Vich-Tori

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La gemme jaune est une pierre magique permettant à son utilisateur d’invoquer tout objet non vivant à condition qu’il l'ait créé lui-même. Certains objets peuvent être imprégnés de la magie existant dans le monde. Le plus grand utilisateur de cette gemme fut Cartole Toladriam, fondateur de l’empire de Drakonia. Avec ses armes, il pouvait pourfendre n’importe quelle roche.

Extrait de L’encyclopédie de la Magie par les sorcières de Gorgoline

Aztila était en train de préparer ses affaires, vêtements de rechange, nourriture, armes, appareils de recherche. Chaque geste était empreint d’une urgence palpable, tout en s’efforçant de ne rien oublier. Pendant ce temps, sa femme se reposait paisiblement dans le grand lit, ignorant le combat incessant qui agitait l’âme de son mari. Bientôt, il partirait vers l’inconnu sachant bien qu’il n’allait jamais la revoir. L’idée de cet adieu plongeait son cœur dans une affreuse douleur.

De son domicile, il marcha à travers les arbres sur les ponts qui les reliaient l'un à l'autre. Il descendit le grand escalier pour se retrouver les pieds au sol. Les herbes glissaient sous ses sandales, chatouillant ses vieux pieds.

Cet homme devait être âgé d’une soixante dizaine d’années, un âge avancé qui lui avait permis de rejoindre le conseil des Anciens il y a quelques années. Ses cheveux gris étaient recouverts par un bandana rouge lui permettant de voir les paysages à travers ses sombres yeux noirs. Sa peau, toute fripée lui donnait l’air d’un vieux sage. Ne sachant pas ce qui lui attendait à l’extérieur de la forêt, il avait mis son banjo pour se protéger du froid. Le vieil homme n’avait connu que son village. Aztila n'avait généralement qu'une jupe traditionnelle, mais cette fois-ci, il avait choisi un pantalon par crainte de l'étranger. L’ancien avait également apporté un bouclier et son macuahuitl. Sa bague de mariage était toujours sur son annulaire gauche. Pour le vieux sage, c’était le symbole que sa femme était toujours auprès de lui.

Le vieil homme s’était maintenant engouffré en plein cœur de la forêt, ce dirigeant vers ce monde qu’il n’avait jamais vu, mais qu’il rêvait de découvrir. Soudain, un frisson d’appréhension glaça son sang alors qu’il perçut des bruits furtifs derrière lui, comme si les arbres eux-mêmes chuchotaient des avertissements. L’ancien se mit à courir sans regarder, qui ou quoi, le suivait. Son âge le ralentissait, il n’avait presque plus de force dans ses jambes. Il essayait d’aller le plus vite possible, se heurtant aux obstacles naturels qui semblaient conspirer pour le retenir dans les entrailles de la forêt.

À bout de souffle, le vieillard se retrouva dans une plaine remplie de longues herbes. Plus loin, une grande infrastructure en bois cachait une partie du paysage. Aztila compris que cela représentait tout ce qu’il avait vu dans les vieux livres. Il s’apprêta à faire un pas dans les herbes quand un homme habillé étrangement l’arrêta. L’inconnu portait un grand chapeau étrange sur la tête, avec une tenue recouvrant tout son corps. L’ancien se dit qu’il devait avoir vraiment chaud habillé de la sorte.

— Bonjour monsieur, essaya-t-il de prononcer, désolé de vous déranger, mais qu’est-ce que ce drôle bâtiment en bois là-bas ? Je ne comprends pas, c’est tellement grand pour un vieillard comme moi.

L’homme aboya des mots dans une langue inconnue. Aztila ne comprenait pas ce qu’il disait, mais il savait qu’il n’était pas censé être ici. Il s’apprêta à retourner dans sa forêt quand un autre homme armé l’arrêta.

— Ce n’est pas vrai…, balbutiât-t-il.

C’était dans cette dense forêt d’Erminnad, épaisse et dangereuse, qu'Elendio Nelson, répétant sans cesse qu’il allait être en retard, courait à vive allure, les feuilles s'accrochant à ses jambes une à une. Après la chasse, il sentait qu'il risquait d'arriver trop tard à la cérémonie. Un jaguar galopait à ses côtés. Sa lance ornée de plumes vacillait entre les arbres. Dans sa course, il perdit sa couronne de plumes en chemin. La jupe sobre d’Elendio voltigeait à chacun de ses pas, tandis que son haut en métal rouillé, qui s’arrêtait au-dessus de son torse, manquait de tomber à plusieurs reprises.

— Je vais être en retard, se disait-il, en passant la main dans ses cheveux noirs tout en continuant de courir.

Elendio sauta sur la branche d’un arbre, suivi du jaguar qui escaladait avec une agilité étonnante. En montant de plus en plus haut, le jeune garçon aperçut les grandes cascades qui se déversaient au fond d’un immense cratère, une merveille à ses yeux.

De l’autre côté se dressait le grand temple de la déesse Vixchell. Plus près, dissimulé parmi les arbres, se trouvait le village de Vich-Tori. Mais ce n'était pas le moment de contempler le paysage. Le jeune homme devait absolument retourner au village, et vite.

— Donne-moi ta vitesse, noble animal, implora-t-il en se mettant à genoux devant le jaguar.

L'animal accepta sa demande et permit à Elendio de le chevaucher. D’un bond, le jaguar sauta sur un autre arbre avec une rapidité qu'Elendio n'aurait jamais pu atteindre seul. Ensemble, ils traversèrent la forêt, arrivant en un rien de temps au grand escalier menant à Vich-Tori.

— Merci, noble animal, dit Elendio en posant la main sur la tête du jaguar.

L'animal partit, et Elendio monta vers le village, ignorant le regard mauvais que lui lança le gardien armé d'une lance.

Elendio Nelson courait à travers le village, esquivant les regards méfiants des habitants. Il traversait les ruelles bordées de maisons colorées, espérant que l'heure ne fût pas encore passée. Au loin, il aperçut les autres jeunes se rassembler. D’un bond, Elendio les rejoignit juste à temps avant l’arrivée du commandant.

— Où étais-tu passé ? chuchota Isabella Chasca à côté de lui.

— J’étais parti chasser, répondit Elendio, attirant les regards des autres.

Ce jour-là était un grand jour pour le jeune Nelson, qui allait enfin pouvoir trouver sa place à Vich-Tori.

Vich-Tori était le dernier village existant dans ce monde. Il se situait en plein cœur de la forêt d’Erminnad en raison de la chaleur épouvantable qu’il faisait à l’extérieur. Il y a des centaines d’années, la déesse de la vie, Vixchell, créa ces bois résistants à la chaleur du soleil pour permettre aux survivants de continuer à vivre. À cette époque, personne ne savait vraiment ce qu'était devenu le reste de la population sur Terre. Les habitations se trouvaient principalement dans les arbres, car la terre ferme était peuplée de nombreux animaux, chacun plus dangereux que le précédent. Les deux mille survivants vivaient ainsi en prospérité, à l'abri de tout danger.

Ce village était dirigé par la cheffe Minera Tornor, une femme connue pour être froide mais juste. Le pouvoir se transmettait de génération en génération depuis des siècles à la famille Tornor, fondatrice de ce village. À un âge avancé, le chef actuel devait prendre sa retraite pour laisser le pouvoir à son premier enfant, qui dirigerait Vich-Tori jusqu'à être trop vieux, lui aussi.

L’autorité politique était divisée. Tous les dix-sept ans, le peuple élisait dix-sept personnes ayant assez d'expérience pour exercer une fonction, formant ainsi le Conseil des Anciens. Chaque habitant rêvait de rejoindre un jour le conseil, la plus haute distinction possible, pour diriger le dernier peuple de l’humanité.

Les habitants de Vich-Tori se ressemblaient tous plus ou moins. Leur peau était très bronzée, et ils avaient souvent de longs cheveux noirs et des yeux de la même couleur. Leur taille ne dépassait jamais un mètre soixante-cinq, leur vie arboricole les ayant progressivement rapetissés. Enfin, « jamais » n’était pas le mot juste, car l’un d’eux était différent.

Elendio se distinguait par une peau plus claire, bien que toujours bronzée, et des yeux bleus rappelant la couleur de l'eau. Ses cheveux noirs et ondulés lui permettaient de se fondre dans la foule, jusqu'à sa puberté, où il dépassa la moyenne des habitants de dix centimètres, sa croissance n’étant pas achevée. Cette grande taille attira l'attention d'Aztila, l'Ancien des découvertes, qui s'exclama avec enthousiasme : « Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi grand et singulier que toi. Tu pourrais contribuer à de grandes avancées pour l'humanité ! »

En réalité, l’Ancien mentait. Ce n’était pas la première fois qu'il rencontrait un tel individu. La mère d’Elendio lui avait toujours dit qu’il tenait sa différence de son père, Braden. Il avait aussi hérité de son étrange nom de famille : Nelson...

À ce qu’on racontait, cet homme (qu’il avait très peu vu) était le plus grand du monde et avait une peau si claire que tous les habitants pensaient qu’il était constamment malade. Ses cheveux bouclés et bruns, ainsi que ses grands yeux bleus, étaient d’une teinte très claire. Elendio se disait souvent qu’il avait eu de la chance de ne pas avoir hérité de ces attributs. Sinon, tout le monde l’aurait pris pour un monstre.

Cet homme, Braden Nelson, avait été retrouvé évanoui et recouvert de blessures en plein cœur d’Erminnad par des chasseurs. Ils le ramenèrent au village en espérant retrouver ses proches, mais personne ne le connaissait. C’était comme s’il venait d’un lieu complètement différent de Vich-Tori. L’inconnu ne se souvenait de rien. Son médecin, Ameyal Nahuati, une très jolie femme Vich-Torienne, tenta de lui faire retrouver la mémoire, mais l’homme restait dans l’ignorance. Sa délicatesse fit tomber Nelson sous son charme, et il n’hésita pas à tenter de la séduire. Au début, Ameyal le repoussait, mais peu à peu, elle tomba amoureuse de son esprit. Ils formèrent un beau couple qui amusait beaucoup en raison de leur grande différence de taille. L’homme s’installa dans le village et devint chasseur. Un an après son arrivée, il épousa son amante et, deux ans plus tard, un petit garçon hors du commun naquit. Ils l’appelèrent Elendio Nelson. Tous trois menaient une vie de famille joyeuse jusqu’aux quatre ans du petit, moment où Braden Nelson disparut sans laisser de trace. Depuis ce jour, plus personne ne le vit et tous pensaient qu’il était mort. Tous, sauf un.

Elendio était debout, droit, prêt à recevoir les ordres de son commandant. C’était son premier jour en tant qu’aspirant guerrier. Il avait eu seize ans il y a quelques mois, un âge qu’il attendait depuis des années pour pouvoir rejoindre l’armée. Son but était de monter en grade afin de retrouver un jour son père, persuadé qu’il était toujours en vie. Il se disait que la cheffe du village devait savoir quelque chose.

Le jeune homme n’avait pas l’intention de se faire devancer par les six autres aspirants. Peu de monde rejoignait l’armée, la majorité des Vich-Toriens estimant que les guerriers ne servaient pas à grand-chose, et ce n’était pas faux. L’événement le plus grave survenu ces dernières années avait été une querelle entre la famille Patli et la famille Chicahua pour le partage d’un bout de ferme. Heureusement que quelqu’un était intervenu, sinon cela aurait été sanglant.

Chacun d’eux devait se présenter devant le commandant. Elendio décida de passer en premier.

— Je m’appelle Elendio Nelson, je viens de la partie est du village ! cria-t-il au garde-à-vous. Si je souhaite rejoindre l’armée Vich-Torienne, c’est pour mettre ma force au service de l’humanité !

— Bien, le géant, répliqua le commandant Huayna Capac. Voici un bon guerrier qui voit en grand ! Au suivant !

Huayna Capac était le chef de l’armée Vich-Torienne. Rêvant d’une vie paisible, il avait décidé de rejoindre l’armée. Malheureusement pour lui, il fut contraint de participer au drame de la famille Cuxum, dans lequel le fils aîné, Hunahpu, avait massacré son frère Ixbalanque il y a une cinquantaine d’années. Huayna avait été désigné pour gérer l’affaire, qui tomba dans l’oubli des années plus tard. Personne ne remarqua qu’il avait arrêté le plus grand meurtrier de Vich-Tori, mais l’ancien chef décida de le nommer commandant de l’armée. Ce prix honorifique lui permit de mener une vie paisible pendant de nombreuses années. Quant au meurtrier, il disparut en prison pour des travaux forcés – même les dieux ne voulaient pas de lui.

— Je m’appelle Isabella Chasca, je viens pour la même raison que l’aspirant Nelson.

Isabella Chasca était une jeune fille de bonne famille Vich-Torienne qui avait décidé, après l’avoir rencontré, de suivre Elendio partout. Elle possédait les traits typiques correspondant aux critères de beauté des femmes Vich-Toriennes. Sa famille jouissait d’une grande réputation, car sa grand-mère, Mayana Chasca, était l’une des membres des Anciens. Elle avait de longs cheveux noirs, souvent attachés en tresse, qui plaisaient à de nombreux garçons. Isabella essayait fréquemment de suivre la mode du pays, portant un petit haut découvrant son ventre légèrement arrondi et dissimulant sa poitrine dont elle était fière. Ce jour-là, elle avait choisi de revêtir l’armure que son père, Tlaloc Chasca, métallurgiste, lui avait fabriquée.

Isabella ne s’était jamais sentie à l’aise avec les autres enfants de bonne famille. Elle les trouvait ennuyeux et hypocrites. Leurs centres d’intérêts différaient des siens, et ils jugeaient sa passion pour les fleurs étrange. Un jour, à sept ans, elle vit un garçon à terre, battu par plusieurs enfants de son âge : c’était Elendio. Elle avait entendu parler de lui à cause de son apparence singulière, mais ne l’avait jamais rencontré. En le voyant allongé, elle tomba sous le charme de son teint clair et de son esprit d’aventurier. Elle se promit alors de le suivre et de l’aider à retrouver son père.

Tous deux étaient devenus les meilleurs amis du monde, même si la Vich-Torienne espérait qu’ils deviendraient bien plus, un jour.

— C’est bien, jeune fille, affirma M. Capac. Si tu es prête à suivre le géant, tu pourras suivre les ordres de Minera Tornor ! Au suivant !

Les six autres se présentèrent à leur tour, se faisant rabaisser par le commandant. Elendio, lui, ne les écoutait que d’une oreille, trop absorbé par son enthousiasme. Il était déjà en train d’élaborer un plan pour gagner les faveurs d’Huayna Capac.

Après ces présentations, le commandant leur fit faire le tour de la base militaire. Peu de monde y travaillait, car la plupart considérait ce métier comme inutile. Tout en menant la visite, le guerrier expliqua, avec lassitude, le fonctionnement de l’armée Vich-Torienne. Les jeunes recrues seraient affectées par groupes de deux et chargées de patrouiller toute la journée dans différents quartiers du village. La perspective ne réjouissait guère Elendio, qui savait que ce genre de tâche risquait vite de l’exaspérer. Pourtant, il n’avait pas d’autre choix que d’accepter.

À la fin de la visite, Huayna leur demanda de se mettre par deux. Il ne comptait pas imposer les équipes, ce qui arrangeait bien le jeune Nelson. Sans hésiter, il se tourna vers son amie de toujours, Isabella.

Une fois de retour chez lui, Elendio se précipita vers sa mère, qui était en train de préparer à manger.

Ameyal Nahuati était restée la même. Sa grâce naturelle ne l’avait jamais quittée, et tous les hommes du village la désiraient pour épouse. À l’approche de la quarantaine, elle ne portait presque aucune ride et paraissait toujours avoir trente ans.

Le jeune garçon respectait profondément sa mère. Il l’aimait énormément, sauf lorsqu’elle lui faisait des reproches. Dans ces moments-là, il disait qu’elle était plus effrayante que les monstres des légendes.

Malgré cela, il la trouvait incroyablement courageuse. Après la disparition de son père, elle s’était occupée seule de lui, travaillant avec acharnement tout en rentrant aussi tôt que possible pour veiller sur son fils. Ameyal l’avait toujours soutenu lorsqu’il était insulté ou frappé par les autres à cause de sa différence. À chaque fois, elle l’encourageait dans tous ses projets, même les plus farfelus. Pour lui, c’était la meilleure mère qu’un enfant puisse avoir.

— Bonjour, maman, dit Elendio. Je t’ai rapporté du poulet.

— Bonjour, mon grand, répondit la femme. Tu peux le déposer sur la table. Alors, ta première journée, comment s’est-elle passée ?

Elle s’arrêta dans ses gestes pour se concentrer sur son fils. À côté de lui, la Vich-Torienne paraissait vraiment petite.

— Oui, ça va, c’était plutôt sympa. Mais j’ai l’impression que mes premières journées vont être ennuyeuses.

— Je te l’avais dit, mon fils, souffla-t-elle. Ici, il ne se passe pas grand-chose. Même en montant en grade, tu continueras à t’ennuyer. Tu n’as pas choisi le métier le plus palpitant.

— Je le sais, mais je ne vois pas d’autre moyen de retrouver papa. Je me dis que, peut-être, en consultant les dossiers des soldats, je pourrais obtenir des informations sur lui. Ils sont bien partis à sa recherche, non ?

Sa mère hocha la tête tout en coupant les légumes. Leur maison, située à la sortie du village, n’était pas très grande, mais suffisait pour deux personnes. L’intérieur regorgeait d’objets étranges. Ameyal disait qu’ils appartenaient à Braden Nelson, qui les avait laissés là pour se souvenir de son passé. Ils étaient restés après sa disparition. L’un d’eux ressemblait à un long tube : lorsqu’on regardait à l’intérieur, les objets paraissaient plus grands que ce que l’œil humain pouvait voir. Il y avait aussi une sorte de boîtier qui, une fois ouvert, révélait deux aiguilles, dont l’une pointait toujours vers un grand N. Plusieurs fois, Elendio avait eu envie de suivre cette aiguille pour voir où elle menait, mais il n’avait jamais osé.

— Tu crois que je n’ai jamais essayé ? rétorqua sa mère. Ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient rien me révéler. Il a dû faire quelque chose de grave pour que la justice refuse de me donner la moindre information. Ils ne voulaient sûrement pas que j’aie le cœur brisé.

Elle marqua une pause, puis soupira.

— Tu sais quoi, mon garçon ? Puisque tu sembles si déterminé, je vais te révéler un secret que mon mari m’a confié avant de partir. Assieds-toi, s’il te plaît.

Elendio obéit. Sa mère le rejoignit à table, assise en face de lui, avant de commencer son récit.

— Et dire que je m’étais promis de ne jamais t’en parler, pour éviter que tu ne commettes la même erreur que ton père… Bon, tant pis. La veille de sa disparition, Braden avait fait un cauchemar terrible qui l’avait mis en larmes. Il m’a raconté que nous n’étions pas seuls au monde, qu’il avait, lui aussi, des proches de l’autre côté de l’océan.

— C’est quoi, l’océan ? demanda le jeune homme.

— C’est une immense étendue d’eau qui recouvre les trois quarts de la Terre, répondit sa mère. Mais ne m’interromps pas, s’il te plaît. Enfin… c’est ce qu’il m’a dit. Je ne le croyais pas, mais lui, il en était convaincu. Après ça, il répétait qu’il devait quitter cet endroit parce que le chef nous mentait et qu’il avait des choses importantes à accomplir. Je lui ai dit que c’était de la folie, qu’il avait un fils à élever et une femme qui l’aimait. Il ne voulait rien entendre. Il n’arrêtait pas de dire qu’il était un explorateur, un… « parite », ou quelque chose comme ça.

Elle s’arrêta un instant pour chercher ses mots, puis reprit.

— Cette nuit-là, tu t’étais réveillé encore fatigué, alors je suis allée te recoucher avant de me mettre au lit. Mais, au matin, Braden avait disparu.

Ameyal prit une profonde inspiration. Elle savait que ces révélations risquaient d’encourager son fils à suivre la même voie que son père. Pourtant, elle ne pouvait pas lui mentir éternellement.

— Je ne sais pas s’il avait raison, mais je ne veux pas perdre mon fils, aussi. Alors, je t’en supplie, ne suis pas ses traces. Je t’aime, mon garçon, plus que tout au monde. Promets-moi que tu ne feras rien d’insensé.

— Je ne peux rien te promettre, maman, murmura Elendio en baissant les yeux. Mais sache que je serai toujours à tes côtés.

Sur ces mots, il enlaça sa mère, qui se mit à pleurer. Il ferait tout pour la protéger et la rendre heureuse.

Ameyal Nahuati, quant à elle, connaissait les conséquences que pourrait avoir cette conversation. Peut-être, à cause de cela, ne reverrait-elle plus jamais son fils bien-aimé…

Les premiers jours de travail d’Elendio et d’Isabella furent les plus longs qu’ils aient jamais connus de toute leur vie. Cela faisait maintenant deux semaines qu’ils avaient rejoint l’armée Vich-Torienne, et ils patrouillaient encore dans la même partie du village. Ils la connaissaient par cœur. La chose la plus passionnante qu’ils avaient faite jusqu’alors était de chasser des oiseaux qui tentaient de manger des poussins. Leurs journées se résumaient à aider ceux qui en avaient besoin, le plus souvent des vieilles femmes. Plusieurs fois, Elendio dut porter une grand-mère pour l’emmener à un endroit précis. Le jeune homme appréciait cela, car, bien souvent, il recevait de petites sucreries en récompense.

Le village était uniforme d’un quartier à l’autre. Les maisons y étaient simples et peu grandes, bâties sur des branches. Pour circuler, des ponts reliaient les arbres entre eux. De petites places avaient été créées au pied des arbres, soutenues par de grands pieux en bois ancrés dans le sol, permettant les rassemblements. Au loin, en levant les yeux vers le ciel, la population pouvait apercevoir le grand temple érigé en l’honneur de la déesse de la vie, Vixchell. Celui-ci dépassait la cime des arbres. C’était lors des rituels religieux que les villageois touchaient le sol, participant à un sacrifice à chaque nouvelle pleine lune.

Elendio et Isabella passèrent devant la salle des Anciens, comme à leur habitude. Cette fois-ci, elle était ouverte, chose rare. Seize vieillards étaient assis en cercle, mais l’un d’eux manquait à l’appel : Aztila était absent. C’était étrange, car il était toujours le premier à arriver. La salle était sobre : un grand tapis et quelques coussins disposés autour. Rien de plus. Le commandant Huayna Capac se tenait debout au centre, probablement en train de faire son rapport hebdomadaire. Il surprit les jeunes en train d’observer la scène et referma aussitôt les rideaux.

— Tu ne trouves pas ça bizarre qu’Aztila soit absent aujourd’hui ? D’habitude, il est toujours là, demanda Elendio à son amie, intrigué.

— Si, un peu, mais il doit juste être malade. Il n’est plus tout jeune, tu sais.

Peu après, l’Ancien des sciences, Prolaro, les rejoignit dehors. C’était un vieil homme qui, selon Elendio, n’allait pas tarder à finir six pieds sous terre. Autrefois, les vieilles dames racontaient qu’il avait une chevelure si magnifique que toutes les femmes tombaient amoureuses de lui. Pourtant, il avait épousé une femme jugée peu attirante par beaucoup, Emina Tuati, renommée Prolaro.

Malgré ces rumeurs, Elendio ne voyait en lui qu’un vieillard fatigué. Ses nombreux tatouages traditionnels, recouvrant même son visage, accentuaient son air austère. Sa tenue n’arrangeait rien : un banjo traditionnel, à l’allure d’un tapis délavé, recouvrait son corps, et une couronne de feuilles multicolores sur sa tête lui ajoutait bien dix centimètres de hauteur.

— Désolé pour le comportement du commandant, commença-t-il, mais... Il hésita un instant avant de poursuivre : disons que l’un des nôtres a disparu depuis quelques jours...

— Vous parlez d’Aztila ? le coupa Elendio, enthousiaste.

Prolaro lui lança un regard sombre. Il n’aimait pas être interrompu.

— Oui, c’est bien lui. Mais évite de me couper la parole la prochaine fois, jeune homme.

— Pardon, excusez-moi...

— Je ne devrais sans doute pas vous dire cela, mais, de toute façon, les nouvelles circulent vite. On suppose qu’il est parti de son plein gré, comme ton père, jeune Nelson. (Tout le monde savait qu’Elendio était le fils de Braden Nelson en raison de ses traits physiques distinctifs.) Certains le considèrent déjà comme un traître. Sa femme affirmait qu’il était devenu bizarre, qu’il perdait la raison. Pour l’instant, l’armée ne sait pas quoi en penser, et cette affaire risque bien de tomber dans l’oubli, comme celle de ton père. Bref, vous savez tout maintenant, même si vous n’avez rien demandé. Demain, le village sera sens dessus dessous. Bonne continuation, les jeunes, j’ai à faire.

Sur ces mots, l’Ancien s’éloigna, laissant Elendio et Isabella dans un silence perplexe.

Elendio le rompit en s’écriant :

— Par les dieux ! Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Et pourquoi le vieux nous raconte-t-il ça ?

— Je n’en sais rien, répondit Isabella. Mais, dans tous les cas, cette histoire va tomber dans l’oubli, il l’a dit lui-même. Pourtant, je ne comprends pas pourquoi il nous en a parlé... Peut-être qu’il veut qu’on se mette à la recherche d’Aztila nous-mêmes. Le gouvernement n’a pas l’air de vouloir lever le petit doigt pour résoudre cette affaire. Il se passe vraiment des choses bizarres, tu ne trouves pas ?

— Oui, je suis d’accord. Et cette histoire ressemble tellement à celle de mon père... Probablement qu’en enquêtant dessus, je pourrais trouver des réponses à mes questions. Isabella, tu veux bien m’aider ?

Elendio se tourna vers son amie avec son habituel sourire d’idiot. Isabella savait qu’il préparait un mauvais coup. Elle acquiesça d’un signe de tête. Les jeunes guerriers allaient percer les secrets de cette affaire.

Pour commencer leur enquête, Isabella et Elendio décidèrent d’interroger le commandant Huayna Capac le jour suivant. Celui-ci était installé à son bureau, occupé à régler plusieurs affaires administratives. Elendio n’avait jamais vraiment prêté attention à l’apparence du guerrier, mais en le voyant assis, il comprit que cet homme n’était qu’un opportuniste cherchant à se faire bien voir par la cheffe. Il avait le visage typique d’un Vich-Torien, avec une barbe qui commençait à grisonner. Ce n’était pas quelqu’un de très athlétique : il avait plus de graisse que de muscle. Certes, il était grand pour un Vich-Torien, mais il restait loin d’atteindre la taille d’Elendio.

Lorsque les aspirants entrèrent dans son bureau, Huayna les toisa d’un mauvais œil, leur faisant comprendre qu’ils le dérangeaient. Elendio fit un pas en avant et prit la parole :

— Excusez-moi, mon commandant, de vous déranger, mais j’aimerais vous parler.

M. Capac émit un léger grognement, signe qu’il écoutait.

— Hier, nous avons entendu parler de la disparition de l’Ancien Aztila. Nous aimerions comprendre ce qui s’est réellement passé.

— Je n’ai rien à vous dire. Cette affaire ne vous concerne pas. Sortez d’ici, déclara enfin le guerrier.

« Quelle amabilité… » pensa Elendio avec ironie.

— Mais, mon commandant, insista Isabella, en tant qu’aspirants guerriers, il est normal que nous nous préoccupions des malheurs qui frappent les habitants du village.

— La seule chose que vous devez savoir, c’est qu’Aztila est parti de son plein gré. C’était sa propre décision et il a dû en subir les conséquences. De toute façon, ce n’était qu’un vieux fou qui racontait n’importe quoi sur le monde extérieur.

— Quel genre de choses ? demanda Elendio avec curiosité.

— Cela ne vous regarde pas. Maintenant, partez !

Les jeunes aspirants furent déçus par cette entrevue expéditive, qui ne leur avait rien apporté. Ils comprirent qu’ils ne pouvaient pas compter sur ceux qui géraient ce type d’affaires pour obtenir des réponses. Elendio ne voyait qu’une seule solution : s’adresser à la personne qui connaissait le mieux Aztila, sa femme. Le lendemain, ils iraient la voir pour tenter d’en apprendre davantage.

Elendio et Isabella se tenaient devant la maison de la famille Aztila. Il s’agissait d’une grande demeure située en plein cœur du village, ornée de couleurs vives et de motifs traditionnels. Les deux jeunes toquèrent à la porte, mais personne ne répondit. Une minute plus tard, une vieille dame apparut sur le seuil. Elle semblait fatiguée et triste, et il était évident qu’elle ne s’était pas occupée de ses cheveux depuis plusieurs jours.

Isabella pensa que si cette femme prenait plus soin d’elle, elle pourrait dégager l’aura imposante que possèdent certaines vieilles dames. Bien sûr, elle se garda cette remarque pour elle.

Elendio fit un pas en avant et se chargea des présentations :

— Bonjour, madame Aztila ?

La femme acquiesça d’un mouvement de tête.

— Je me présente : je suis Elendio Nelson, et voici mon amie Isabella Chasca. Nous sommes tous deux aspirants guerriers, prêts à donner notre vie pour la survie de l’humanité. Nous avons récemment appris la disparition de votre mari et souhaitons enquêter à ce sujet. Accepteriez-vous de répondre à quelques-unes de nos questions ?

La vieille dame dévisagea Elendio avec méfiance avant de tourner son regard vers Isabella. Elle reconnut immédiatement Tlaloc, qu’elle connaissait bien, car il fournissait du métal à son mari. Sans un mot, elle les fit entrer. Les deux amis échangèrent un regard intrigué avant de la suivre.

Mayahuel Aztila se dirigea vers la cour pour aller chercher du thé, tandis qu’Elendio et Isabella attendaient dans la pièce principale, un peu gênés. L’atmosphère de la maison était chaleureuse. De nombreuses tapisseries aux motifs variés décoraient les murs, tandis qu’un grand tapis rayé recouvrait le sol. Les deux jeunes étaient assis sur un canapé assorti aux tapis, aux teintes chaudes, agrémentées de touches de blanc.

Près de la cheminée, qui masquait un escalier menant à l’étage, se trouvait une bibliothèque singulière, remplie de gros ouvrages, certains écrits dans une langue inconnue. Intrigué, Elendio se leva pour en examiner un, mais ne parvint pas à comprendre ce qui y était écrit.

— Toi non plus, tu n’arrives pas à comprendre ?

Madame Aztila venait de revenir, portant un plateau sur lequel reposaient trois bols de thé et une feuille d’agave.

— D’où viennent tous ces livres étranges ? demanda Elendio.

— Ils appartenaient à mon mari. Il les a trouvés lors de ses promenades en forêt. Au début, lui non plus ne comprenait pas leur contenu, mais avec le temps, il a appris à les lire et à en comprendre la langue. Il m’avait dit que sur celui-ci était inscrit L’Art de la Navigation.

— La navigation ? Qu’est-ce que c’est ? s’étonna Isabella.

— Allez savoir, jeune fille… Mais tout cela fascinait mon mari. Maintenant, dites-moi, quelles questions souhaitez-vous me poser ?

Elendio prit la parole :

— Madame, avez-vous remarqué un changement dans le comportement d’Aztila avant sa disparition ?

Mayahuel prit une grande inspiration et but une gorgée de son thé.

— Mon mari a toujours pensé différemment des autres. C’est ce qui m’a plu chez lui. Il était bien plus avancé que la plupart des habitants du pays. Il inventait toutes sortes d’objets étranges et tenait des propos peu communs. Il disait que la population Vich-Torienne n’était pas la seule à exister dans ce monde.

Ces paroles surprirent Elendio, qui se remémora ce que sa mère lui avait confié quelques jours plus tôt au sujet de son père.

— Bien sûr, personne ne le croyait, moi comprise, poursuivit Mayahuel. Mais il était obstiné, déterminé à quitter cet endroit pour explorer le monde extérieur. Quand il en parlait au conseil des Anciens, tout le monde se moquait de lui. Ses propos ne plaisaient pas à notre cheffe, Minera Tornor, qui l’avait mis en garde à plusieurs reprises. Et je vais vous dire ce que je pense de tout ça… Cette affaire n’est pas une simple disparition d’un homme considéré comme fou. C’est un meurtre politique. Le gouvernement veut sûrement nous cacher des choses que nous ignorons. Je suis persuadée que le véritable coupable, c’est lui.

Elendio et Isabella passèrent plus d’une heure dans cette maison. Lorsqu’ils en sortirent, ils étaient soulagés d’en être partis, mais profondément troublés. Pour eux, cette vieille femme était sans doute un peu folle… et pourtant, ses propos les intriguaient. Il ne leur restait plus qu’une seule option : aller interroger directement la cheffe du village.

En raison des relations qu’entretenait le père d’Isabella – très réputé dans l’art du travail du métal dans tout le pays – celle-ci parvint à négocier avec un certain Amaru ImtiOcclo, couturier personnel de Minera Tornor. Cet homme accepta de les prendre sous son aile en les faisant passer pour ses apprentis, désireux d’en apprendre davantage sur son art. Chaque mois, il proposait à la cheffe les tissus les plus en vogue et renouvelait entièrement sa garde-robe. Malheureusement pour les jeunes, ils durent attendre près de trois semaines avant de pouvoir enfin la rencontrer.

Le jour tant attendu arriva. Isabella et Elendio, vêtus de leurs plus beaux habits sur ordre d’Amaru ImtiOcclo, se présentèrent ponctuellement devant la porte du bureau de la cheffe. Le couturier frappa à la porte, et une voix féminine retentit, les invitant à entrer.

Une fois à l’intérieur, ils furent frappés par la beauté du lieu. Les murs étaient recouverts de tapisseries aux motifs traditionnels et de manuscrits aux couleurs et aux époques variées. Mais ce qui étonna le plus les deux jeunes gens ne fut pas tant la décoration que le charisme de la femme occupant le bureau principal. Malgré ses rides, Minera Tornor avait conservé l’essence de sa beauté, et sa tenue la mettait particulièrement en valeur, songea Isabella. Ses cheveux, grisonnants, étaient ornés d’une somptueuse coiffure en or et de plumes d’oiseaux rouges et bleues, la plus belle qu’Isabella n’ait jamais vue. Un épais collier d’or descendait jusqu’à son nombril visible. En guise de haut, elle portait une sorte d’armure métallique – probablement issue des ateliers de monsieur Chasca – qui mettait en évidence ses abdominaux et sa musculature. Le bas de son corps restait dissimulé derrière la grande table trônant au centre de la pièce.

— Bonjour, Amaru. Je vois que vous êtes accompagné d’Isabella Chasca et… – elle marqua une pause en fixant le jeune garçon – d’Elendio Nelson. C’est bien cela ? Je ne me trompe pas ?

Elendio acquiesça d’un air gêné. Elle se tourna alors vers le couturier :

— Cela me gêne un peu de faire cela devant des invités, mais commençons.

Pendant que les deux adultes s’affairaient, Elendio et Isabella patientèrent, l’ennui les gagnant peu à peu. Après une heure interminable, où ils faillirent s’endormir, ImtiOcclo les appela enfin pour partir.

— Attendez ! s’écria soudain Elendio.

Tous se retournèrent, surpris, mettant le jeune homme mal à l’aise.

— Je voulais simplement poser quelques questions à madame Tornor sur les vêtements à la mode. Elle semble si bien les connaître… Cela ne vous dérange-t-il pas ?

— Bien sûr que non, répondit-elle en arborant son plus beau sourire. Amaru, vous pouvez nous laisser. Je sais que vous avez des affaires à régler en ville. Je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Bonne journée et merci encore.

Amaru ImtiOcclo s’inclina et quitta la pièce. Une fois seuls, le sourire de la cheffe s’effaça brusquement et son regard se fit plus dur.

— Que faites-vous ici, jeunes gens ? demanda-t-elle d’un ton sec.

Elendio échangea un regard avec Isabella, perplexe.

— S’il y a bien une chose que je déteste, c’est qu’on se moque de moi ! ajouta-t-elle froidement.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, madame, balbutia Isabella.

— Vraiment ?! Je vais vous rafraîchir la mémoire. Chaque année, je reçois la liste des nouveaux aspirants guerriers. Étant peu nombreux, je retiens chacun de leurs visages. – Elle marqua une pause avant de poursuivre. – Malheureusement pour vous, vous êtes loin de passer inaperçu. Entre la fille du meilleur forgeron de métal de l’humanité et le garçon le plus étrange du monde, il est normal qu’on se souvienne de vous. Alors ? Pourquoi êtes-vous là ?

Prenant son courage à deux mains, Elendio prit la parole, tandis qu’Isabella, tremblante, redoutait la réaction de ses parents en apprenant cette entrevue.

— Écoutez, je suis désolé de vous avoir menti, mais nous n’avions pas le choix. Nous voulons seulement obtenir des informations sur la disparition d’Aztila.

— Vous êtes encore là-dessus ? Huayna Capac m’avait pourtant assuré que vous étiez passés à autre chose. Je n’ai rien à dire sur cette disparition, si ce n’est que ce vieux fou est parti de lui-même.

— Mais il devait bien avoir une raison, répliqua Elendio. Un homme ne quitte pas son foyer en sachant que l’extérieur signifie une mort certaine.

Le regard de la cheffe se fit plus impénétrable, comme pour lui signifier : « Et pourtant, si. » Mais le jeune homme ignora ce message implicite.

— S’il vous plaît, aidez-moi. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’intuition que cette histoire est liée à la disparition de mon père, Braden Nelson.

— Ton père ?! s’exclama-t-elle avant de laisser échapper un rire forcé. Tu veux savoir quel est le lien entre eux ? Tous les deux étaient fous. Ils ont bien fait de partir ! S’ils étaient restés, ils n’auraient fait que déstabiliser l’harmonie que mon ancêtre, Quaholom Tornor, a mis tant de temps à instaurer. Tu comprends ce que je veux dire, jeune homme ?

— Non ! rétorqua Elendio, envahi par une colère soudaine. Il ne voyait plus le charisme de la cheffe, mais seulement son mépris. Je refuse de croire qu’ils étaient fous, et je suis convaincu qu’ils sont toujours en vie.

Isabella observa Elendio, impressionnée par l’aura qu’il dégageait à cet instant. Elle se dit qu’elle avait bien fait de rester à ses côtés. C’était un homme comme lui qu’elle voulait, et rien ni personne ne l’en empêcherait.

— Et où seraient-ils alors ? Il n’y a rien à l’extérieur, hormis la mort. Le monde extérieur est inhabitable. Pas une goutte d’eau n’y subsiste. Seule cette forêt, créée par la déesse de la vie Vixchell, a été protégée, et cela, uniquement grâce à une intervention divine.

— Pourtant, certains pensent le contraire, poursuivit Elendio, piquant la curiosité de Minera Tornor. Mon père et l’Ancien affirmaient que nous n’étions pas seuls dans ce monde. Peut-être avaient-ils raison… Comment en être sûrs ? Personne ne s’est jamais aventuré au-delà de la forêt, et ceux qui l’ont fait ont mystérieusement disparu. Ne trouvez-vous pas cela étrange ?

— Sortez immédiatement ! ordonna-t-elle.

Une fois dehors, Elendio poussa un cri de rage.

— Par Maac, qu’est-ce qui t’a pris ? s’indigna Isabella. Nous allons avoir de gros ennuis avec le gouvernement, maintenant ! Et dire qu’une minute plus tôt, je te trouvais formidable…

— Désolé, j’ai été emporté par la colère. Mais j’ai le sentiment que cette femme nous cache quelque chose… Quelque chose sur mon père. Je dois découvrir la vérité si je veux le revoir un jour.

Ils s’étreignirent sans prêter attention aux regards moqueurs des passants, tandis que, du haut de son bureau, Minera Tornor les observait d’un mauvais œil.

Sous le ciel rougeoyant de l'aube, les tambours résonnaient depuis le sommet du grand temple. Le vent chaud portait avec lui les murmures d'anciens rites, des chants s'élevant comme une prière aux dieux affamés. Au pied de la pyramide d'or, Mayahuel, l'épouse d'Aztila, l'Ancien autrefois puissant, se tenait droite, les bras liés par des cordes de cuir, le visage impassible. Elle avait accepté son sort avec une dignité que peu auraient su conserver en de telles circonstances.

Autour d'elle, le peuple de Vich-Tori s'était rassemblé, leurs visages empreints de solennité. Ils savaient que ce sacrifice n'était pas ordinaire. Mayahuel n'était ni une captive de guerre, ni une simple offrande choisie parmi ceux que la famine avait affaiblis. Elle était la compagne d'un homme jadis révéré, avant que sa chute ne condamne toute sa lignée. Aztila avait disparu, mais Mayahuel était restée. Dans son silence, elle portait le fardeau de son époux déchu.

L'air était lourd de tensions. L’aumauta, le prêtre, vêtu de peaux noires et d'or, gravissait lentement les marches du temple, une dague d'obsidienne scintillant à sa ceinture. Chacun de ses pas semblait peser comme un coup du destin. À ses côtés, deux acolytes encadraient Mayahuel, l'entraînant avec une lenteur solennelle vers le sommet, là où le soleil, encore à moitié caché, baignait le monde de ses premières lueurs.

Arrivée en haut, Mayahuel leva les yeux vers l’astre naissant. Son regard était fixe, dépourvu de peur. Elle savait depuis longtemps que ce jour viendrait, que son sang laverait les fautes de son mari et les siennes aux yeux des dieux et du peuple. Les Anciens murmuraient des cris de vengeance, réclamant son sacrifice comme une réparation inéluctable pour sa trahison.

Le prêtre leva les bras, et un silence absolu s'abattit sur la foule. Il entonna les paroles sacrées, appelant les ancêtres et les esprits à témoigner de cet acte divin. Mayahuel fut allongée sur la pierre froide de l’autel, ses poignets et ses chevilles maintenus fermement par les acolytes. Son souffle s’accéléra, non par crainte, mais par une conscience aiguë de la proximité de la fin. Au-dessus d’elle, l’aigle et le serpent entrelacés, symboles du village, semblaient l'observer, comme s'ils attendaient de se repaître de son âme.

Le prêtre tira la dague de son fourreau. Sa lame noire scintillait, affûtée pour une tâche précise et brutale. Les murmures de la foule se transformèrent en prières et en lamentations tandis que l’aumauta plongeait l’arme dans la poitrine de Mayahuel avec une expertise implacable. Son sang jaillit, chaud et rouge, s'écoulant sur les pierres sacrées. Le visage de Mayahuel se crispa, mais elle ne cria pas. Ses yeux restèrent ouverts, fixés sur le ciel, comme si elle y percevait quelque chose que les autres ne pouvaient comprendre.

L’aumauta arracha le cœur encore palpitant et le brandit bien haut pour que le soleil levant en reçoive la première offrande. La forêt elle-même semblait retenir son souffle.

Mayahuel, la femme qui avait trop voulu savoir, était devenue une offrande sacrée. Son sacrifice perpétuait le cycle du sang, appelant à la prospérité et à la rédemption. Mais sous cette paix apparente, Elendio savait ce que ce rituel signifiait. Toutes ses craintes étaient confirmées. Il ne pouvait détacher son regard de ce spectacle, qu’il avait tant de fois contemplé. Mais cette fois-ci, c'était différent. La disparition d’Aztila n'avait pas suffi. Maintenant, même son souvenir était effacé, dissous dans le sang de celle qu'il avait aimée.

Les tambours résonnèrent à nouveau, portant l’écho du sacrifice vers les dieux lointains, tandis que le peuple retournait à sa vie, les yeux lourds et les cœurs silencieux.

Elendio était assis dans sa chambre. Il n'avait plus aucun doute : Minera Tornor était responsable de la disparition de la famille Aztila. Il le savait, mais il n’avait aucune preuve, et s’il en parlait, personne ne le croirait. Il lui fallait une preuve. Pour cela, il devait enquêter, et la seule solution était de voir l’homme qui les avait mis sur cette piste. Il décida alors de rendre visite à son amie Isabella.

Il n'eut pas à marcher longtemps avant de la croiser en plein cœur de la ville, occupée à choisir de nouveaux vêtements. Lorsqu’elle l’aperçut, elle rougit et se réfugia dans une boutique de légumes. Il la suivit.

— Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi es-tu aussi rouge qu’une tomate ? lui demanda-t-il.

— Ce n’est rien, c’est juste le soleil. Hou hou, tu ne trouves pas qu’il fait chaud ?

La jeune fille tentait de cacher sa gêne, mais elle savait qu’Elendio était totalement ignorant des sentiments qu’elle nourrissait pour lui.

— Qu’est-ce qui t’amène ici, sinon ?

— Eh bien...

Isabella sentit une légère nervosité chez son ami, ce qui réveilla en elle un espoir fugace.

— J’ai quelque chose de très important à te dire.

Son cœur s’accéléra.

— Vas-y, je t’écoute ! dit-elle, un grand sourire aux lèvres.

— Tu ne vas sûrement pas me croire...

— Mmm, mmm !

— Mais je pense que le gouvernement de Vich-Tori est responsable de toutes ces disparitions.

L’enthousiasme d’Isabella retomba.

— Trop beau pour être vrai... murmura-t-elle pour elle-même.

Mais ce que venait de dire son ami l’intriguait. Elle l’avait toujours soutenu dans ses projets et a toujours été d’accord avec lui, mais là, c'était beaucoup trop exagéré à ses yeux. Le gouvernement Vich-Torien était parfait pour elle. Les dirigeants avaient toujours écouté la voix du peuple, et chaque décision qu’ils prenaient était pour leur bien. Si ces disparitions étaient passées sous silence, c'est qu’il y avait surement une bonne raison. Laquelle ? elle ne le savait pas, et elle ne voulait pas le savoir.

Elendio était quant à lui presque sûr de ses suppositions, il ne lui manquait seulement qu’un élément pour en être sûre. Le seul moyen pour lui de le trouver était de demander directement à Prolaro. Il se disait que peut-être le vieillard pourrait lui donner l’information manquante.

— Je me dis que peut-être, on pourrait demander à l’ancien Prolaro, je suis sûr qu’il sait quelque chose sur ces disparitions. C’est quand même lui qui nous a mis sur cette voie. Tu sais où il habite, il est en contact avec ton père et ta grand-mère est également l’un des membres des Anciens.

— Vas-y, si tu veux, répondit son amie.

Isabella guida Elendio vers la demeure de Prolaro. Ce dernier habitait une petite maison posée sur la terre ferme, loin de toute vie humaine. Elle était entourée d’un magnifique jardin fleuri, au fond duquel se trouvait une grande forge abîmée. Elendio toqua à la porte. De l’intérieur, on entendit la voix de Prolaro dire : « J’arrive ! » La porte s’ouvrit et l’Ancien apparut.

— Bonjour, les jeunes ! s’exclama-t-il avec un grand sourire dessiné sur son visage. Je ne m’attendais pas à vous voir. Entrez donc !

Elendio et Isabella le suivirent et s’installèrent dans la pièce principale. Elle ressemblait en tout point à une maison traditionnelle Vich-Torienne, ornée de tapis du tapissier du coin et de statues représentant tous les dieux vénérés par la population. La richesse du lieu était indéniable.

Prolaro revint avec un plateau de thé et une jeune fille. Celle-ci intrigua immédiatement le jeune homme. Elle avait une mine maladive, la peau pâle et des cernes marquées sous ses yeux noirs. Son regard intense semblait capable d’hypnotiser quiconque le croisait. Ses cheveux étaient les plus beaux de Vich-Tori : longs, noirs, légèrement bouclés et brillants sous la lumière. Elendio n’avait jamais vu une telle beauté. Son corps, parfaitement proportionné, mettait en valeur sa silhouette fine. Son petit haut et sa jupe courte révélaient une peau foncée et éclatante.

— C’est Stalizia Prolaro, la petite-fille de Prolaro. Ne fais pas attention à elle, elle est malade, lui chuchota Isabella, remarquant qu’il était captivé par la jeune fille.

Isabella savait que Stalizia plaisait toujours aux garçons. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle elle avait coupé tout contact avec elle. Autrefois, elles étaient inséparables, se considérant comme des sœurs. Mais lorsque les garçons de leur âge commencèrent à tourner autour de Stalizia sans prêter attention à Isabella, cette dernière devint jalouse. Peu de temps après leur séparation, Stalizia tomba gravement malade, développant une allergie aux feuilles des arbres du village. Elle fut contrainte de s’installer sur la terre ferme, isolée du reste de la population en raison de sa faiblesse.

— Vous n’êtes pas venus pour prendre de mes nouvelles, n’est-ce pas ? demanda Prolaro en s’installant face aux deux amis, aux côtés de sa petite-fille.

— Non, pas vraiment, commença Elendio. En fait, c’est à propos des disparitions récentes. Comme c’est vous qui nous avez initiés à ces voix, nous nous sommes dits que vous pourriez peut-être nous aider.

Le regard d’Elendio alternait sans cesse entre Stalizia et Prolaro.

— Ah, il était temps !

— Comment ça ? Vous nous attendiez ? s’étonna Isabella.

— Je me suis dit que si vous étiez de bons enquêteurs, vous finiriez par venir me voir. J’avoue que je commençais à douter de votre efficacité. Au fait, quelle impolitesse de ma part ! J’ai oublié de te présenter ma petite-fille, Elendio. Stalizia, voici Elendio Nelson, et Elendio, voici Stalizia Prolaro. J’espère que vous vous entendrez bien, ajouta-t-il avec un clin d’œil.

— Enchantée, chuchota Stalizia en lui tendant la main.

Au contact de sa peau, Elendio sentit une douceur exquise, révélant toute la délicatesse de la jeune fille. À ses yeux, elle était la femme idéale. Il s’imagina une vie avec elle : il trouverait un remède pour la guérir, devenant ainsi son sauveur. Elle lui sauterait au cou et l’embrasserait avec passion. Ensuite, ils se marieraient : elle porterait une robe colorée et une couronne de feuilles en or, sublimant son visage maquillé avec subtilité. Ils se diraient « oui » avec un grand sourire, puis il l’accompagnerait jusqu’à leur chambre. Elle lui permettrait de découvrir son corps dans les moindres détails, et ensemble, ils donneraient naissance à trois enfants — deux garçons et une fille — formant ainsi une belle et douce famille.

— Tout va bien ?

La voix de Stalizia le ramena à la réalité. Il se rendit compte qu’il n’avait toujours pas lâché sa main et que tout le monde le regardait avec curiosité. Isabella, en particulier, ne semblait pas ravie.

— Je sais, ma petite-fille fait toujours cet effet aux jeunes hommes de son âge, plaisanta Prolaro.

— Papi ! protesta Stalizia en rougissant.

— Dis-moi, ma chérie, continua Prolaro en feignant de ne pas l’entendre, ne veux-tu pas aller nous chercher nos plus beaux fruits dans le jardin ?

Stalizia s’exécuta d’une démarche délicate. Le regard de l’Ancien s’assombrit.

— Pauvre enfant... Elle a perdu ses parents alors qu’elle était encore toute petite et, maintenant, elle est contrainte de vivre recluse.

Les yeux d’Isabella se baissèrent.

— Ce que j’ai à vous dire concerne justement la disparition de mon fils et de sa femme, reprit Prolaro.

Elendio et Isabella se redressèrent, conscients que ce qu’il allait révéler était crucial.

« Mon fils, Circo Prolaro, a toujours été fasciné par l’inconnu. Enfant déjà, il s’interrogeait sur les raisons pour lesquelles nous étions le dernier rempart de l’humanité. Adolescent, il se demandait comment ces bois avaient pu survivre alors que tout le reste avait disparu. Sa rencontre avec Citlali, qui allait devenir sa femme, ne fit qu’amplifier sa soif de savoir. Tous deux avaient un esprit d’aventuriers et se lancèrent dans des recherches sur le passé de Vich-Tori. Un jour, leurs travaux attirèrent l’attention de la cheffe Minera Tornor, qui leur ordonna d’arrêter. Mais ils refusèrent. Entre-temps, Stalizia était née. Malgré l’arrivée de leur fille, ils poursuivirent leurs investigations. Les tensions avec le gouvernement s’intensifièrent, jusqu’à ce qu’un jour, ils furent arrêtés et disparurent sans laisser de trace. Personne ne sut jamais ce qu’il s’était réellement passé. Convaincu que le gouvernement me cachait la vérité, j’ai rejoint le conseil des Anciens. Malheureusement, je n’ai trouvé aucune information. De plus, pour conserver mon statut, je devais rester discret. Et voilà comment, du jour au lendemain, je me suis retrouvé avec un fils disparu et une petite-fille malade sans en connaître les raisons. »

Le vieil homme se mit à pleurer. Les deux jeunes comprirent sa douleur. Une chose était sûre : les suppositions d’Elendio étaient fondées. Le gouvernement n’était pas aussi bienveillant qu’il le prétendait. Maintenant, il avait une preuve. Si Prolaro acceptait de coopérer, ils pourraient peut-être forcer la cheffe à révéler la vérité.

— Mince ! s’exclama soudain Isabella. On a totalement oublié le cours de défense ! Si on est en retard, le commandant va nous tuer ! Vite, courons ! Au revoir, monsieur, et merci pour cette histoire... tragique.

Elle attrapa Elendio par le bras et se précipita vers la sortie. Ce dernier ne comprenait pas son comportement soudain, sachant pertinemment qu’ils n’avaient rien de prévu.

En ouvrant la porte, elle tomba nez à nez avec Stalizia, revenue avec un panier de fruits.

— Vous partez déjà ? demanda-t-elle avec un sourire chaleureux.

— Oui, désolée, mais nous avons à faire, répondit Isabella sans la regarder. Bonne fin de journée.

— Au revoir, ajouta Elendio avant de partir.

— Mais qu’est-ce qui t’a pris de partir d’un coup ? demanda le jeune homme à son amie une fois arrivé au village.

— Tu l’as entendu comme moi, non ?

— Oui, répondit-il en hochant la tête. C’est la chance de notre vie. On va pouvoir découvrir la vérité.

— Je suis désolée, Elendio, mais ce sera sans moi.

— Comment ça ?

— On n’a que seize ans. Au début, ce n’était qu’une simple affaire de disparition, mais maintenant, on est plongé en pleine intrigue politique. Je n’ai aucune envie de me lancer dans quelque chose qui pourrait me mettre en danger, et je te conseille d’en faire autant, Elendio.

— Mais cet homme vient de nous prouver que la cheffe ne veut pas que nous sachions que nous ne sommes pas les seuls êtres humains dans ce monde ! C’est une opportunité en or pour retrouver la trace de mon père.

— Je suis désolée, mais cette fois-ci, ce sera sans moi. Je préfère profiter de ma vie plutôt que de la gâcher en cherchant des vérités que je ne suis pas censée connaître.

Elle tourna les talons et commença à s’éloigner.

— Au revoir, et bonne continuation.

— C’est ça, va-t’en ! cria-t-il. Restes esclave de son mensonge !

Sur ces mots, il s’élança vers le bureau d’Huayna Capac. Lui, au moins, il l’écouterait, pensa-t-il. Une larme coula sur sa joue.

Elendio poussa brusquement la porte du bureau d’Huayna Capac. Le commandant était assis derrière son bureau, plongé dans la lecture d’un manuscrit. Le jeune homme remarqua qu’il avait pris du poids depuis sa dernière visite. Huayna leva les yeux en grognant.

— On ne t’a jamais appris à frapper avant d’entrer, jeune homme ?

— Je suis désolé, monsieur, mais j’ai quelque chose de très important à vous dire. C’est urgent !

— Vas-y, je t’écoute, répondit-il, sans lever le regard de son texte.

Cette attitude agaça Elendio, mais il prit sur lui.

— Voilà, je pense connaître la cause de la disparition de l’Ancien et de sa femme.

Elendio raconta tout ce qu’il avait découvert ces derniers jours, mais il sentait bien que Huayna n’écoutait que d’une oreille distraite. Il ne réagit vraiment qu’au moment où le jeune homme mentionna l’existence d’une population extérieure à la forêt d’Erminnad. Le commandant leva un sourcil.

Elendio se sentit soudainement seul et idiot. Il se demanda s’il n’avait pas eu une idée stupide. Après tout, qui allait le croire ? Il n’était qu’un gamin. Il repensa aux paroles d’Isabella. Elle n’avait pas cru à cette histoire, mais elle avait du bon sens.

De son côté, Huayna Capac tentait de masquer son étonnement. Les propos du jeune Nelson étaient troublants. Comment un enfant pouvait-il avancer une hypothèse aussi bien argumentée ? Il avait l’intuition qu’il y avait une part de vérité dans ces suppositions. L’arrivée de Braden Nelson au village et la réaction de la cheffe lui avaient déjà donné matière à réflexion. Minera Tornor lui avait confié son intention de chasser Nelson de Vich-Tori, non pas pour un crime, mais parce qu’il menaçait un équilibre fragile. Cependant, le comportement des habitants à son égard avait fini par la faire douter.

Au même moment, en se dirigeant vers le camp de l’armée, Minera Tornor regrettait ses décisions concernant Braden Nelson. Si elle l’avait chassé dès son arrivée, l’équilibre bâti par les anciens chefs serait encore intact. Elle jeta un coup d’œil à Isabella Chasca, qui marchait à ses côtés, silencieuse. Elle l’avait trouvée en larmes au cœur du village.

La jeune fille lui avait confié s’être disputée avec Elendio et le trouvait devenu fou. Elle lui avait alors rapporté toutes ses suppositions sur l’humanité, mais avait volontairement passé sous silence leur dernière conversation avec Prolaro, de peur qu’il ne soit puni par sa faute.

Après ce récit, la cheffe avait décidé d’aller voir Elendio sans tarder, guidée par Isabella.

Minera Tornor entra directement dans le bureau du commandant, la porte étant restée entrouverte. À l’intérieur, elle trouva Elendio en pleine discussion avec Huayna Capac.

Le jeune homme resta figé, silencieux, en apercevant la cheffe. Puis, son regard se posa sur Isabella, et un léger bruit d’étonnement s’échappa de ses lèvres. Il ne comprenait pas ce qu’il se passait… ou peut-être refusait-il de le comprendre.

— Désolée de vous interrompre, Huayna Capac, dit la cheffe, mais je viens récupérer ce garçon. Il est condamné à la prison.

— Quoi ?! s’écrièrent Elendio et Isabella d’une même voix.

Un simple mouvement de l’index de Minera suffisait à les faire taire.

Elendio posa un regard incrédule sur Isabella, ou plutôt sur celle qu’il considérait désormais comme son ancienne amie. Il comprit que c’était elle qui avait amené Minera Tornor jusqu’ici. Une vague de trahison l’envahit. Comment avait-elle pu faire ça ? À lui, son MEILLEUR ami ?

Elendio avait toujours éprouvé un profond respect pour Isabella. Même si elle était moins forte que lui, il admirait son courage et sa sagesse. Chaque fois qu’il allait trop loin, elle était là pour le ramener à la raison. Avec sa mère, elle était la seule à pouvoir lui tenir tête. C’était aussi elle qui l’avait aidé à accepter sa différence, en le traitant comme un garçon normal. Lorsqu’il était moqué ou insulté par les autres enfants, elle accourait toujours à sa défense.

Il n’avait jamais eu beaucoup d’amis, mais la présence d’Isabella lui suffisait.

La voir aujourd’hui aux côtés de Minera Tornor lui brisa le cœur.

Comprenant que se défendre ne servirait à rien, il avança sans un mot, sans un regard pour celle qu’il avait, autrefois, appelée son amie.

Elendio n’avait jamais envisagé qu’un séjour en prison puisse faire partie de son avenir. Transporter des pierres pour construire un nouveau temple dédié au dieu du soleil Maac, juste à l’extérieur du village, le contrariait profondément. Pourtant, il reconnaissait que cette épreuve lui avait permis de mieux comprendre l’architecture Vich-Torienne. Cela faisait déjà plus d’un mois qu’il répétait inlassablement les mêmes tâches. Pendant sa détention, il n’avait pu voir sa mère qu’une seule fois, et elle ne comprenait pas ce qui se passait. Il avait refusé de lui révéler ses suppositions sur l’humanité pour lui éviter les mêmes problèmes que ceux qu’il rencontrait, ou peut-être ceux qu’avait connus son père. Isabella Chasca avait également voulu lui rendre visite, mais il avait refusé de la voir. Malgré tout, cette vie en prison lui avait permis de découvrir le côté sombre de ce village soi-disant utopique qu’était Vich-Tori.

La prison où il était détenu se trouvait au sous-sol du grand temple de la déesse Mauku, la divinité de la justice. Chaque prisonnier disposait de sa propre cellule — un luxe, selon Elendio, en comparaison avec ceux qui devaient partager la leur — mais l’espace était si exigu qu’il n’y avait de place que pour une poignée de foin en guise de lit. Les hommes et les femmes étaient séparés, mais les conditions de vie restaient les mêmes pour tous. Pourtant, en écoutant certaines prisonnières durant les travaux forcés, il se disait qu’il avait de la chance d’être un homme. Ces femmes — surtout les plus jeunes — recevaient parfois la visite de soldats la nuit, et près de la moitié d’entre elles donnaient naissance à un enfant neuf mois plus tard, un enfant qui ne survivait jamais plus d’une journée.

Juste après son arrestation, Elendio avait dû retirer tous ses vêtements pour ne porter qu’une simple jupe en feuilles. Il avait ensuite été fouetté pendant une trentaine de minutes, son dos finissant en sang. Ce châtiment était surnommé par ses compagnons de cellule « le baptême de l’enfer ». Dans cet enfer, il fit la connaissance du vieux Hunahpu Cuxum, emprisonné depuis cinquante ans pour avoir tué son frère jumeau, Ixbalanque Cuxum, qui lui avait pris tous ses biens. Hunahpu attendait impatiemment la mort. Le jeune homme trouvait étrange de n’avoir jamais entendu parler de cette histoire auparavant. Bien que Hunahpu ait un peu perdu la tête, cela permettait à Elendio de raconter toutes ses folles théories à quelqu’un qui l’écoutait attentivement.

Cet homme était si maigre qu’Elendio pouvait distinguer la forme de ses os sous sa peau. Sa chevelure et sa barbe emmêlées recélaient une multitude de saletés que personne ne voulait toucher. Son dos courbé, couvert d’égratignures, le faisait gémir de douleur toutes les deux nuits. Bien que ces plaintes empêchaient Elendio de dormir et lui donnaient parfois l’envie de l’étrangler, il trouvait Hunahpu sympathique. Il avait été le seul à venir le voir à son arrivée en prison, et ils passaient désormais toutes leurs journées ensemble. La compagnie du vieil homme l’aidait à faire passer le temps plus vite, un détail important, puisque Elendio savait qu’il allait passer le restant de sa vie dans cet endroit.

Les journées se ressemblaient toutes. Les prisonniers devaient se lever dès l’aube (très tôt) pour prendre leur petit-déjeuner, qui se composait d’un morceau de maïs moisi à partager entre cinq personnes. Ils gardaient toujours les mêmes vêtements, ne pouvant se laver qu’une fois par mois, et encore, clandestinement. Un certain K’inich Xiu récoltait les quelques gouttes d’eau données à chaque prisonniers pendant les repas pour remplir une bassine que tous utilisaient à la fin du mois. Chacun essayait d’éviter d’être le dernier à s’y laver, sous peine de devoir se plonger dans une eau noircie par la crasse des autres. Après ce semblant de préparation (même si le terme était mal choisi), la plupart des prisonniers étaient envoyés sur les chantiers où ils participaient à la construction de nouveaux édifices. Les autres — les plus riches — avaient droit à un certain repos, s’allongeant au soleil pendant que les autres travaillaient.

La vie sur le chantier était épouvantable. Les prisonniers devaient sans cesse transporter des pierres à un rythme infernal, recevant des coups de fouet à chaque ralentissement. Avec les arbres abattus pour faire place au temple, il n’y avait aucun coin d’ombre, les exposant constamment aux rayons brûlants du soleil. Ironiquement, ce temple était censé honorer la divinité qui aurait dû les protéger de ces mêmes rayons. Elendio souffrait particulièrement de ces conditions ; sa peau, moins résistante au soleil que celle des autres, n’avait pas seulement bronzé mais portait aussi les stigmates de graves coups de soleil. Les fouets lacéraient davantage ses blessures, surtout sur son dos et son torse déjà couverts de cicatrices. Ce n’était qu’au coucher du soleil, tard dans la soirée, qu’ils pouvaient enfin se reposer.

La nuit, son ventre criait famine, car son repas du soir était aussi misérable que celui du matin. Le foin qui tapissait le sol des cachots ne suffisait pas à rendre le sommeil supportable ; son corps éraflait sans cesse la pierre irrégulière. Les cris de douleur d’Hunahpu et les ronflements des autres perturbaient ses nuits. Parfois, un rat ou un serpent venait se faufiler près de lui, et il devait se battre pour ne pas se faire mordre. Il l’avait été plusieurs fois, mais heureusement, jamais gravement.

Lorsque le sommeil lui échappait, ses pensées s’égaraient vers sa mère. Il se demandait ce qu’elle faisait à cet instant. Il aurait tant voulu être dans ses bras, à ses côtés, à écouter Ameyal Nahuati lui raconter des histoires d’aventures sur cette immense étendue d’eau que l’on appelait la mer. Mais la réalité le rattrapait brutalement, et il pleurait silencieusement, regrettant d’avoir mené l’enquête sur la disparition d’Aztila et maudissant Isabella Chasca de l’avoir dénoncé. Depuis son arrestation, Elendio ne souhaitait plus qu’une seule chose : que quelqu’un mette un terme à cette souffrance.

Un jour, alors qu’Elendio travaillait ardemment, des soldats de l’armée Vich-Torienne vinrent l’appeler et l’escortèrent jusqu’au sommet du temple de la déesse Vixchell.

Ce temple Vich-Torien était le plus grand édifice jamais construit par l’humanité, atteignant deux fois la hauteur de la forêt d’Erminnad et recouvrant une grande partie de celle-ci. Elendio avait toujours été fasciné par la grandeur de cet édifice. Ses murs de pierre taillée avec une précision divine semblaient embrasser le ciel nu. Les blocs, polis avec une expertise magistrale, formaient une surface lisse et sans faille, donnant au temple son aspect pyramidal imposant.

À l’intérieur, la lumière illuminait des fresques murales représentant les dieux et déesses qui avaient bâti ce monde. Au centre du temple, un bassin d’eau reflétait le bleu du ciel, un ciel pourtant dissimulé aux habitants de Vich-Tori par l’épaisse canopée de la forêt. Autour du bassin, des autels de pierre portaient les traces des offrandes faites aux divinités. Des prêtres, vêtus de robes traditionnelles, allaient et venaient, absorbés par leurs rituels. Tout en haut, proche du ciel, la flamme éternelle brûlait sans discontinuer, illuminant et guidant les âmes vers l’Ikita Mako, la terre où se reposaient les êtres vivants après leur mort.

Elendio et le soldat gravirent l’escalier en spirale jusqu’à la porte de la salle sacrée, là où brûlait la flamme éternelle. Cet endroit était interdit à tous les habitants de Vich-Tori, à l’exception du chef du village et du grand aumauta – le prêtre principal de la religion Vich-Torienne. Le jeune homme ne comprenait pas pourquoi on l’amenait en un lieu si strictement réservé à l’élite spirituelle.

L’aumauta Ahau Xool, un homme qui se montrait rarement à la population, hormis lors des sacrifices humains – souvent de jeunes filles ayant été préparées toute leur vie pour ce destin et offertes à l’âge de seize ans – l’attendait.

— Connais-tu la légende d’Elendio le malicieux et du géant ? demanda-t-il en regardant la fresque qui racontait son histoire.

Elendio acquiesça. Sa mère lui avait raconté tant de fois les origines de ce prénom. Cet Elendio qui était parvenu à repousser les géants en attrapant le soleil.

— Cette histoire est fausse, remarqua l’aumauta.

— Comment-ça ? demanda Elendio, intrigué.

— Après qu’Elendio le malicieux ait apporté le soleil, les géants étaient épris d’une telle colère qu’ils détruisirent ce qui permettait de renfermer le soleil, et ainsi détruire la cité du malicieux. Notre village, Vich-Tori, se repose donc sur une ancienne cité bien plus puissante détruite par celui qui t'a donné son nom.

Elendio Nelson décida de ne pas commenter cette version. Avec les mots du prêtre, il comprenait que lui aussi était en train de détruire Vich-Tori.

En silence, Ahau Xool guida Elendio à l’intérieur d’une pièce, dans laquelle Minera Tornor était assise près du feu. Le jeune homme était gagné par l’incompréhension et se demanda s’il allait être sacrifié pour avoir offensé les dieux.

— Bonjour, jeune homme, dit la cheffe Vich-Torienne. Passes-tu un bon séjour parmi les prisonniers ?

Elendio ne prit même pas la peine de répondre.

— Si vous voulez me sacrifier ou m’exécuter, faites-le maintenant, répliqua-t-il froidement.

— Ce jour n’est pas encore venu, jeune homme, répondit Ahau Xool. Si nous t’avons fait venir ici, c’est pour répondre à tes questions.

— Que voulez-vous dire ? demanda Elendio, méfiant.

— Regarde par-là, lui indiqua Minera Tornor.

La femme lui montra les larges ouvertures par lesquelles la population priait chaque matin en direction de la flamme éternelle.

Elendio hésita. Ce temple était si haut qu’il permettait d’apercevoir ce qu’il y avait au-delà de la forêt, un spectacle auquel aucun habitant de Vich-Tori n’avait jamais eu accès. Ce qu’il allait découvrir l’effrayait autant qu’il l’intriguait. Pourtant, malgré sa peur, il avança lentement vers la lumière naturelle. Lorsqu’il posa enfin son regard à l’extérieur, il eut le souffle coupé.

Il s’attendait à découvrir un paysage désertique ravagé par la chaleur du soleil, tel qu’on le lui avait toujours décrit. Mais ce fut tout le contraire. Devant lui s’étendait une vaste plaine luxuriante. La forêt s’arrêtait brusquement, laissant place à une mer d’herbes verdoyantes. Un long fleuve, le même qui alimentait Vich-Tori, serpentait à travers ces terres. Son eau cristalline reflétait les arbres bordant ses rives. Plus loin, une chaîne de collines se dressait, semblant effleurer un ciel d’un bleu éclatant.

Mais ce qui le frappa le plus, ce ne fut pas la beauté du paysage, mais la vie qui l’animait.

Un troupeau de cerfs et de biches courait le long du fleuve, cherchant un endroit où se reposer. Un faon tentait de suivre le rythme, trébuchant sur ses fines pattes encore fragiles. Lorsqu’il chuta, sa mère le rattrapa du museau avant de l’encourager à poursuivre sa route sous le soleil bienveillant. Plus haut, une volée d’oiseaux formait une flèche parfaite dans le ciel, leurs mouvements synchronisés dessinant une danse harmonieuse.

Elendio n’arrivait pas à détourner les yeux de ce spectacle irréel.

— Ce paysage te plaît-il ?

La voix de Minera Tornor le ramena à la réalité. En guise de réponse, il hocha frénétiquement la tête, comme un enfant émerveillé.

Un sourire apparut sur les visages de la cheffe et du prêtre.

— Mais… je ne comprends pas, murmura Elendio. Vous nous avez toujours dit que le monde au-delà de la forêt était inhabitable. Que rien ne pouvait y survivre… Cela signifie que tous ceux qui ont disparu avaient raison depuis le début ? Que nous ne sommes pas les seuls êtres vivants sur cette terre ?

Minera Tornor baissa la tête. Son silence valait l’aveu.

Ahau Xool posa une main sur l’épaule d’Elendio et lui indiqua une autre ouverture, de l’autre côté de la pièce.

Le jeune homme s’y dirigea, inquiet de ce qu’il allait découvrir.

Depuis le sommet du temple, il pouvait voir le village de Vich-Tori s’étendre au sud. Mais plus loin, il distingua une immense construction qui ne ressemblait en rien à ce qu’il connaissait.

Toute la nature avait disparu, remplacée par une terre stérile et désolée. Au centre de cette étendue, un édifice gigantesque était en cours de construction. Plus imposant encore que le temple de Vixchell, il était fait de pierres blanches finement sculptées. Une immense structure en bois masquait une partie du bâtiment, et tout autour, des hommes transportaient d’énormes blocs, semblables à ceux qu’Elendio manipulait chaque jour.

Un campement s’étendait près du chantier. Contrairement aux travailleurs, qui peinaient sous le poids des charges, certains individus, mieux vêtus, riaient autour d’une table, comme indifférents au labeur des autres.

Elendio était bouleversé.

Qui étaient ces gens ? Que faisaient-ils ici ? Pourquoi construisaient-ils cet édifice ?

Toutes ces questions se bousculaient dans son esprit.

Il avait toujours cru à l’existence d’un monde extérieur, mais jamais il n’aurait imaginé tomber sur une telle réalité.

— Alors, j’avais raison ?! s’écria-t-il en se retournant vers Minera Tornor. Nous ne sommes pas les derniers survivants de la race humaine ! Cela veut dire que vous nous avez menti depuis le début !

— Calme-toi, jeune homme, lui répondit-elle. Laisse-moi tout t’expliquer. C’est plus compliqué que tu ne le crois.

L’aumauta installa un tabouret près d’Elendio, qui s’assit, puis en prit un pour lui. La cheffe de Vich-Tori prit un air sérieux et commença son récit. Le jeune homme avait l’interdiction de parler durant son histoire.

— Comme tu as pu le constater, le monde à l’extérieur de la forêt d’Erminnad est loin d’être inhabitable. La vie y prospère à certains endroits, et la nature y pousse normalement. Nous ne sommes pas les derniers survivants de l’humanité, loin de là. Nous ne sommes qu’un grain de maïs dans un immense champ. Le monde compte en réalité des milliards d’êtres humains et d’autres formes de vie. Il est bien plus vaste que tu ne l’imagines.

Certains paysages sont recouverts de grains jaunes appelés sable, où la chaleur est si accablante que personne ne peut s’y déplacer en plein jour. D’autres, au contraire, sont recouverts d’une étendue de poudre blanche provoquée par un froid intense. Et surtout, la Terre est principalement recouverte d’un immense océan, dans lequel les gens naviguent pour rejoindre d’autres contrées.

Si tu crois avoir rencontré toutes les espèces humaines et non humaines existantes, détrompe-toi. Ton père, Braden, est un bon exemple de la diversité qui existe entre les êtres humains. Imagine que, l’un à côté de l’autre, tu peux voir un homme tout petit, à la peau si blanche qu’elle semble avoir pris la teinte de cette poudre, tandis qu’à côté de lui se tient un homme bien plus grand que nous, à la peau si foncée qu’elle paraît noire. Et ces variations de couleur de peau ne sont qu’un des nombreux aspects qui différencient les humains.

Mais ce qui est encore plus surprenant, ce sont les créatures que la Terre abrite. Cette planète est peuplée de petites bestioles aux grandes oreilles pointues, de serpents géants rampant dans le sable et, surtout, de redoutables cracheurs de feu volants dont aucune arme ne peut percer les écailles. Bref, je ne vais pas dresser une liste exhaustive, nous en aurions pour longtemps. Ce que je veux que tu comprennes, c’est l’immensité et la diversité de ce monde.

Tu dois te demander pourquoi nous vous avons fait croire que nous étions les derniers survivants. Si mes ancêtres et moi avons perpétué ce mensonge, c’était pour vous protéger. Laisse-moi t’expliquer.

Notre forêt se situe sur le continent d’Alenmia, à la frontière de l’Empire de Formana. Cet empire est l’un des deux plus grands de ce monde. Mais avant d’aller plus loin, je vais t’expliquer la géopolitique actuelle.

La Terre possède trois grands continents : Alenmia à l’ouest, Sudivia à l’extrême sud et Lato à l’est. Depuis plus de trois siècles, le monde est divisé en deux blocs dominés par les empires de Formana et de Drakonia. Chacun d’eux contrôle une vaste étendue de territoires et plusieurs royaumes. Depuis des siècles, chaque États a dû choisir de s’allier à l’un de ces empires, bien que certains préfèrent vivre en autonomie.

Il y a deux-cent-cinquante ans, les empereurs de ces deux puissances ont signé un traité de paix pour éviter une guerre qui, si elle éclatait, serait dévastatrice. Pourtant, les tensions restent vives et chacun se prépare à un affrontement inévitable.

Mais un événement a changé le cours de l’histoire. Il y a environ seize ans, la famille impériale de Drakonia a été entièrement décimée, mettant sur le trône un allié de Formana, bien que les tensions persistent.

Formana, l’empire dans lequel se trouve Vich-Tori, est entièrement tourné vers la militarisation et l’expansion territoriale. C’est pourquoi, il y a sept-cents ans, mon ancêtre Quaholom Tornor a signé un traité promettant que notre village vivrait en autarcie, en échange de sa liberté. Pour préserver cet isolement, il a décidé avec les autres habitants de faire croire aux générations suivantes que nous étions les derniers survivants de l’humanité.

— Puis-je vous poser deux questions ? l’interrompit Elendio.

— Oui, vas-y, je t’écoute, répondit Minera Tornor.

— Pourquoi avoir refusé de vivre sous la protection de l’Empire de Formana ? Et comment savez-vous tout cela ? L’Empire aurait pu nous aider et nous laisser vivre librement, non ?

— Malheureusement, jeune homme, ce n’est pas si simple. L’Empire est dirigé par un empereur qui détient l’essentiel du pouvoir. Chaque loi promulguée dépend de lui seul. Un régime comme celui-là signifie bien souvent que le peuple a peu de libertés.

De plus, à la frontière de la forêt d’Erminnad se trouve un champ de plantes médicinales, celles que nos médecins utilisent, et l’Empire les convoite. Si nous étions sous sa tutelle, le gouvernement aurait pris possession de toutes ces plantes, ne nous laissant rien pour nous soigner. Vich-Tori a donc exercé une pression en menaçant de brûler ces ressources si notre liberté était remise en cause. En contrepartie, nous avons accepté d’en donner une partie aux habitants de l’Empire qui en avaient besoin. Ce mensonge était notre seule chance d’acheter notre indépendance.

Quant à mon savoir, il se transmet de génération en génération entre les chefs et les aumautas. Une fois par mois, je dois me rendre auprès du gouverneur William Dafno, l’homme qui fait construire une ville près de notre forêt. Malheureusement, je crains qu’il ne finisse par s’en prendre à Erminnad et ne décide de nous annexer. C’est pour cela que, ces dernières années, j’ai pris la décision d’exclure certaines personnes pouvant perturber notre harmonie. Ainsi, en cas d’attaque, nous serons plus unis que jamais. Mais aussi, pour leur permettre de trouver un moyen de nous aider de l’extérieur. Tu comprends ?

— Oui, répondit Elendio, bien que troublé. Je peux vous poser une dernière question ?

Minera Tornor hocha la tête.

— Pourquoi me racontez-vous tout cela ? Je n’étais pas censé le savoir.

— Voilà où je voulais en venir. J’attendais que tu me poses cette question.

Elle marqua une pause avant de poursuivre d’une voix plus ferme :

— Je veux que tu nous aides, de l’extérieur. Comme je te l’ai dit, ceux qui sont chassés le sont avant tout pour nous sauver.

Minera Tornor se leva et prit un ton solennel.

— Elendio Nelson, j’ai le regret de t’annoncer que tu es banni de Vich-Tori. Tu as la possibilité de dire au revoir à tes proches, en prétextant un départ volontaire, sans révéler aucune des informations que je viens de te confier. Si tu refuses, tu seras sacrifié en place publique.

Elendio ne répondit pas. Il devait assumer les conséquences de ses actes. Malgré son envie de découvrir le monde, il ne voulait pas quitter ses proches. Il craignait de se retrouver seul face à l’immensité du monde extérieur.

Puis, une pensée le traversa : son père.

— Lui, vient de l’extérieur, pensa-t-il.

S’il retrouvait Braden Nelson, il pourrait survivre. Avant d’aider Vich-Tori, il devait d’abord retrouver son père.

L’ancien Vich-Torien sortit du temple, guidé par l’amauta. Une fois seul, il se dirigea vers le village, prêt à faire ses adieux à sa mère.

Elendio venait d’arriver devant le seuil de la porte de sa maison. Pour lui, une éternité semblait s’être écoulée depuis qu’on l’avait emmené de force. Il ne savait ni quoi dire à sa mère, ni comment lui annoncer son grand départ.

Sa chère et tendre mère… Un pincement lui serra le cœur. L’idée de l’abandonner, comme l’avait fait son père, lui était insupportable. Mais il n’avait pas le choix.

Alors qu’il s’apprêtait à frapper à la porte, un étrange sentiment l’envahit. Il avait peur. De quoi ? Il l’ignorait. Il n’osait pas affronter Ameyal Nelson. Ses jambes, indépendantes de sa volonté, amorcèrent un demi-tour. Du moins, c’est ce qu’il voulait croire.

Dans le jardin, derrière la maison, il aperçut sa mère en train de ramasser des fruits. Elle avait perdu tout l’éclat de sa beauté. Le temps semblait avoir creusé son visage, et elle paraissait bien plus fatiguée que dans ses souvenirs. Son regard était triste, ses gestes lents. Elendio ressentit une profonde peine pour elle.

Soudain, leurs regards se croisèrent. Ameyal laissa tomber son panier de fruits et accourut vers lui. Avant qu’il n’ait le temps de réagir, elle l’enlaça avec force. Il resserra son étreinte, submergé par l’émotion. Elle pleurait.

— Je suis désolé, maman, murmura-t-il en essayant de contenir un sanglot.

Mais c’était plus fort que lui. Il n’y parvint pas et éclata en sanglots dans les bras de sa mère. Habituellement, il se retenait de pleurer devant les autres, enfouissant sa tristesse derrière un masque de force. Mais face à sa mère, il n’y arrivait pas. Elle seule savait le réconforter, lui permettre de lâcher prise. Elle l’avait toujours compris.

— Ne crains rien, mon cœur. Je suis là. C’est fini, le rassura Ameyal en caressant ses cheveux. Le sac est à l’entrée.

Elendio se détacha légèrement, perplexe. Comment savait-elle ? Était-elle au courant qu’il avait été banni du village ?

Oui. Ameyal savait tout. Cela lui faisait mal, bien sûr, mais elle s’y était préparée dès l’instant où on lui avait arraché son fils. Au fond d’elle, elle avait toujours su que son mari, Braden Nelson, avait dû traverser le même sort. Elle connaissait la vérité sur ce monde. Pendant des années, elle avait refusé d’y croire, mais une discussion avec l’Ancien Aztila lui avait ouvert les yeux sur l’immensité du monde et les réalités qu’il cachait. Lorsqu’elle avait appris que son fils s’était lancé à la recherche de la cause de la disparition de l’Ancien, elle avait commencé à se préparer à le perdre.

— Je ne comprends pas, maman. Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Elendio.

Un doux sourire éclaira le visage d’Ameyal. Elle prit tendrement la tête de son fils entre ses mains, comme elle le faisait autrefois lorsqu’il n’allait pas bien.

— Si je ne me trompe pas, un long voyage t’attend, répondit-elle doucement.

Elendio prit le sac posé près de la porte sans un mot. Sa mère s’était reculée, joignant ses mains pour prier les dieux.

— Tu sais, maman…

— Ne dis rien, je t’en prie, Elendio, l’interrompit-elle. Pars sans te retourner… sinon, je crois bien que je ne pourrai plus jamais te laisser partir.

Elle posa une main sur sa joue et ajouta, dans un souffle :

— Tu as le même regard que ton père.

Des larmes roulèrent sur ses joues. Cette fois-ci, son regard reflétait une douleur profonde. Elendio détourna les yeux, incapable de soutenir cette détresse. Se retournant une dernière fois, il leva la main en guise d’adieu avant de s’éloigner.

Alors qu’il descendait le grand escalier, il croisa Isabella. Elle tenait un sac, visiblement décidée. Mais il ne lui prêta aucune attention et poursuivit son chemin. Après tout, tout était de sa faute.

— Elendio, attends ! Écoute-moi, je t’en prie…

Le jeune homme fit semblant de ne pas entendre.

— Laisse-moi partir avec toi, le supplia-t-elle. Je t’en prie, je suis désolée… Je n’avais jamais pensé que ça finirait comme ça. Je ne veux pas vivre sans toi. J’ai besoin de toi. Je t’aime.

Sa voix se brisa. Des larmes coulaient sur ses joues.

— Je veux passer le reste de ma vie à tes côtés. Fonder une famille, avoir une vie stable. Et si ce n’est pas possible ici, alors je suis prête à le faire ailleurs… dans ce monde inconnu dont tu parles. Je t’en supplie, Elendio, pardonne-moi. Ne me laisse pas tomber !

— Adieu, Isabella.

Il ne se retourna pas. La colère était trop vive. Il ne pouvait plus la voir.

Cette quête, il allait la mener seul. Plus de mensonges. Plus de trahisons. Plus de doutes.

En bas des escaliers, un frisson parcourut son échine. Il sentit un regard posé sur lui. Relevant la tête, il aperçut Minera Tornor, perchée sur une branche. Elle l’observait en silence. Lorsqu’il croisa son regard, elle lui fit un simple signe de tête. Il le lui rendit.

À cet instant, il ignorait encore qu’il était à l’aube d’une grande aventure… et que la Grande Prophétie était sur le point de se réaliser.

Cela faisait désormais deux jours qu’Elendio avait fait ses premiers pas en dehors de la forêt d’Erminnad. Jusqu’à présent, il n’avait encore croisé personne, ayant pris soin de sortir à l’opposé du chantier de William Dafno.

En quittant la forêt, il aperçut une immense construction en pierre au bord d’un lac. Il n’avait jamais vu une chose pareille auparavant, car elle n’était pas visible depuis les points d’observation qu’il utilisait pour admirer le paysage depuis le temple. Une imposante statue en bois, représentant une tête de singe couronnée, se dressait devant lui, mesurant environ cent cinquante mètres de haut. En passant en dessous, il fut troublé par son regard : il avait l’impression qu’elle l’observait. Les détails de l’ouvrage étaient si précis et magnifiques qu’Elendio se demanda quel genre d’hommes avaient pu bâtir une telle merveille — si tant est qu’il s'agissait bien d’hommes. Une brise fraîche vint lui chatouiller les narines, et il se surprit à rire comme un enfant.

Il avait encore du mal à croire ce qui lui arrivait. Lui, Elendio Nelson, l’enfant le plus étrange de Vich-Tori, faisait partie des rares hommes capables de voir le monde extérieur. Il se retourna et observa la forêt s’éloigner peu à peu, ce lieu qui avait été son unique refuge pendant tant d’années. Un pincement au cœur le saisit en imaginant sa mère, seule, assise à leur table. Bien qu’il ait toujours eu l’âme d’un aventurier, avancer davantage lui semblait plus difficile qu’il ne l’avait cru. Cet endroit, c’était chez lui. Là où il avait tous ses souvenirs.

Après une longue marche, il aperçut une petite maison en bois d’où s’échappait une fine fumée. Un vieil homme à la peau tannée en sortit et s’arrêta net en le voyant. Il portait une longue toge serrée à la taille par une corde, et de hautes chaussures lui recouvraient entièrement les pieds. Une grande barbe blanche masquait en grande partie son visage. Soudain, le vieillard se mit à courir vers Elendio en criant des mots incompréhensibles. Pris de panique, le jeune homme crut qu’il allait être attaqué et s’élança à son tour dans une course effrénée. Il n’avait aucune intention de mourir dès son premier jour à l’extérieur !

L’homme s’arrêta à quelques pas de lui, le laissant reprendre son souffle. Elendio put alors mieux observer ses traits et, à sa grande surprise, reconnut l’Ancien disparu, Aztila.

— Elendio ! Quelle surprise ! Viens donc, je vais te préparer du thé, lui proposa le vieillard.

Méfiant, Elendio le suivit sans vraiment comprendre ce qu’il se passait. Il s’installa sur une chaise en bois autour d’une table et lui raconta son histoire.

— Moi aussi, il m’est arrivé la même chose, jeune homme, affirma Aztila une fois son récit achevé. Quand Minera Tornor m’a banni du village, je me suis retrouvé seul dans ces terres inconnues. Alors, j’ai décidé de partir à la découverte de ce vaste monde. Malheureusement, à mon âge, je ne pouvais pas aller bien loin. J’ai donc rassemblé du bois, pris des outils — les mêmes que ceux utilisés par ces hommes blancs pour bâtir leur grand temple — et j’ai construit ma maison pour m’abriter.

Aztila marqua une pause avant de reprendre :

— Je suppose que tu te demandes pourquoi j’ai été banni, moi aussi. Eh bien, voilà : je voyais souvent ton père, cherchant à comprendre pourquoi il était si différent de nous. Au début, lui-même prétendait ne pas le savoir. Mais le soir de son départ, il est venu me voir vêtu d’un accoutrement des plus étranges. Il m’a dit qu’il n’avait pas d’autre choix que de partir, qu’il avait une mission à accomplir… et qu’elle était enfin terminée. Cette mission, il l’avait menée pour un homme très puissant du nom de John Canterbelt.

Elendio haussa un sourcil.

— John Canterbelt ?

— Oui. Cet homme est le criminel le plus recherché au monde. Un pirate redouté qui sème la terreur sur les mers depuis des siècles. Il est libre, insaisissable, et personne ne sait exactement jusqu’où s’étend son pouvoir. Ton père, Braden Nelson, est sous son commandement. Il avait pour mission de retrouver d’anciennes gemmes magiques, capables de conférer d’immenses pouvoirs à leur porteur. Avant de partir, il m’en a laissé une, me demandant de te la remettre quand le moment serait venu.

Aztila tendit alors une pierre translucide d’un jaune éclatant. Elendio l’examina attentivement. À ses yeux, ce n’était qu’un simple caillou. Il croyait certes aux légendes et aux créatures mystiques, mais il n’avait jamais envisagé que des hommes puissent posséder de véritables pouvoirs. Pourtant, l’assurance dans le regard du vieillard lui fit douter de ses certitudes.

— Comment l’active-t-on ? demanda-t-il.

— Je n’en ai aucune idée. Mais j’ai revu ton père après m’être installé ici. Il m’a dit que lorsque tu aurais cette gemme en ta possession, tu devrais te rendre dans une cité cachée du nom de Rogmad, dans le royaume de Nokwa. Là-bas, tu apprendras à l’utiliser. Une fois cela accompli, tu devras retrouver une jeune fille. Elle seule pourra t’aider à survivre.

— Qui est-elle ?

— Elle se fait appeler Leia Pendleton.

Elendio fronça les sourcils. Il peinait à assimiler toutes ces révélations. Aztila parlait à une vitesse folle, mêlant informations et mystères sans laisser le temps au jeune homme de souffler.

Le lendemain, Elendio se prépara à partir. Aztila lui avait donné de nouveaux vêtements qu’il appelait une « chemise, un pantalon, une ceinture et des bottes » — ils avaient appartenu à son père. L’Ancien lui remit aussi un grand sac rempli de vivres, une carte du monde et un livre rédigé de sa main pour lui apprendre la langue de ce territoire inconnu.

Alors qu’il marchait à travers les vastes plaines verdoyantes, il réfléchissait à tout ce qu’il avait découvert ces derniers jours. Ce monde lui semblait si immense qu’il ne savait par où commencer. Enfin, presque : avant tout, il devait activer sa gemme dans ce royaume lointain. Une fois cette tâche accomplie, il partirait à la recherche de Leia Pendleton.

À cet instant précis, cette mystérieuse jeune femme se trouvait à l’autre bout du monde, fuyant une armée de soldats, sans se douter que son destin allait bientôt prendre un tournant inattendu.

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