Le meurtre de tout les jours

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Il est dans son lit, lové

dans la main blanche des draps comme

dans le ventre d’un dieu. Son œil, parmi les ombres,

fixe une mouche. Elle se repose près de son oreiller.

Par la fenêtre, quelques fins traits

coupent le noir, rien de plus que des rais.

Tout ce qui s’entend vient

du dehors,

un torrent qui se déverse dans la rue

sur des chevaux noirs tel un grondement qui court.

Tout est fixe en ce moment de l’univers,

entre des soleils qui explosent et des étoiles qui naissent ;

au fond de ce lit,

un petit humain

refuse de sortir.

Il s’appelle

Koustakis,

il s’est réveillé une heure plus tôt,

et n’a pas bougé. L’aube s’est depuis longtemps levée,

il s’était promis de l’accompagner

dans son élan. Il sait qu’il a des choses

à faire,

du travail,

qu’il est en retard sur la journée, mais aujourd’hui,

rien

ne peut l’attirer, car

rien

ne semble en valoir la peine.

Il entend de plus en plus de bruit dehors.

Alors voilà, l’effort lui parait

monstrueux,

une léthargie s’est rependue sur ses membres,

il le sait,

il le sent,

c’est un vieil ami qui le rend visite, un doute qu’il porte

dans son cœur comme un rat

porte la peste et qui fatigue ses projets.

Tout en lui le dit,

il est malade,

il est malade d’une question qu’il pose comme

une prière, à Dieu, au Diable, à un miracle attendu.

Y’a-t-il un sens

à tout cela ?

Aux journées ?

Aux années ?

Pourquoi

se réveiller ?

À quoi bon, tout simplement

à quoi bon !?

Et c’est un signal qu’il jette, un appel

à travers les tréfonds de son être, comme

un phare qu’il installe dans la nuit. Au fond de l’ombre,

enfermé dans son lit,

il attend

le retour

d’une réponse.

Il attendra longtemps.

Il n’y a pas de mouvement en lui,

rien

n’a lieu dans son cœur. La question révèle des gouffres

partout, des cavernes

où ses pensées se perdent.

Toutes les tentatives sont des échecs,

il essaie,

il essaie,

de trouver, de chercher, il fait voyager la question

dans son âme

en quête d’un autel où reposer ses peurs,

quelque part où sacrifier le désespoir,

où ranimer le désir,

l’envie si naïve, comme

celle d’un enfant.

Il croit l’avoir perdu. Vouloir vivre, tout simplement.

Il veut posséder

de la convoitise,

du caprice,

une cupidité

dévorante pour tout ce qui rampe,

tout ce qui marche,

tout ce qui est,

là,

dehors !

Il veut être affamé, comme

un ogre, se jeter, courant dans les rues, comme

une bête qui tremblerait de son propre besoin,

de sa propre vie !

Il veut vivre !

Mais tout s’érode là-dedans, toujours, il en revient,

abattu

et rongé par le vide.

Il porte des trous noirs en lui, voilà le verdict.

Dehors, le bruit s’est calmé,

c’est une heure où les gens s’arrêtent pour manger.

La mouche se frotte les mains.

Les rais de lumière se sont déplacés,

elles tombent

sur le visage de Koustakis.

Tout cela est

un grand naufrage. Tant de choses à faire, il dérive

sur ce lit de la méduse, perdu

sur un grand océan.

Il attend la fin du monde en écoutant,

dans la rue, ce qui cavale

comme une eau qui dévale

la montagne. La mouche s’étire,

se lève,

enfin se déploie dans l’air et va buter contre la fenêtre.

s’écarte et s’écrase,

vrombit et reprend la charge

contre l’air qui la repousse,

contre qui elle revient encore

et elle se jette

et elle se jette

et ses ailes jettent des ombres dans la chambre.

Koustakis se retourne dans son lit.

Au-dessus d’un évier,

de grosses gouttes se forment

sur le bout d’un museau.

Il entend les draps qui se lèvent

qui tombent,

habités d’un souffle,

portés par un battement.

Il entend l’électricité qui campe dans ses murs,

qui flux

et reflux

dans les fils, de maison en maison,

qui s’absente, qui revient, qui bondit

et attend.

Il entend sur le toit

des pigeons qui bivouaquent,

qui se concertent, se battent et font un concile

de leur cri.

Il se relève, et s’appuie sur un bras. Il entend

les fenêtres qui crissent contre le vent, et derrière,

un grand fleuve qui court. Il entend

le monde, tout au loin,

qui grandit

autour de lui.

En Koustakis, l’âme remue,

elle commence à tourner lentement, comme

une brume que le vent attrape. Il est maintenant assis,

les bras cerclant ses jambes. À nouveau, il pose

sa question, lance

un signal.

À quoi bon ?

Et peu à peu,

au fond de lui,

quelque chose lui répond.

C’est d’abord une larme qui coule comme la honte,

sortant d’un œil fou de douleur.

C’est d’abord la ruine des heures que l’on recompte,

la vie que l’on a eu si peur

de vivre ; c’est un néant qui cache les tréfonds

où l’Homme source tout son cœur.

Vois, Koustakis ! C’est là l’âme qui remonte.

Et c’est la mouche qui tombe,

morte, dans sa main.

Il est prit d’un élan, quelque part

un mouvement lève sa peau. Un accident

l’embrase et

l’embrasse comme

le souffle d’un Dieu. Il a de la pensée

qui fuse, de l’espoir

qui monte. Dans sa main, une mouche.

Il sait alors,

il va mourir.

Et c’est tout en lui qui se déchaine.

Il est colère,

il est joie,

il est homme,

finit,

d’un lieu

finit. Son temps marche,

le monde suit, au-delà de l’ombre.

Le vent rafale,

l’électricité saute,

les oiseaux s’envolent, et Koustakis

jette son ombre sur les murs,

tout s’imbrique dans la mort,

tout s’emmêle avec la vie.

À quoi bon ? Non,

il y a des gens qui l’attendent, il reste des choses

à faire, des mondes

à voir. Il faut vivre,

c’est la seule conclusion de l’existence,

il faut vivre

et prouver que l’on a vécu.

Koustakis s’est levé, il marche.

Il marche.

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