au moment où il s’arrêta de courir après le soleil.

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