Little-Garp

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La légende raconte que la gemme blanche fut la première pierre magique jamais excitée. Offrant un pouvoir d’immortalité et de régénération infinie, elle est, pour certains, la plus grande source de magie dans le monde. Son seul utilisateur connu à ce jour est le pirate John Canterbelt. Né à la même époque que Cartole Toladriam, il règne sur les mers depuis plusieurs siècles.

Extrait de L’encyclopédie de la Magie par les sorcières de Gorgoline.

Éric Naseby attendait, croupissant dans sa prison, que son heure vienne. Cela faisait si longtemps qu’il était enfermé en ces lieux… Il devait partir. Regardant à travers les barreaux, il maudissait l’être qui l’avait capturé. Comment lui, un homme si puissant, qui contrôlait la majeure partie des quartiers de Little-Garp, avait-il pu être arrêté par un nain ?

Depuis sa cellule, il élaborait un plan pour s’échapper et s’emparer de tout ce que possédait ce maudit nain. Ce petit être d’un mètre dix prétendait lui être supérieur, simplement grâce à sa force accrue. Mais Éric Naseby n’avait aucune intention de se laisser faire.

Il avait entrepris un périlleux voyage jusqu’à Bermark, le royaume des fiers guerriers nains, animé par l’ambition de s’emparer des armes légendaires forgées par ces artisans d’exception. Il était convaincu que, s’il parvenait à mettre la main sur l’une d’entre elles, il pourrait soumettre l’intégralité de Little-Garp et anéantir le clan Chanders. Ainsi, il s’était retrouvé dans la demeure du forgeron de la ville la plus proche du rivage. C’est là que son regard fut capté par la plus magnifique des armes jamais conçue par un mortel. Une immense hache, dont le métal, d’un bleu presque surnaturel, semblait crépiter de filaments d’électricité. Éric savait que cette hache, baptisée Feldrock, était la clé pour soumettre la ville. Mais son ambition fut brutalement freinée par l’intervention de Merinlt Doigts-de-Métal, le nain au regard perçant et aux mains habiles, créateur de cette arme. Ce dernier s’était dressé sur son chemin, bien décidé à contrecarrer ses plans et à l’enfermer.

Merinlt Doigts-de-Métal observait Éric Naseby dans sa prison, en train de préparer un plan d’évasion. L’homme était enfermé ici depuis plusieurs mois, et pourtant, son regard n’avait pas changé. Ses yeux ressemblaient à ceux d’un serpent — bien qu’il n’en eût jamais vu — prêt à attaquer à la moindre occasion. Le nain savait qu’il ne pouvait pas baisser sa garde s’il ne voulait pas être pris au dépourvu. Pourtant, il se sentait épuisé après la bataille qui s’était déroulée deux jours plus tôt contre les géants d’Alrof. Cette guerre opposait leurs peuples depuis des siècles, les forçant à envoyer leurs plus vaillants guerriers s’affronter à mort, chaque année, à la même date et au même endroit. Merinlt sentait ses paupières s’alourdir. Il ne pouvait plus lutter contre le sommeil qui envahissait peu à peu son corps.

Éric Naseby, lui, ne manqua pas de remarquer l’état du nain. Il se dit que l’occasion était trop belle pour être manquée. Il devait attendre le moment propice.

La nuit suivante, Merinlt, épuisé, avait complètement baissé sa garde et s’était endormi. C’était maintenant ou jamais. Pendant son séjour en prison, Éric avait eu tout le loisir de perfectionner ses talents. Après tout, il avait été entraîné par le meilleur : Eliott Johans, le plus grand chef de gang que le royaume de NewField ait jamais connu. Cet homme était capable de s’échapper de n’importe quelle prison avec de simples pinces à cheveux. Bien que Naseby maîtrisât lui aussi cet art, il savait pertinemment que s’évader d’une prison naine demandait bien plus d’ingéniosité. Aussi avait-il, dans le plus grand secret, fabriqué des pinces d’une précision extrême, capables de déverrouiller n’importe quelle serrure, même les plus robustes. Cette nuit-là, tandis que Merinlt ronflait comme un ours en hibernation, Éric s’extirpa de sa cellule avec la plus grande discrétion.

Mais alors qu’il s’apprêtait à franchir le seuil de sa liberté retrouvée, son regard se posa sur la hache, l’objet de toutes ses convoitises. Il ne pouvait partir sans elle. Il s’en empara, sentant la puissance électrique qui y résidait pulser à travers ses doigts. Il n’y avait plus de doute : une telle merveille ne pouvait être l’œuvre d’un simple mortel.

Éric s’enfuit en volant un bateau. Au loin, il entendait déjà les cris de rage du nain, et un frisson d’effroi lui parcourut l’échine.

Leia Pendleton faisait onduler son corps au rythme des musiciens sur la place centrale de Little-Garp. La foule s’était rassemblée autour d’elle, fascinée par ses mouvements sensuels qu’elle prenait soin de mettre en valeur. Ses cheveux bouclés, aux reflets cuivrés, s’envolaient à chacun de ses gestes. Tous les hommes étaient à ses pieds lorsqu’elle les transperçait de son regard émeraude.

À la fin de sa représentation, Leia s’arrêta et salua son public avec grâce, attendant qu’on lui jette des pièces. Tout se déroulait comme elle l’avait prévu : elle était applaudie, admirée et recouverte d’or… jusqu’à ce que les soldats viennent interrompre son numéro hypnotisant. Elle n’avait plus le choix : il fallait fuir.

À Little-Garp, la police locale n’appréciait guère Leia, en raison des nombreuses escroqueries qu’elle avait commises durant son séjour. Bien des rumeurs circulaient à son sujet ; les hommes les plus fortunés la soupçonnaient d’être une sorcière. Ce qui n’était pas totalement faux. Leia possédait le don de la magie violette, un pouvoir qu’elle tirait d’une gemme lui conférant des aptitudes psychiques, dont la télékinésie.

Little-Garp était une ville très touristique du royaume de NewField, située au nord-ouest du continent de Lato. Connue pour ses excentricités mystiques ainsi que pour ses spécialités de thé et de coton, elle cachait pourtant un visage bien plus sombre. Peu de gens savaient que la ville était en réalité dirigée par des organisations criminelles qui terrorisaient les bas quartiers. Cette peur s’était encore intensifiée avec l’arrivée des armes à feu, il y a plus de soixante ans.

À l’origine, cette poudre avait été inventée par des chercheurs du royaume d’Oka dans le but d’illuminer le ciel avec des feux d’artifice. Mais lorsque les peuples voisins réalisèrent son potentiel destructeur, ils la détournèrent pour en faire une arme de guerre. Depuis, de nombreuses inventions avaient vu le jour, effrayant les utilisateurs de magie, qui craignaient que leurs pouvoirs finissent par être dominés par la science. À cette époque, le monde connaissait un tournant majeur dans l’équilibre entre magie et technologie.

Les premiers à tirer profit de ces avancées furent les gangs criminels et les pirates. Ils se précipitèrent aux enchères clandestines pour équiper leurs navires des nouveaux canons, capables de réduire en miettes la coque d’un bateau en un seul tir.

Malgré ces évolutions, la population de Little-Garp continuait à croire en la supériorité de la magie et vénérait les créatures qui la maîtrisaient.

Leia Pendleton courait aussi vite qu’elle le pouvait pour échapper à la police, zigzaguant à travers les ruelles étroites bordées de maisons à colombages. Ses pieds martelaient les pavés de pierre tandis qu’elle tentait de fuir sans renverser les passants absorbés par leurs activités marchandes et artisanales. À son passage, certains la dévisageaient, tandis que les marchands criaient pour attirer les clients vers leurs échoppes. Mais la rue était bien trop encombrée et crasseuse à son goût.

Vêtue d’une longue robe blanche aux manches amples, serrée à la taille par un corset, Leia se faufilait entre les étals, échappant aux regards méfiants qui se posaient sur elle. Les hautes tours de pierre, dominant l’horizon, projetaient de longues ombres sous lesquelles elle espérait se dissimuler.

Encore une fois, elle devait fuir. Comme elle l’avait toujours fait. De village en village, rejetée par chaque famille qui l’accueillait dès qu’elle découvrait ses origines de pirate.

Le jour, elle enchaînait les petits boulots pour gagner quelques rougols. La nuit, elle noyait sa solitude dans les bars, souvent en compagnie d’un parfait inconnu.

Leia avait appris à traiter avec les chefs des différents clans criminels de la ville. Son rôle consistait souvent à jouer les agents doubles à leur service. Elle avait une préférence pour le clan Chanders – leur or était, à ses yeux, le plus convaincant. Les missions qu’ils lui confiaient étaient régulières et relativement simples. On lui demandait souvent de soutirer des informations confidentielles à des hommes influençables. Son art de la séduction suffisait généralement à obtenir ce qu’elle voulait — bien que, parfois, elle eût recours à ses poings.

Une fois rentrée dans son appartement, Leia s’empressa de s’allonger sur son lit et d’ôter ses bottes, ainsi que son corset qui l’étouffait. La pièce où elle se trouvait était misérable. Elle n’abritait qu’un lit branlant et une vieille table en bois vermoulu. L’espace était si exigu qu’il n’y avait même pas de place pour ranger de la nourriture. Elle devait donc sortir tous les soirs ou rapporter un repas à emporter si elle voulait manger.

Le lit sur lequel elle était allongée était tout sauf confortable, presque aussi dur que le sol. Quant au toit, percé de multiples trous, il ne la protégeait guère de la pluie, qui imbibait peu à peu les planches de bois.

Leia Pendleton était habituée à vivre dans de tels endroits. Elle n’avait connu que ça toute sa vie. S’imaginer une existence baignée dans le luxe lui semblait impensable. Pourtant, parfois, lorsque le calme lui offrait un rare moment de répit, elle se laissait aller à rêver…

Si ses parents biologiques n’étaient pas morts peu après sa naissance, aurait-elle mené une vie différente ? Une vie meilleure ?

Alors, dans ces instants fugaces où son esprit divaguait vers un avenir qu’elle ne connaîtrait jamais, un léger sourire éclairait son visage, l’emportant, le temps d’une nuit, dans une illusion de bonheur.

La petite fille à la chevelure rousse et emmêlée était assise dans un coin de sa prison, sale et tremblante. Ses jambes maigres et couvertes d’égratignures étaient repliées contre son corps frêle. Son ventre gargouillait encore. Elle avait faim.

La cellule où elle était enfermée aurait pu contenir cinq adultes, mais elle semblait bien trop étroite pour une fillette rêvant de liberté.

L’endroit empestait la pourriture, et son seul lit se résumait à un tas de foin humide. Il se trouvait dans la cale d’un bateau pirate, à l’étage inférieur du navire, sous le pont principal. Cet endroit était sombre, humide et insalubre. C’était ici que l’équipage retenait les prisonniers ennemis, et c’était ici que Leia, la petite captive, croupissait en guise de punition.

— Leia, le capitaine t’appelle, interpella soudain un matelot.

— J’arrive, répondit la fillette d’une voix fluette.

Leia redoutait de se retrouver face au capitaine John Canterbelt. C’était lui qui l’avait enfermée ici, la condamnant à passer une journée entière parmi les prisonniers misérables pour avoir volé un morceau de pain aux cuisines.

À seulement quatre ans, Leia marchait derrière Pierre Carvord, le matelot chargé de l’escorter, sa jambe de bois résonnant à chaque pas.

Depuis toujours, la petite connaissait ce navire : La Morsure des Mers. Elle ignorait pourquoi John Canterbelt l’avait recueillie alors qu’elle n’était encore qu’un bébé. Lorsqu’elle posait la question, les matelots se contentaient de lui répondre qu’elle était précieuse pour ses petites mains agiles, idéales pour se faufiler et accomplir certaines tâches.

La Morsure des Mers était un navire légendaire, sillonnant les océans depuis des siècles. Jamais sa rapidité n’avait été égalée. Ses voiles et son bois étaient régulièrement renouvelés, garantissant sa longévité. Pourtant, en y regardant de plus près, on distinguait la saleté qui s’incrustait dans chaque recoin. Le bois était en piteux état, et l’air des cales sentait l’humidité et la moisissure. Quant à l’équipage, il était à l’image du navire : usé et misérable. Chacun portait les stigmates de batailles passées, que ce soient des cicatrices profondes, des membres manquants ou des regards éteints. Leurs cheveux étaient gras, leurs barbes hirsutes et leur haleine empestait l’alcool. Leia n’avait jamais aimé cet endroit. Elle ne s’y sentait pas à sa place.

Lorsqu’ils arrivèrent devant la cabine du capitaine, Pierre Carvord ouvrit la porte et la laissa entrer. La petite fille frissonna en posant le pied dans la pièce qu’elle redoutait tant.

La cabine du capitaine était vaste et décorée de trésors ramenés des quatre coins du monde. Son bureau imposant trônait au centre, posé sur un tapis aux couleurs passées. Derrière lui, une bibliothèque regorgeait d’ouvrages anciens. Une grande baie vitrée offrait une vue imprenable sur la mer, tandis qu’un lustre suspendu au plafond diffusait une lumière tamisée.

Assis sur un fauteuil en cuir, derrière son bureau noir, John Canterbelt écrivait à la plume. Leia tenta de déchiffrer ce qu’il notait, en vain. Elle ne savait pas lire.

Lorsque le capitaine releva enfin la tête, il posa ses yeux perçants sur elle. Pierre Carvord s’éclipsa aussitôt, laissant la fillette seule face à l’homme qu’elle craignait le plus.

Leia n’avait jamais su déterminer l’âge exact de John Canterbelt. Depuis qu’elle le connaissait, il semblait figé dans le temps, toujours autour de la cinquantaine. Son visage pâle, marqué par le temps, portait de nombreuses cicatrices. Ses cheveux bruns et ondulés tombaient en cascade sur ses épaules, partiellement dissimulés sous un chapeau noir en cuir qu’il ne quittait jamais. Une barbe fournie encadrait son visage, se fondant parfaitement avec sa chevelure. Mais ce qui frappait le plus, c’était son unique œil, si clair qu’il se confondait avec l’azur de l’océan. L’autre lui avait été arraché lors d’un duel sanglant contre celui qu’il avait autrefois considéré comme un frère d’armes, des années auparavant.

Dans sa jeunesse, John Canterbelt avait été un homme séduisant, à la carrure impressionnante, mais le temps l’avait transformé. Son allure menaçante inspirait la crainte, et son visage était connu de tous. À chacun de ses passages, il était immédiatement reconnu grâce à son style vestimentaire distinctif : un long manteau de cuir et des vêtements sombres.

Pourtant, Leia avait parfois surpris un éclat de douceur dans son regard lorsqu’il posait les yeux sur elle. Une mélancolie fugace, presque imperceptible. Mais ces rares instants ne suffisaient pas à faire oublier la cruauté dont il faisait preuve à son égard. Jour après jour, il lui infligeait des souffrances, tant physiques que mentales, sans jamais montrer le moindre remords.

— Vous vouliez me voir, capitaine ? demanda-t-elle d’une petite voix.

John Canterbelt lui fit signe de s’asseoir en face de lui, puis se pencha sur son bureau.

— Dis-moi, quand, dans ton éducation, t’ai-je appris à voler les cuisines du navire ? lança-t-il, son regard rivé sur ses papiers.

— Jamais, capitaine, chuchota Leia en baissant la tête.

— Alors pourquoi continues-tu à le faire ?!

— J’avais terriblement faim… Cela faisait une journée entière que je n’avais rien mangé de convenable.

Leia n’osait pas lever les yeux. Le capitaine lui avait appris que lorsqu’elle commettait une faute, elle devait fixer le sol. Ses petits pieds nus balançaient dans le vide.

— Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi… marmonna Canterbelt dans sa barbe.

Il jeta un regard circulaire à la cabine, puis soupira.

— Le navire est dans un état lamentable. Mes matelots sont incapables de tenir un endroit propre. Tu vas nettoyer La Morsure des Mers de fond en comble, et tu n’auras pas le droit de dormir avant d’avoir terminé. Quant à la nourriture, tu as déjà eu ta part aujourd’hui. Maintenant, file. Je ne veux plus te voir tant que tu n’auras pas fini.

Leia poussa un discret soupir de soulagement. D’ordinaire, ses punitions étaient bien pires. Mais alors qu’elle s’apprêtait à franchir la porte, la voix du capitaine la stoppa net.

— Va sur le pont. Pierre t’attend pour ta punition.

Le sang de Leia se glaça. Elle savait ce qui l’attendait.

Sur le pont, Pierre Carvord l’attacha solidement au mât, exposant son dos meurtri par d’anciennes blessures. Leia ferma les yeux, tentant de fuir mentalement la douleur qui allait s’abattre sur elle.

Le premier coup de fouet fendit l’air avant de s’abattre avec violence sur sa peau fragile. Elle ne cria pas. Elle ne pleura pas. Elle s’accrocha à ses rêves, à l’image d’un monde où elle serait enfin libre.

Leia Pendleton fut brusquement réveillée par des coups frappés à sa porte. Prenant un moment pour assimiler l'information, elle tourna la tête vers l'origine du bruit, telle une morte-vivante sortant de sa tombe. Après une bonne minute de flottement, elle comprit enfin qu’elle devait ouvrir la porte.

Face à elle se tenait un jeune homme qu’elle trouvait plutôt attirant. « Merde », pensa-t-elle. Leia sentit la honte l’envahir en imaginant l’apparence qu’elle devait avoir en cet instant. Elle le connaissait déjà, et sa présence n’annonçait rien de bon.

— Qu’est-ce que tu fais ici, Dorante ? demanda Leia en tentant d’adopter un ton mystérieux.

— Tu me poses vraiment cette question, Leia ? répondit Dorante Rodan, le boss a encore besoin de tes services. Et cette fois-ci, c’est du sérieux.

— Et combien est-il prêt à payer cette fois-ci ?

Une chose était sûre : pour que Leia accepte un travail, il fallait des arguments en or…

— Mille rougols, qu’en dis-tu ?

« Mille ROUGOLS ?! », s’exclama-t-elle intérieurement. Jamais encore on ne lui avait proposé une telle somme depuis qu’elle vendait ses services.

— Ça me semble convenable. En quoi consiste la mission cette fois-ci ?

— Le boss t’en parlera directement. Il t’attend au Dorminghon à midi. Je t’y emmène.

Leia n’appréciait pas particulièrement la taverne du Dorminghon. Ses clients, majoritairement des bandits, la dévisageaient comme un simple morceau de viande. Mais ce qu’elle redoutait le plus, c’était le propriétaire des lieux : Stanley Chanders, l’un des chefs de la plus influente organisation criminelle de Little-Garp. Il contrôlait les quartiers de Brikstorm, Zayford et Jondal, ce qui lui conférait une puissance considérable et une armée d’hommes à sa disposition.

Dorante Rodan était l’un de ses hommes de confiance. Stanley l’avait recueilli alors qu’il n’avait que cinq ans, après la mort de ses parents, qui avaient eux-mêmes aidé à bâtir son empire criminel. Aujourd’hui âgé du même âge que Leia, Dorante était grand, avec une carrure qui lui attirait toutes les filles de la ville, Leia comprise. Sa peau métissée, héritée de sa mère, et ses boucles retombant sur son front lui donnaient un air charmeur.

Leia marchait derrière lui, détaillant son allure. Sa veste longue noire sculptait sa silhouette avec élégance. Il avait complété sa tenue d’une chemise blanche et d’un pantalon légèrement trop grand, qui tombait sur ses bottines en cuir non cirées. Il remit son chapeau sur sa tête. « Vraiment utile pour se protéger du soleil inexistant », pensa Leia.

Malgré leurs fréquentes disputes en mission, Leia et Dorante formaient un duo inséparable. Ils savaient tous deux qu’ils allaient encore devoir faire équipe cette fois-ci.

Ils entrèrent dans la taverne d’un pas décidé. Leia tentait de paraître confiante, mais son langage corporel trahissait son malaise. Au fond, à la même table que d’habitude, elle aperçut Stanley Chanders. Il était installé confortablement, un verre de whisky à la main et ses bottes en cuir posées sur la table. Il discutait avec d’autres hommes, mais en les voyant entrer, il leur fit signe de déguerpir. Leia s’approcha.

Plus elle avançait, plus elle pouvait analyser son visage : blême, fatigué, sérieux. Ses yeux, l’un blanc et l’autre marron, reflétaient une vie dure et violente. Son visage était marqué par quatre cicatrices traversant son iris blanche. La partie inférieure de son visage était recouverte d’une barbe finement taillée, poivre et sel, assortie à ses cheveux impeccablement coiffés. Des rides creusaient sa peau.

Stanley Chanders dégageait un charisme indéniable aux yeux de Leia. Son apparence renforçait cette impression : un long manteau orné de divers pendentifs, porté sur une chemise sombre. De sa main couverte de bagues, il lui fit signe de s’asseoir. Leia obéit immédiatement. D’un geste, il lui servit un verre de whisky, qu’elle avala d’une traite.

— Bonjour Leia, comment te portes-tu ?

Stanley afficha son plus beau sourire, celui qui cachait souvent une sombre vérité.

— Toujours aussi bien. Merci de t’inquiéter pour moi, répondit-elle aussitôt.

Leia Pendleton n’éprouvait aucune animosité envers Stanley Chanders, bien au contraire. À son arrivée à Little-Garp, il l’avait prise sous son aile, malgré son passé de pirate. Il lui était resté fidèle et ne l’avait jamais dénoncée à la police locale.

Stanley Chanders était l’homme le plus puissant de la ville. Il s’était fait accepter par la population après avoir éliminé le gang d’Eliott Johans et s’était installé dans le quartier ouest, à Jondal, dans lequel il offrait son aide à ceux dans le besoin.

Il avait toujours voulu se montrer froid et distant, mais ses hommes savaient qu’il cachait un cœur en or. S’il aidait les plus démunis, c’était parce qu’il avait lui-même connu la misère. Sa mère, Jane Chanders, une prostituée, l’avait eu à quatorze ans d’un client, Eliott Johans, un vieux porc qui dirigeait la plus grande organisation criminelle de NewField. Celui-là même qui avait formé Éric Naseby. Jane était rapidement tombée dans la drogue et avait été incapable de s’occuper de son fils. Stanley avait dû subvenir à leurs besoins en effectuant les travaux les plus pénibles et en volant les riches. Lorsque sa mère fut renvoyée à cause de son addiction, elle tomba malade et mourut d’une overdose alors que Stanley n’avait que sept ans.

Le garçon décida alors de rassembler d’autres enfants des rues, dont les parents de Dorante Rodan, et forma le clan Chanders, en hommage à sa mère. Son seul objectif : tuer son père, l’homme qui avait détruit la vie de Jane. À quinze ans, il retrouva Eliott Johans et le poignarda de sang-froid. Depuis, il était craint dans tout Little-Garp et haï par les alliés d’Eliott Johans, notamment par Éric Naseby.

Leia respectait Stanley Chanders. Alors, lorsqu’il demandait un service, elle n’avait pas d’autre choix que d’accepter.

— Tu dois sûrement savoir pourquoi tu es ici, p’tite rousse ?

Leia hocha la tête. Stanley l’appelait ainsi depuis qu’elle avait rejoint le clan. Au début, ce surnom l’agaçait, mais avec le temps, elle s’y était habituée.

— Je n’ai pas tous les détails, mais je vois les grandes lignes. (Elle se pencha légèrement vers Stanley.) Alors, de quel genre de service s’agit-il cette fois-ci ?

— Du plus gros jamais organisé par le clan, répondit Stanley avec un sourire en coin.

Les hommes de Stanley Chanders s’étaient rassemblés autour de la table sans que la petite rousse s’en rende compte. Tous affichaient un air sérieux, les bras croisés. Seul Dorante Rodan était resté derrière le bar à siroter son verre. Voyant qu’elle l’observait, le jeune homme leva son verre en souriant.

« Tout cela ne présage rien de bon », songea Leia.

Stanley fit semblant de tousser, attirant à nouveau l’attention de Leia sur lui. Il avait remarqué que la jeune fille était perdue. Son regard de détresse lancé à Dorante l’avait trahie quant à ses sentiments pour le chef du clan.

— Laisse-moi t’expliquer, reprit Stanley Chanders. Tu connais le clan Naseby ?

— Oui, bien sûr ! Le chef m’avait demandé mes services il y a quelque temps pour voler un objet dans un manoir… je ne sais plus lequel. D’ailleurs, cela fait drôlement longtemps qu’il ne m’a pas contactée, marmonna-t-elle sans s’en rendre compte, une habitude qui ne plaisait pas à Stanley. Pourquoi ?

— Il y a un mois, Éric Naseby, le chef du clan Naseby, est revenu en ville après une longue absence… Où déjà ?

Chanders se retourna vers l’un de ses hommes, mais celui-ci fit signe qu’il n’en savait rien.

— Enfin bref, passons, reprit-il. Mais il n’est pas revenu les mains vides. Il possède une arme surpuissante.

Stanley attisait de plus en plus la curiosité de Leia, qui ne supportait pas son suspense.

— Quel genre d’arme ? demanda-t-elle.

— Une hache capable de contrôler la foudre. Tu en as entendu parler ?

— Non, répondit-elle en portant une main à son menton pour réfléchir. Normalement, il est impossible de créer des armes capables de manipuler les éléments naturels. Ce serait contre-nature… même si certains mages y parviennent. À moins que… Non, rien.

Leia pensa aux pouvoirs que les gemmes magiques pouvaient conférer à leurs utilisateurs. Elle-même en possédait une depuis son enfance : la gemme violette, qui lui avait octroyé des pouvoirs psychiques. Elle savait qu’il en existait d’autres dans le monde, mais elles étaient rares. Jamais encore elle n’avait entendu parler d’une gemme capable de contrôler la foudre via une arme. La seule qui pourrait s’en rapprocher était la jaune, mais elle saurait si son pouvoir était dans la ville.

— J’ai toujours entendu parler des armes des nains de Bermark, reprit-elle. On raconte qu’ils sont les meilleurs forgerons que le monde n’ait jamais connus, avec les géants d’Alrof.

— Tu penses que l’un d’eux a forgé cette arme ? demanda Dorante, qui s’était approché de la table.

— Il est peu probable que ce soient les géants, répondit Leia. Si Éric Naseby est capable de la manier, cela signifie sûrement qu’elle est à sa taille. Or, depuis des années, les géants ont coupé tout contact avec le monde extérieur. On dit qu’aucun homme ne peut sortir vivant de leur territoire. Ce seraient donc les nains de Bermark qui l’auraient forgée, et elle pourrait être inspirée de l’un de leurs dieux, capable de créer la foudre avec son marteau. Mais jamais ils n’auraient laissé un humain utiliser une telle arme. Le plus logique serait qu’il l’ait volée à son propriétaire. Si c’est le cas, cela n’annonce rien de bon. Les nains sont de fiers guerriers prêts à tuer quiconque souille leur honneur. Le créateur de la hache doit certainement être à la recherche de l’origine de Naseby. Il faut lui rendre cette arme si nous voulons éviter les ennuis…

Leia parlait toute seule, perdue dans ses pensées. Se rendant compte de son égarement, elle leva la tête et afficha son plus beau sourire.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Parce que nous comptons la lui voler, répondit Chanders.

— Hein ?!

« Rien de pire ne pouvait arriver », pensa Leia. Elle n’avait aucune envie de se mettre un nain à dos ; ce serait sa mort assurée, et elle se considérait encore trop jeune pour mourir. D’un autre côté, refuser d’aider Stanley Chanders lui vaudrait d’avoir tous ses hommes à ses trousses. Jamais, selon elle, il ne voudrait restituer une arme aussi puissante à son propriétaire.

— Pour… pourquoi la voler ? réussit-elle à demander.

— Naseby a tué plusieurs de mes hommes avec cette hache depuis son retour. Je compte bien lui faire payer en lui prenant son joujou et en le détruisant une fois pour toutes. J’ai besoin de tes talents de voleuse pour me la récupérer. Tu es avec moi ?

— De toute façon, je crois bien que je n’ai pas le choix, souffla-t-elle.

— Comment ça ?

Stanley Chanders la regarda avec irritation. Leia venait de se rendre compte qu’elle avait parlé trop fort.

— Non, non, rien ! se reprit-elle précipitamment. Mais pour une mission aussi dangereuse, je veux d’abord la moitié de ce que tu me dois.

Dorante Rodan jeta une bourse remplie de pièces de rougols sur la table. Leia l’examina avant de la glisser dans son corset. Sa robe épaisse n’avait pas de poches.

— Bien, marché conclu, déclara Chanders en se levant pour lui tendre la main.

Leia l’accepta à contrecœur.

— Nous allons détruire le clan Naseby.

Leia avait du mal à se réjouir de cette mission, contrairement aux autres. Mais elle craignait Chanders. Son attitude lui rappelait vaguement quelqu’un qu’elle avait rencontré dans son enfance, dont elle ne se souvenait plus du nom. Tout ce dont elle était certaine, c’était qu’il lui faisait peur. Enfin, c’est ce qu’elle pensait. La vérité était que cet homme lui rappelait, d’une certaine manière, un autre qu’elle avait rencontré sur un navire pirate. Un homme qui lui avait tant donné… et à qui elle avait tout pris. Peut-être était-ce pour cela que Leia acceptait tous les services que Stanley Chanders lui demandait.

La Morsure des Mers s’était arrêtée sur une île au large de l’empire de Formana. La petite Leia ne comprenait pas ce qu’elle faisait en cet endroit. Après sa punition, on l’avait de nouveau enfermée dans sa prison, et elle n’en fut libérée que le matin même.

Deux hommes étaient montés sur le navire. La petite fille ne les avait jamais vus. Leur peau était soit trop claire, soit trop foncée par rapport aux habitants de cette île.

« Ils ne doivent pas venir d’ici… », pensa-t-elle.

Le premier était assez grand et avait une démarche posée. Ses yeux, bleus comme la mer, étaient perdus dans le lointain. L’homme semblait triste. Son visage, marqué par la fatigue, laissait apparaître quelques rides et une barbe naissante mal rasée. Ses beaux cheveux châtains et ondulés retombaient sur ses épaules carrées. Il dégageait une certaine fierté, comme si rien ne l’effrayait. Pourtant, Leia percevait dans son expression qu’il souffrait.

— Braden Nelson, Owen Pendleton, que je suis content de vous revoir, mes amis ! les accueillit John Canterbelt.

Owen Pendleton fut le premier à serrer le capitaine pirate dans ses bras. Cet homme intimidait Leia. Il dégageait une prestance qui laissait penser qu’il était dénué de toute faiblesse. Son regard sombre et son expression dure reflétaient la cruauté qu’il pouvait avoir. Ses cheveux noirs, aussi sombres que sa peau, étaient soigneusement attachés en dreadlocks, comme beaucoup de pirates. Pendleton remarqua la petite fille.

— Que fait une gamine sur le navire, capitaine ? demanda-t-il en la fixant tel un chasseur observant sa proie.

— Disons que c’est, en quelque sorte, une… apprentie, répondit John Canterbelt après une brève hésitation.

Le dénommé Braden Nelson posa à son tour les yeux sur Leia. Lorsque leurs regards se croisèrent, la petite rousse crut discerner une certaine tendresse dans ses prunelles. Braden, quant à lui, pensa à son jeune fils qu’il venait de quitter. Sa famille, à Vich-Tori, lui manquait.

Owen Pendleton et Braden Nelson suivirent John Canterbelt jusqu’à la cabine du capitaine. Après six ans d’absence passés aux abords de la forêt d’Erminnad, le capitaine attendait leur rapport. Les deux hommes, que John Canterbelt avait connus enfants, étaient désormais des matelots aguerris de la Morsure des Mers, capables d’accomplir n’importe quelle mission pour leur capitaine.

Cette fois, leur objectif était de retrouver deux gemmes magiques conférant des pouvoirs extraordinaires à leur détenteur. Malheureusement, seul Owen Pendleton en avait trouvé une. Il avait réussi à soutirer des informations sur le sujet en se mettant au service de William Dafno. Braden Nelson, qui avait mené une vie discrète au village de Vich-Tori, était revenu bredouille. Du moins, c’est ce qu’il prétendait. En réalité, il avait trouvé la gemme jaune, mais il s’était bien gardé de la remettre à son capitaine. Il comptait la confier à un vieil homme de Vich-Tori pour qu’un jour, son fils, Elendio Nelson, puisse s’en servir et détruire John Canterbelt.

Leia se tenait derrière la porte. Jason Deldecor, le second du capitaine, lui avait demandé de rapporter le repas de son supérieur. La petite fille craignait de déranger. Des cris de colère éclatèrent soudain dans la cabine. Les hommes se disputaient. Brusquement, la porte s’ouvrit, révélant le visage dur d’Owen Pendleton. Ses bras nus étaient recouverts de blessures et de sang. Leia se demanda ce qu’il venait de se passer.

Elle frappa timidement à la porte entrouverte, faisant face à John Canterbelt, qui brandissait un poignard ensanglanté, et à Braden Nelson, silencieux, le visage crispé et blessé.

— Capitaine, je vous rapporte votre dîner, murmura-t-elle en tremblant.

— Pose-le sur la table et file vite, répliqua Canterbelt sans la regarder.

Leia obéit rapidement, mais il lui asséna un coup de pied dans le dos pour la faire sortir.

La fillette se rendit dans la cale du navire, là où personne ne pouvait la déranger. Elle venait souvent s’y réfugier lorsqu’elle avait besoin de solitude. Se recroquevillant derrière les tonneaux de rhum, elle se sentait en sécurité.

Mais cette fois, elle n’était pas seule. Owen Pendleton était là, en train d’enrouler un bandage autour de son biceps ensanglanté. Lorsqu’il l’aperçut, il fronça les sourcils.

— Que fais-tu ici, gamine ?

Son regard était rempli de colère. Il ne voulait voir personne. Après avoir été maltraité par John Canterbelt, il était trop furieux pour supporter une présence.

— J’aime bien cet endroit, répondit Leia en baissant les yeux. Si je vous dérange, je peux partir.

Elle opéra un demi-tour pour rejoindre son cachot habituel.

— Attends !

Elle se retourna. Owen s’était décalé pour lui laisser une place.

— On peut partager l’espace, si ça ne te dérange pas.

Leia s’installa près de lui, toute petite.

— Ne crains rien, dit-il avec un sourire. Je ne vais pas te manger.

Leia fut surprise par ce sourire. Il était chaleureux, sincère.

Lui, examinait le corps de la gamine qui se tenait à côté de lui. « Son prénom, c’est Leia », se souvint-il lorsqu’il avait demandé son nom à l’un des matelots plus tôt dans la journée. Ce qui le marqua en la regardant, c’était son extrême maigreur, à tel point que l’on voyait la forme de ses os. Mais ce n’était pas la seule chose qui la rendait repoussante : son odeur jouait aussi un rôle.

Leia avait des saletés incrustées et des cicatrices éparpillées sur sa peau pâle, laissant apparaître, par endroits, des traces de pourriture. Elle possédait de longs cheveux cuivrés et bouclés qui retombaient devant ses yeux. « Qu’est-ce qu’ils sont sales et emmêlés… » pensa Pendleton.

La petite Leia leva vers lui ses grands yeux vert émeraude. Owen pensa que c’étaient les plus beaux yeux qu’il ait jamais vus. Leur couleur, semblable à celle d’une pierre précieuse, reflétait une innocence propre aux enfants.

« Pauvre enfant… Elle doit tellement souffrir… » songea-t-il.

— Je ne vous ai jamais vu ici, commença Leia. Le capitaine a l’air de bien vous connaître. Vous et votre compagnon, Braden Nelson.

La voix de la petite fille était douce, sans traces d’amertume ni de peur. Cet enfant n’était qu’un être de pureté et de bonté.

« Elle est si jeune et si innocente, » songea Owen. « D’ici quelque temps, John Canterbelt la brisera de l’intérieur. Cette pauvre enfant deviendra comme moi et les autres… Des êtres sans cœur. »

— C’est normal, lui répondit-il. Avec Braden, on était en mission pendant très longtemps dans les environs. Mais moi, personnellement, je fais partie de cet équipage depuis que j’ai ton âge. Tu as quel âge ?

— Je ne sais pas vraiment. Je crois avoir quatre ans.

— Ah, eh bien non, du coup. (Owen lâcha un petit rire.) Moi, je suis ici depuis mes sept ans. Mais Braden Nelson, lui, est ici depuis qu’il est tout petit.

— C’est vrai ?

Le regard de Leia s’illumina en comprenant qu’elle n’était pas seule dans cette situation. Elle ne savait pas pourquoi, mais la présence d’Owen lui faisait du bien. Elle avait remarqué qu’il n’était pas très à l’aise avec les enfants, mais parmi tous les hommes de Canterbelt, il était le seul à se montrer bienveillant avec elle.

La petite fille grelotta. Owen Pendleton ôta son manteau et le posa sur ses épaules avant de la serrer contre lui pour la réchauffer.

Pendleton savait qui était cet enfant et pourquoi John Canterbelt ne l’avait pas tuée. Leia, elle aussi, connaissait ses origines, révélées par un matelot ivre. Ses parents, figures importantes de l’Empire de Drakonia, avaient été massacrés par les pirates de la Morsure des Mers lors du coup d’État de l’Empire. John Canterbelt avait aidé le chef des révolutionnaires à orchestrer ce renversement pour des raisons qui restaient mystérieuses. Pourtant, Leia n’avait jamais confié son secret à qui que ce soit.

Owen Pendleton, conscient de l’importance de Leia dans ce monde, choisit de se taire. La petite avait déjà trop souffert, et il refusait de lui imposer un fardeau supplémentaire. Ils restèrent donc assis ensemble, se réchauffant l’un l’autre, dissimulant la vérité aux yeux du monde.

Mais Pendleton nourrissait une détermination farouche : un jour, il ferait payer Canterbelt pour toutes les vies qu’il avait prises.

Leia, de son côté, savourait ce rare moment de tendresse et ferma les yeux, s’autorisant à rêver. Elle était persuadée qu’avec cet homme à ses côtés, plus aucun mal ne pourrait lui arriver.

Mais Leia se trompait. Car c’était bien cet homme qui allait devenir la plus grande cause de sa souffrance.

Leia Pendleton avançait aux côtés de Dorante Rodan vers le repaire de la famille Naseby. À plusieurs reprises, la jeune femme avait dû accomplir quelques missions pour ce clan en échange de rougols. Leia n’aimait pas travailler pour eux. En tant que femme, ils ne la considéraient que comme une pauvre fille à marier. Au moins, se disait-elle, chez les Chanders, elle était plus respectée.

Une fois arrivés à la taverne, le Nary’s, le duo y entra d’un pas assuré. Dorante avait pu accompagner Leia, car le clan Naseby ne l’avait encore jamais rencontré en raison de son jeune âge.

Leur mission était de soudoyer le chef du clan, Éric Naseby, afin d’intégrer l’organisation et, par la suite, de trouver le meilleur moment pour voler la hache. Dorante devait se faire passer pour son frère adoptif, un jeune homme ayant de bons contacts avec les trafiquants d’armes.

À l’intérieur du Nary’s, il fallut peu de temps à Éric Naseby pour remarquer la présence de Leia et de cet inconnu. Éric était plus jeune que Stanley Chanders, et cela se voyait à son visage presque exempt de rides. Sa peau, très fine, donnait l’impression qu’il avait jeûné pendant longtemps. Sa moustache noire, soigneusement taillée, fine et élégante, formait une boucle aux extrémités. Elle était accompagnée d’une barbe assortie, dessinant un cercle et pointue au menton. Ses cheveux plaqués sur les côtés laissaient retomber quelques mèches fines sur ses yeux.

Contrairement à Stanley, Éric Naseby avait un regard sournois, tel une vipère prête à frapper à la moindre faiblesse. Leia détestait croiser ses yeux noirs. Dorante, lui, frissonna en le voyant pour la première fois en chair et en os.

— Leia, ma chère ! Que je suis content de te revoir !

Naseby se leva et accueillit la jeune femme avec un sourire chaleureux, la prenant dans ses bras. Dorante se sentit invisible et en fut vexé. Il s’avança d’un pas et toussa bruyamment pour se faire remarquer.

— Erwan Duster, enchanté ! se hâta-t-il de dire en tendant la main à Éric Naseby.

— On se connaît ? demanda ce dernier, intrigué.

— Non, pas vraiment, intervint Leia en donnant un discret coup de coude à son compagnon. Voici mon jeune frère adoptif. Ma mère l’a recueilli après la mort de ses parents biologiques. Il vient du royaume de Cornov et m’accompagne pour m’aider dans mes affaires.

— Bien, si cela t’arrange, répondit Naseby, totalement indifférent à Dorante. Sinon, qu’est-ce qui t’amène ici, ma chère Leia ?

Il entraîna la jeune femme à sa table et lui servit un verre de whisky. Dorante fulminait intérieurement d’être ainsi ignoré, mais, gardant son calme, il s’installa près d’eux.

— Je voulais simplement savoir comment vous alliez, dit Leia. J’ai entendu dire que vous aviez disparu du jour au lendemain. La ville était sens dessus dessous.

— Cela me fait plaisir que tu t’inquiètes pour moi, répondit-il en la prenant par les épaules. Tu sais que tu es une personne très importante à mes yeux.

Leia n’appréciait guère la manière dont il se comportait avec elle. À ses yeux, ce n’était qu’un pauvre ivrogne.

— Et où étiez-vous passé tout ce temps ? demanda-t-elle d’une voix faussement innocente.

— Un vieux nain m’a emprisonné alors que j’essayais de lui voler une de ses armes. Mais rassure-toi, ma jolie, j’ai pu m’en sortir indemne… et avec un petit présent en prime.

Dorante perçut l’odeur d’alcool qui émanait de sa bouche et détourna la tête lorsque le chef du clan se tourna vers lui.

— Vraiment ? demanda-t-il, feignant l’intérêt. Pourrions-nous la voir ? Si cela ne vous dérange pas, bien sûr.

Tous les regards se braquèrent sur Rodan. Leia craignit que son compagnon ne manque de crédibilité. Mais la salle était emplie de clients ivres, ce qui jouait en leur faveur.

Naseby fit signe à l’un de ses hommes d’aller chercher l’arme. Lorsque celui-ci revint, Leia et Rodan en restèrent sans voix. Il s’agissait bien d’une hache, mais pas d’une hache ordinaire.

Son métal étincelait comme un miroir, réfléchissant les lumières alentours en un éclat brillant. Des motifs ciselés représentant les dieux nains ornaient la lame, gravés avec une précision remarquable. Le manche, fait d’un bois robuste, était lui aussi sculpté de motifs raffinés, ajoutant encore à la richesse de l’arme.

— Cette arme est magnifique, murmura Leia, fascinée.

— Et tu n’as encore rien vu, ma belle, répondit Éric Naseby.

Il attrapa la hache d’une main et se dirigea vers la cour, suivi par l’ensemble des clients de la taverne, Leia et Rodan inclus. Une fois à l’extérieur, il la brandit vers le ciel. Instantanément, les motifs gravés sur la lame s’illuminèrent d’un bleu éclatant.

Lorsqu’il abattit l’arme sur une bûche de bois, la foudre s’abattit exactement au même endroit, réduisant la bûche en un tas de cendres fumantes. Il se tourna vers Leia avec un grand sourire.

— N’est-ce pas merveilleux ? lança-t-il, sans attendre de réponse.

« C’est terrifiant », pensa Leia. Jamais elle n’avait vu une arme capable d’un tel prodige. D’où provenait ce métal ? se demanda-t-elle.

Elle comprit alors à quel point cette hache était dangereuse. Elle ne devait absolument pas tomber entre de mauvaises mains.

Leia Pendleton venait de prendre une décision. Elle rendrait cette arme à son véritable propriétaire… même si cela signifiait trahir Stanley Chanders.

L’île de Carganove était le repaire des pirates de la Morsure des Mers. N'étant affiliée à aucun gouvernement, c’était le capitaine John Canterbelt lui-même qui la dirigeait. Cet endroit était un véritable lieu de violence, d’alcool et de prostitution. Seule la loi du plus fort y était respectée.

Cela faisait désormais deux années entières que la petite Leia n’avait pas posé les pieds ailleurs que sur la terre de cette île. Assise sur un rocher, elle attendait l’arrivée de la Morsure des Mers. John Canterbelt avait trouvé une carte au trésor menant au plus grand coffre qu’un homme pouvait espérer découvrir.

Mais ce n’était pas le capitaine que la petite fille attendait. C’était Owen Pendleton. Bien qu’elle n’ait eu l’occasion de lui parler que deux fois, Leia appréciait beaucoup cet homme. Alors, lorsque le navire toucha enfin le rivage, pour la première fois, la gamine courut de ses petits pieds pour accueillir la Morsure des Mers avec un large sourire.

Leia n’était pas la seule à sourire. Tous les membres de l’équipage partageaient la même joie, mais pas pour les mêmes raisons : le bateau était rempli de pièces d’or. Face à cette fortune, John Canterbelt se disait qu’il pourrait rester sur son île pendant un bon siècle.

Lorsque tout l’équipage descendit, la petite Leia fut bousculée de toutes parts. Rejetée par chacun, elle n’eut d’autre choix que de retourner seule dans son coin.

Le soir même, les pirates organisèrent une grande fête sur toute l’île. Comme à son habitude, Leia était de service. Elle courait entre les grandes jambes des hommes et des femmes enivrés par l’alcool. Mais alors qu’elle servait une nouvelle chope de bière, elle en renversa involontairement sur la chemise d’un homme corpulent. Celui-ci, envahi par la colère (et l’alcool), la saisit brutalement par le bras et l’envoya valser dans un recoin isolé.

— Tu ne perds rien pour attendre, gamine. Tu sais combien elle m’a coûté, cette chemise ?!

L’homme ne laissait transparaître aucune fureur sur son visage. Bien au contraire, il riait. Il s’approcha lentement du petit corps frêle de Leia. La fillette sentit le danger. L’homme posa une main sur le bas de son ventre, tandis qu’une bave visqueuse coulait sur ses grosses joues.

— Aidez-moi..., tenta-t-elle de murmurer.

Bien sûr, personne ne vint à son secours. Elle était seule face à cet homme. Son regard affolé balaya les alentours à la recherche d’une issue, mais elle n’était encerclée que par deux murs. Plus loin, un vieil homme titubant, une bouteille à la main, posa les yeux sur la scène. En croisant le regard suppliant de Leia, il détourna les yeux et poursuivit son chemin comme si de rien n’était. L’homme corpulent était désormais tout proche.

La petite fille ferma fortement les yeux, espérant que tout cela se termine rapidement. Soudain, un cri retentit. Leia ouvrit les paupières et vit l’homme écroulé au sol, les mains plaquées entre ses jambes.

— Mes couilles ! gémissait-il sans relâche.

Ses sauveurs étaient deux hommes qu’elle avait déjà vus. Un instant plus tard, elle les reconnut : c’étaient Braden Nelson et Owen Pendleton. Ils n’avaient pas changé et arboraient toujours la même prestance qu’il y a deux ans.

— Merci..., murmura-t-elle timidement.

— Il n’y a pas de quoi ! répondit Braden Nelson en lui ébouriffant les cheveux.

Leia n’avait eu l’occasion de parler qu’une seule fois à cet homme. Lorsqu’elle l’avait rencontré, il paraissait triste, ce qui l’avait dissuadée de l’approcher davantage. Les deux hommes s’assirent près d’elle.

— Cela fait longtemps, gamine. Qu’es-tu devenue ? demanda Owen Pendleton.

— Pas grand-chose, à vrai dire, répondit Leia.

— Pourtant, tu as bien grandi depuis la dernière fois qu’on s’est vus.

Leia ne s’était pas rendu compte de son propre changement, mais il était vrai qu’elle avait grandi. Cependant, elle ne se sentait pas différente. Sa vie était restée la même. John Canterbelt, lorsqu’il restait sur l’île, la traitait toujours avec rudesse. Et plus elle grandissait, plus il devenait violent. Récemment, il l’avait soumise à un entraînement au combat avec de vraies armes.

— Depuis combien de temps fais-tu partie de cet équipage ? demanda Nelson.

— J’y ai toujours été, répondit Leia.

— Comme moi, je vois, souffla Braden Nelson, le regard assombri. Mon père était l’un des fidèles hommes de John Canterbelt, mais il est mort au combat. Quant à ma mère... Disons qu’elle a eu plusieurs conquêtes dans l’équipage, dont mon père et le capitaine. Mais lorsqu’elle est devenue trop vieille, ils l’ont jetée par-dessus bord. Mais toi, gamine, comment t’appelles-tu déjà ?

— Leia.

— Leia comment ?

— Juste Leia.

Pendleton donna une légère tape à son ami. Leia refusait de donner son nom de famille. Cela pouvait lui attirer de gros ennuis. Braden comprit immédiatement ce que cela signifiait.

— Tu sais, j’ai un jeune fils d’environ ton âge, ajouta Braden Nelson.

— Ah oui ? Il est où ? demanda Leia, enthousiaste.

— Il est dans un petit village inconnu de tous, avec sa mère, Vich-Tori, répondit Owen à la place de Nelson.

Voyant la moue triste de Leia, Owen comprit qu’elle rêvait d’avoir des amis de son âge. Elle était la seule enfant sur l’île.

— Peut-être qu’un jour, quand tu seras plus grande, tu pourras rencontrer mon petit Elendio, l’assura Braden.

— C’est vrai ?

Le visage de Leia s'illumina. Tous deux trouvèrent que la petite fille était très jolie, heureuse. Owen ne voulait pas que cet enfant connaisse un sort similaire au sien. Il devait la sortir de cet endroit, même si pour cela, il devait aller contre les ordres de John Canterbelt. Braden Nelson partageait le même avis. Les enfants ne devaient pas subir les mêmes destins qu'eux.

Leia Pendleton avait rejoint Éric Naseby dans son manoir. Ce lieu, situé à la sortie de Little-Garp, était tout simplement sublime. Le jardin était recouvert de diverses fleurs, plus exotiques les unes que les autres. Quant au bâtiment, il paraissait majestueux et immense aux yeux de la jeune femme.

Le propriétaire, Éric Naseby, souhaitait organiser une soirée en l’honneur de sa survie chez les nains de Bermark. Il voulait profiter de cet événement pour présenter son tout nouveau jouet. Le chef de l’organisation avait invité la rouquine à assister au bal qu’il organisait, invitation qu’elle accepta rapidement. Elle trouvait que cette cérémonie était l’occasion idéale pour voler la hache.

Après en avoir discuté avec Stanley Chanders, ce dernier eut la même idée qu’elle. Il leur demanda donc, à elle et à Dorante, de se rendre sur les lieux afin d’identifier les failles éventuelles de l’organisation.

— Alors comme ça, c’est ici que vous allez organiser votre cérémonie ? demanda Leia d’un ton faussement naïf pour attirer l’attention d’Éric Naseby.

La jeune femme détestait jouer ce rôle. Cela ternissait son image et la faisait passer pour une fille superficielle et insipide, comme les autres. Mais elle n’avait pas le choix. Dans ce monde dominé par les hommes, une femme devait user de ses charmes pour se faire une place et donner à sa victime l’illusion de sa supériorité.

Ainsi, durant toute la visite, Leia Pendleton posa diverses questions, dont certaines frôlaient la stupidité.

La soirée devait avoir lieu quelques semaines plus tard à cet endroit. Son thème serait inspiré des nains et des géants. La plupart des invités, des personnalités influentes du monde de la culture, devraient revêtir des tenues élégantes respectant ce thème. De nombreux gardes seraient postés aux quatre coins du manoir. Au crépuscule, un magicien réaliserait quelques tours de magie sur scène afin de laisser à Naseby le temps d’aller chercher sa hache et de la présenter à l’assemblée.

Pendant que Leia jouait son rôle d’appât, Dorante s’était infiltré dans le manoir en se faisant passer pour un simple domestique. Se faufilant de salle en salle, il découvrit le bureau d’Éric Naseby, situé juste à côté de sa salle aux trésors, où devait se trouver la hache. Cette dernière était protégée par plusieurs portes renforcées ainsi que par des pièges que Dorante ne parvint pas à déchiffrer. Rodan, depuis son enfance, avait été chargé de voler des trésors pour le compte du clan Chanders. Il savait donc comment analyser un plan et déverrouiller n’importe quelle serrure. La protection du coffre ne l’inquiétait pas. Ce qui le préoccupait davantage, c’étaient les gardes massifs postés devant, armés de fusils dernier cri et d’épées affûtées, sans compter leur armure ultra-résistante en métal.

Dorante termina son repérage et sortit du manoir, faisant signe à Leia qu’elle pouvait désormais se libérer de l’emprise du chef de gang. Pendleton ne se fit pas prier et suivit son ami hors de la demeure. Le vol pouvait commencer.

Petite Leia était allongée sur le sol, du sang coulait de sa tempe droite. Elle avait la tête qui tournait et titubait. Un homme passant à côté d’elle lui cria de faire attention. De plus en plus de pirates débarquaient de leurs navires sur l’île.

L’île de Carganove était attaquée par un pirate ennemi de John Canterbelt. Ce fut l'enfant qui repéra en premier les navires. Ayant prévenu son capitaine, celui-ci décida d’envoyer tous ses hommes au combat, y compris la rouquine. Lui, cependant, resta chez lui.

C’était la première fois que Leia devait se battre. Elle n’avait jamais pris de vie auparavant. Elle courait sur cette plage rouge de sang, un sabre à la main.

Un homme s’effondra à ses pieds. Leia voulut l’aider, voyant qu’il était mal en point, mais il tenta de l’assassiner avec un poignard dissimulé dans ses vêtements. Pensant son heure venue, Leia s’enroula sur elle-même pour atténuer la douleur. Mourir ne lui faisait pas peur. Elle préférait cela à une vie de servitude sous les ordres de John Canterbelt. Mais la mort ne vint pas. Owen Pendleton lui avait sauvé la vie d’une balle de tromblon.

— Reste à mes côtés, lui ordonna-t-il.

Leia obéit. Ils couraient maintenant tous les deux au cœur du champ de bataille. La petite fille ne supportait pas la guerre. L’odeur du sang lui donnait la nausée, et tous ces morts… Coups de sabre, tirs de fusil et de pistolet-tromblon, cris des blessés, sang souillant le sol, pleurs des proches… Elle se demandait quand ces horreurs prendraient fin.

Pendleton attaquait chaque ennemi croisant sa route, sans se soucier de qui ils étaient. Leia, elle, retenait chaque visage mort en se disant qu’il faudrait les enterrer. Elle et Owen s’étaient beaucoup rapprochés depuis son retour sur l’île. L’homme lui parlait de ses aventures, lui apprenait à lire et à écrire. Parfois, il lui donnait des leçons de combat, toujours dans la bonne humeur. Pendleton était gentil avec elle, et cela plaisait beaucoup à Leia.

— ATTENTION ! cria Pendleton.

Leia venait de recevoir un violent coup de bâton à la tête. Sa vision devint floue, elle n’entendait plus les cris d’Owen. Elle vit le sang s’écouler sur le sable, mais ne ressentit aucune douleur. Juste une profonde confusion. Lorsqu’elle aperçut le visage d’un homme complètement défiguré, elle poussa un cri strident qui retentit sur toute la plage. Jamais elle n’avait vu de telles monstruosités. C’était clair dans son esprit : les hommes étaient pires que les animaux.

Owen Pendleton vint l’aider à se relever. La petite fille peinait à marcher. Lorsqu’elle vit un homme foncer sur son ami, ses sens s’éveillèrent brusquement.

— Derrière-toi ! l’interpella-t-elle.

Il était trop tard. Owen venait d'être touché à l'épaule par une balle. Une blessure non mortelle, mais suffisante pour affaiblir le plus vaillant des hommes. Maintenant à genoux, Pendleton affichait un regard métamorphosé. Ses yeux, autrefois doux, ne laissaient plus transparaître que de la haine. Même Leia, en le voyant ainsi, sentit une peur sourde monter en elle.

Ils étaient quatre contre lui. Owen, à court de munitions, dégaina deux dagues de son dos. Se relevant péniblement, il se jeta dans la mêlée, tranchant chaque pirate osant l’approcher. Leia, témoin de la scène, se sentait impuissante. Elle voulait aider son ami, mais elle n'avait ni arme, ni force, ni pouvoir. Owen abattit trois pirates, mais il encaissait également des coups. Sa faiblesse devenait de plus en plus apparente. Soudain, le dernier pirate se précipita sur Pendleton, un poignard serré entre les mains. Owen tourna le regard vers lui, trop affaibli pour réagir.

Un coup de feu retentit.

Le pirate s'effondra.

Leia resta figée, le cœur battant, incapable de détourner les yeux. Derrière, la rouquine était assise, un pistolet tremblant entre ses mains. Tout son corps tremblait, et des larmes coulaient sur ses joues. Pour la première fois, cette enfant de six ans avait tué un homme. L'innocence de Leia venait de s’évanouir.

La petite Leia était à terre, pleurant de tout son être, vomissant le contenu de son estomac. « J’ai tué quelqu’un », répétait-elle sans cesse. Owen Pendleton la rejoignit.

Dans ce champ de bataille, où les hommes s’entretuaient avec fureur, un homme se distinguait. Au milieu du chaos et des cris, il avançait lentement, portant une petite fille dans ses bras. À sa vue, le tumulte se calma. Les combattants s’écartèrent, intrigués par cette vision improbable. Le temps semblait suspendu. La fillette pleurait doucement, et l’homme murmurait des mots apaisants.

— Ne t’inquiète pas, ce n’est pas grave, lui souffla-t-il.

John Canterbelt venait d’arriver, déterminé à mettre fin à cette bataille. Il avait déjà tué un grand nombre d’hommes à lui seul. Cruel, féroce, impitoyable envers ses ennemis. Mais lorsqu’il vit cette scène, son regard se voila d'une tendresse inattendue. Personne ne comprit ce qui se passait dans sa tête. Il voyait cette enfant tremblante dans les bras de celui qu’elle considérait comme un père. Ce n’était pas lui, non. C’était bien Owen Pendleton.

Leia Pendleton et Dorante Rodan étaient assis dans la taverne du Dorminghon, face à Stanley Chanders. Ce dernier achevait son verre de whisky, tout en écoutant attentivement le récit du déroulement de la soirée.

— Je vois..., répétait-il souvent.

Autour d’eux, les autres membres du clan Chanders étaient installés, silencieux.

— Alors, tu as un plan, chef ? demanda Rodan.

Chanders se gratta la barbe en guise de réponse. Il analysait toutes les options possibles pour s’assurer qu’aucune faille ne subsiste. Il savait qu’il serait presque impossible de voler Éric Naseby. Cet homme était bien trop intelligent. Une longue minute s’écoula, durant laquelle l’esprit de Stanley passait en revue chaque possibilité.

— J’ai trouvé ! s’exclama-t-il soudainement.

Tous les regards se braquèrent aussitôt sur lui. Leia, en particulier, semblait être la plus attentive.

— Leia, écoute-moi bien. Tout mon plan repose sur toi, la prévint-il. Je sais que tu n’aimes pas ce genre de mission, mais cette fois encore, tu devras user de tes charmes.

Leia avait toujours détesté cela. Ce n’était pas la première fois que Stanley Chanders lui demandait de séduire quelqu’un pour servir ses intérêts. Mais, à chaque fois, il s’agissait d’hommes qui ne méritaient même pas son regard. « De toute manière, ce sera la dernière fois », pensa-t-elle.

Stanley reprit la parole :

— Je veux que tu participes au bal, comme Naseby te l’a demandé, et que tu te rapproches suffisamment de lui pour lui voler ses clés. Tu sais où il les garde ?

— Dans la poche droite de son manteau, répondit Leia.

— Très bien. Quant à vous, mes chers hommes, vous interviendrez durant la représentation du magicien. À ce moment-là, toute l’assemblée sera réunie dans la grande salle pour assister au spectacle. Déguisés en domestiques, vous infiltrerez le bureau grâce aux clés que la petite rousse vous aura remises et vous volerez la hache avant la fin de la représentation. Assurez-vous d’avoir terminé au moins trente minutes avant la fin, afin de rendre les clés à Leia, qui les replacera discrètement dans la poche de Naseby. Ensuite, vous quitterez le manoir sans attirer l’attention, en emportant l’arme. Un carrosse, où je vous attendrai, sera caché dans la forêt près du portail. Ai-je bien été clair ?

Tous acquiescèrent, sauf Leia, qui réfléchissait déjà à un autre moyen de s’emparer de la hache. Dans le plan de Chanders, son rôle se limitait à rester auprès d’Éric Naseby, et cela ne lui convenait pas. Elle devait s’assurer que l’arme lui revienne avant que Stanley ne mette la main dessus. Il n’y avait qu’une seule solution : la récupérer par la force.

Cela impliquait d’affronter les membres du clan Chanders, et elle détestait cette idée.

Dans l’assemblée, l’enthousiasme général empêchait quiconque de remarquer la contrariété de Leia. Tous, sauf Dorante Rodan, qui trouvait son comportement étrange.

La petite Leia se tenait derrière le comptoir de la taverne de l’île de Carganove, observant Owen Pendleton et John Canterbelt discuter. Elle n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais elle voyait bien qu’Owen était contrarié par la conversation.

— Leia ! Arrête d’espionner le capitaine et mets-toi au travail, lui ordonna Seyni.

Seyni était la femme qui gérait la taverne. Tous les pirates de l’île la connaissaient, et tous rêvaient de passer une nuit avec elle. Malheureusement, sa grande beauté orientale avait déjà attiré l’attention de John Canterbelt. Or, la règle était claire : toute femme qu’il avait choisie ne pouvait tourner autour d’un autre homme.

La petite fille s’empressa donc d’apporter un plateau rempli d’alcool aux clients. Elle en profita pour se rapprocher de la table du capitaine afin d’écouter leur conversation, prenant bien soin de ralentir ses mouvements.

— J’ai toujours fait ce que tu m’as demandé, mais là, tu vas trop loin. Ce n’est qu’une enfant, dit Owen.

— C’est moi le capitaine de cet équipage ! C’est moi qui donne les ordres ici ! Et si je dis non, c’est non ! répondit Canterbelt en frappant violemment la table.

Toute la taverne se retourna, surprise par le bruit. Puis, chacun reprit ses activités, feignant de n’avoir rien entendu.

— Alors, c’est comme ça que tu me remercies ?! reprit le capitaine. Moi qui t’ai recueilli et élevé depuis tes sept ans…

— Tu parles d’une éducation…

Leia s’était encore rapprochée de la table, faisant semblant de balayer le sol. Les deux hommes s’interrompirent brusquement en réalisant qu’elle les écoutait. Canterbelt s’apprêtait à parler lorsqu’une main puissante se posa sur l’épaule de la fillette.

— Désolé, capitaine, c’est moi qui lui ai demandé de balayer toute la taverne, intervint Braden Nelson.

— Fais-la partir d’ici, ordonna le capitaine. Je refuse qu’elle écoute cette conversation.

Braden Nelson attrapa Leia par la main et la conduisit hors de la taverne. La petite fille remercia intérieurement le ciel d’avoir été sauvée par Nelson. Elle avait peu l’occasion de lui parler, car il était souvent en déplacement pour diverses raisons. Mais lorsqu’elle pouvait être avec lui, elle ne manquait jamais une occasion d’écouter ses récits. Leia aimait beaucoup cet homme : elle le trouvait drôle et beau.

— Alors, petite cachottière, on écoute ce que disent les grands ? demanda-t-il avec un sourire.

— Je suis désolée, mais je ne voulais pas qu’il arrive quelque chose à Owen. Je sais que quand le capitaine est en colère, il peut être très méchant…

— Ne t’inquiète pas, l’assura-t-il en posant une main sur sa tête. Il n’arrivera rien à Owen. Il est fort.

Leia sourit en entendant ces paroles. Cet homme avait le don de la réconforter. Ils s’installèrent à une table sur la terrasse de la taverne. Leia lui demanda de lui raconter ses nouvelles aventures, ce qu’il fit avec plaisir. Il parla aussi de son fils, Elendio Nelson. Il répétait souvent que si Leia et lui se rencontraient, ils deviendraient les meilleurs amis du monde. La fillette ne savait pas si c’était vrai, mais elle était certaine qu’elle s’entendrait bien avec lui.

Au bout d’un moment, Owen Pendleton sortit de la taverne, furieux. Il n’avait pas reçu de coups, mais sa conversation avec John Canterbelt ne lui avait pas plu. En voyant Braden et Leia discuter, un sourire se dessina sur ses lèvres. Il appréciait beaucoup cette petite fille, et l’homme en face de lui était à ses yeux son petit frère.

Owen avait sept ans lorsqu’il rencontra Braden Nelson, qui venait alors de naître, à son arrivée dans l’équipage. N’ayant pas de parents, il prit en charge l’éducation du petit Braden. Ensemble, ils devinrent un duo inséparable et se firent rapidement un nom dans la piraterie. « Et dire qu’il a eu un gosse avant moi… » songeait souvent Owen depuis leur retour de la forêt d’Erminnad. Mais cela ne le dérangeait pas. Après tout, lui aussi avait, en quelque sorte, son propre enfant. À force de côtoyer Leia, son instinct paternel avait pris le dessus. Il l’aimait comme sa propre fille.

— Owen ! s’écria Leia en le voyant.

La petite fille lui sauta dans les bras, soulagée de le voir sain et sauf. Owen lui donna une petite tape affectueuse sur la joue avant de rejoindre son frère d’armes et de le saluer. Braden remarqua aussitôt la moue sombre de son ami. « Il s’est passé quelque chose », comprit-il immédiatement.

— Qu’a dit le capitaine ? demanda Braden Nelson.

En guise de réponse, Pendleton tourna son regard vers Leia. Il semblait triste.

— Ça ne te dérangerait pas de devenir une formidable guerrière ? demanda-t-il à la fillette.

— Non… pourquoi ?

Braden comprit aussitôt. John Canterbelt allait utiliser la gemme magique qu’Owen avait rapportée. Et c’était Leia qui allait en payer le prix. Elle serait obligée de se salir les mains… et de perdre une nouvelle fois son innocence.

Ce n’était qu’une enfant.

Leia Pendleton se tenait près du buffet, là où étaient servis tous les merveilleux plats imaginables. Depuis le début du bal, elle restait à cet endroit et n’était pas près de partir. Malheureusement pour elle, la robe que Stanley Chanders lui avait achetée l’empêchait de manger autant qu’elle l’aurait voulu. Son corset lui serrait tellement la taille que la jeune femme avait du mal à respirer. De plus, sa longue jupe, encombrante, l’empêchait de marcher correctement. À chacun de ses pas sur ses talons, Leia devait veiller à ne pas abîmer les somptueux tissus qui composaient sa robe.

Cette dernière était recouverte de fourrure, probablement de cerf, ce qui contrastait avec l’absence de manches, la faisant passer du chaud au froid tout au long de la soirée. Malgré tout, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer la précision des nombreux détails minutieux qui ornaient la tenue. Pour mieux séduire Éric Naseby, Stanley avait opté pour un décolleté révélant une partie de sa poitrine, affirmant que c’était la meilleure arme contre lui.

Pour la première fois, Leia avait été coiffée par des experts, qui lui avaient tressé les cheveux en de nombreuses nattes. Ainsi parée, elle en était méconnaissable.

De son côté, Éric Naseby, occupé à converser avec des invités prestigieux, aperçut enfin Leia et la détailla de la tête aux pieds.

— Waouh ! Leia ! Tu es ravissante ! s’exclama-t-il en s’approchant d’elle.

— Merci beaucoup, cela me fait vraiment plaisir venant de vous, répondit-elle avec un large sourire.

— Et cette ravissante demoiselle accepterait-elle de m’accorder cette première danse ? demanda-t-il en lui tendant la main.

— Bien évidemment.

En temps normal, Leia aurait refusé toute demande de danse, quel qu’en soit l’auteur. Mais cette fois-ci, la situation était particulière. Elle se dit qu’elle devait en profiter.

En se laissant entraîner sur la piste de danse, Leia Pendleton observa les comportements de toutes ces personnes ayant grandi dans l’opulence. La présence de ces invités ajoutait une touche de couleur à ce manoir lugubre. Chacun portait des tenues des plus excentriques, ornées de motifs extravagants. Les femmes, quant à elles, arboraient des robes si volumineuses que certaines peinaient à franchir les portes.

Éric Naseby prit Leia par la taille et la serra si fort contre lui qu’elle pouvait sentir son souffle sur son visage. En maître de la danse, il la fit tournoyer dans tous les sens, au point qu’elle en eut le vertige.

— Cette soirée te plaît-elle ? lui demanda-t-il tout en continuant leur danse.

— Elle est plutôt bien réussie, répondit Leia.

Profitant du fait qu’il examinait son visage, elle en profita pour lui subtiliser discrètement les clés qu’il gardait dans sa poche et les glissa dans la sienne.

Lorsque leur danse prit fin, Leia s’éloigna pour demander un verre à l’un des domestiques.

— Peut-être que madame pourrait d’abord nous offrir une petite compensation, intervint Dorante Rodan, déguisé en serveur infirme.

— Je ne sais pas, j’hésite… Je ne devrais tout de même pas être vue en compagnie d’un simple domestique, répondit-elle avec ironie.

Au moment où Dorante lui tendit son verre de vin, Leia lui glissa discrètement les clés dans la main. Sans attendre, il s’éclipsa.

Voyant que la soirée commençait à s’éterniser, Éric Naseby se plaça au centre de la salle et leva son verre.

— Votre attention, s’il vous plaît.

Toute l’assemblée se tut.

— Si je vous ai réunis ici, ce n’est pas simplement pour danser et bavarder. Si vous êtes présents, c’est pour assister à la présentation de ma plus grande fierté. C’est pourquoi je vous invite à vous rendre dans la salle de spectacle, au bout du couloir, afin d’admirer les merveilles de la magie. Pendant ce temps, je préparerai ma surprise. Alors, amusez-vous !

Cela ne convenait pas du tout au plan de Stanley Chanders. Éric Naseby était censé rester dans la salle de spectacle et participer aux tours du magicien. Leia devait l’arrêter. S’il surprenait ses hommes en train de dérober son arme la plus précieuse, il risquait de reconnaître certains d’entre eux comme appartenant au clan Chanders, ce qui pourrait déclencher une guerre de clans dans toute la ville.

Alors que tout le monde se dirigeait vers la salle, Leia suivit Naseby, qui prenait un autre chemin.

— Vous ne venez pas avec nous ? demanda-t-elle pour tenter de le distraire.

— Je suis désolé, ma chère.

Il effleura son visage du bout des doigts.

— Mais je tiens à ce que cette soirée soit parfaite.

— Oh ! Mais vous m’aviez dit que vous seriez à mes côtés… fit-elle en prenant une moue attristée.

— Je reviendrai bientôt, ne vous inquiétez pas.

— Laissez-moi vous accompagner ! insista Leia.

À ces mots, Éric Naseby comprit que quelque chose clochait. Il devina que Leia cachait quelque chose qui ne lui plairait guère. L’ignorant, il continua son chemin en ordonnant à ses hommes de s’assurer qu’elle rejoigne bien la salle de spectacle.

Lorsqu’il chercha ses clés dans sa poche, il constata avec stupeur qu’elles avaient disparu.

« Ainsi, elle jouait double jeu », pensa-t-il.

Persuadé que Leia était coupable, il rebroussa chemin. Mais lorsqu’il arriva à l’endroit où il l’avait laissée, elle n’était plus là. À la place, ses gardes gisaient au sol, morts.

Pendant ce temps, Leia avançait aussi vite que possible à travers les longs couloirs du manoir. Ses hauts talons et sa longue jupe entravaient sa course. Heureusement, elle arriva à temps au bureau du propriétaire.

Dorante Rodan et son équipe étaient déjà sur place. En la voyant surgir, ils furent surpris.

— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Rodan.

— Il y a eu un imprévu, Éric Naseby sera ici d’une minute à l’autre, répondit Leia, essoufflée.

Son visage se durcit, ses sourcils se froncèrent.

— Dépêchez-vous, les gars, on a moins de temps que prévu, ordonna Dorante.

— Je me charge de gagner du temps, proposa Leia.

Leia Pendleton se posta devant la porte du bureau, attendant l’arrivée d’Éric Naseby. Elle décrocha une épée accrochée au mur pour s’en servir comme arme. Pendleton ne voulait pas révéler à tout le monde son pouvoir issu de la gemme violette.

Éric Naseby arriva, accompagné de soldats, lui-même armé.

— Eh bien, si je m’attendais à ça…, dit-il en apercevant Leia.

— Je suis désolée, Éric, mais je ne vais pas vous laisser partir, lâcha Leia en restant sur ses gardes.

— C’est ce qu’on va voir, ma belle…

Naseby se jeta sur la jeune femme avec son sabre, mais elle parvint à parer l’attaque. Leia savait qu’elle était en infériorité numérique et que ce n’était pas avec un simple sabre et une longue robe qu’elle pourrait prendre l’avantage. Alors que les soldats s’apprêtaient à l’assaillir, elle réussit à en abattre deux. Grâce aux entraînements de son enfance, Leia maîtrisait suffisamment le combat au sabre. Chaque parade apprise lui revenait en mémoire, mais cela ne suffirait pas. Elle allait avoir besoin d’aide.

Soudain, un soldat tira sur elle avec un fusil. Leia n’avait pas le temps de fuir, elle devait agir. Elle n’eut d’autre choix que d’utiliser les pouvoirs conférés par sa gemme. Par la pensée, elle stoppa la balle en plein vol et, d’un mouvement de main, la renvoya vers son tireur. Une brume violette s’échappa du corps du soldat touché.

— Alors comme ça, j’avais affaire à une magicienne depuis tout ce temps…, remarqua Éric Naseby, resté prudemment en retrait.

Leia ne répondit pas.

— Non, je sais… Tu tiens le pouvoir d’une de ces gemmes, poursuivit-il.

Leia fit mine de ne pas l’entendre et continua de se battre.

— Oui, c’est bien ça… Ces gemmes confèrent à leur porteur un pouvoir surpuissant. On raconte qu’il en existe huit à travers le monde. Elles offrent des dons inimaginables…

Leia ne prêtait pas attention à ses paroles. Il disait vrai sur le pouvoir des gemmes, mais il ignorait l’étendue de leur potentiel. La gemme blanche, par exemple, conférait l’immortalité à son porteur et le rendait insensible à toute attaque mortelle. John Canterbelt, son ancien capitaine, possédait ce pouvoir et régnait sur les mers depuis des siècles. Quant à sa propre gemme, la violette, elle lui offrait des capacités de télékinésie. Leia pouvait déplacer les objets à distance et contrôler l’esprit des esprits faibles. Elle usa de cette dernière faculté sur l’un des soldats qui l’attaquait, le plongeant dans un cauchemar sans fin.

C’est alors que le groupe de Dorante Rodan apparut, une hache à la main. Comprenant la situation, ses hommes se jetèrent dans la bataille. Mais les renforts ennemis affluaient.

— Donne-moi ça ! ordonna Leia à Dorante.

— Tu comptes faire quoi ? demanda-t-il, méfiant.

— J’ai une idée, fais-moi confiance.

Après une brève hésitation, Dorante lui remit l’arme. Durant ses voyages de village en village, Leia avait appris à manier des armes magiques. Si cette hache permettait de contrôler la foudre, il devait exister un moyen de l’invoquer. Elle tenta plusieurs mouvements, mais rien ne se produisit. Pourtant, elle fut surprise par la combinaison étrange de sa lourdeur et de sa maniabilité en combat.

Les hommes de Naseby étaient désormais en surnombre. Leia devait agir rapidement, sans révéler l’étendue de ses pouvoirs. Elle leva la hache vers le ciel, imitant le geste qu’elle avait vu chez Éric Naseby, et l’abattit violemment contre le sol.

Un éclair immense jaillit du plafond, pulvérisant le manoir et projetant Leia plusieurs mètres en arrière. Lorsqu’elle se releva, le couloir était enseveli sous les décombres. Alliés et ennemis gisaient, écrasés par les pierres du manoir. Dorante Rodan, bien que vivant, était inconscient. Quant à Éric Naseby, il était mort, son corps n’ayant pas supporté la violente décharge électrique.

Stanley Chanders, qui avait observé la destruction du manoir, accourut. Lorsqu’il croisa le regard de Leia, encore armée de la hache, il l’interrogea d’un ton grave :

— Mais qu’as-tu fait ?

— Je suis désolée… souffla-t-elle avant de s’enfuir avec l’arme.

— Reste ici ! lui ordonna Chanders.

Mais Leia ne s’arrêta pas. Elle savait que si Stanley la capturait, sa mort était assurée. Elle venait de tuer un grand nombre de ses hommes. Pourtant, Chanders ne la poursuivit pas. Il tenait dans ses bras le corps inanimé de Dorante Rodan et restait sous le choc de ce qu’il venait de voir.

Ce ne fut qu’une fois Leia hors du manoir qu’il réalisa qu’elle les avait trahis. Cette jeune femme qu’il avait recueillie alors qu’elle n’avait plus rien…

— Je ferai payer cette traîtresse, jura-t-il.

Leia Pendleton était désormais suffisamment loin pour ralentir le pas. En chemin, elle croisa plusieurs soldats de la ville accourant vers les ruines du manoir. On raconta plus tard que tous les invités avaient péri sous les décombres. Mais cela ne la concernait plus.

Elle devait partir.

Après avoir volé un cheval dans une ferme, elle prit la direction de Little-Garp.

Pour la première fois, Leia souffrait du poids de sa trahison.

La petite Leia venait de recevoir un coup au ventre et s’effondra violemment au sol. Furieuse, elle se redressa et s’élança vers Owen Pendleton pour lui rendre la pareille, mais en vain.

— Je t’ai dit de faire attention à ta défense, dit Pendleton en riant, avant de lui asséner un coup de pied au bras.

— C’est bon, je sais, grommela Leia en boudant.

Cela faisait deux ans que la fillette s’entraînait sous la supervision d’Owen Pendleton pour devenir une formidable guerrière des mers. Avec le temps, elle avait compris que cet entraînement avait pour but de lui permettre de maîtriser des pouvoirs magiques. Pour les obtenir, elle devait recevoir une gemme enchantée qu’elle activerait dans la cité cachée de Rogmad. Ces gemmes, pierres aux propriétés surnaturelles, conféraient des dons extraordinaires à leur porteur. La légende racontait que la déesse de la vie, Vérénis, les avait créées par amour pour un marin avide de puissance. Il en existait huit :

Violette, pour la télékinésie et l’esprit. Orange, pour l’invocation. Jaune, pour la création. Bleue, pour le savoir et la sagesse. Verte, pour la nature. Rouge, pour la manipulation. Noire, pour les malédictions. Blanche, pour la guérison.

Lorsqu’elle serait suffisamment forte, Leia obtiendrait, elle aussi, une gemme.

Owen Pendleton décida alors de l’inscrire aux combats de boxe de l’île. Bien sûr, elle ne remportait aucun affrontement et finissait souvent couverte de blessures, mais son maître trouvait amusant de voir une enfant défier des adversaires bien plus grands qu’elle.

Leia dut également participer aux missions de John Canterbelt, où elle fut amenée à tuer de nombreux hommes. Peu à peu, elle s’endurcit et cessa d’éprouver la moindre émotion à ce sujet.

— Tu dois toujours garder les yeux sur ton ennemi, lui conseilla Pendleton.

— Compris, répondit-elle.

Elle tenta alors de lui asséner un coup de sabre, mais Owen esquiva sans difficulté.

— Comment avance l’entraînement ? demanda Canterbelt en arrivant.

— Plutôt bien, répondit Owen avec un clin d’œil à Leia. On reprend.

John Canterbelt s’installa sur un tonneau, observant la scène depuis la plage de l’île de Carganove. Il lui arrivait fréquemment de surveiller leurs entraînements, ce qui agaçait Leia. Elle appréciait ces moments en tête-à-tête avec Pendleton. Elle s’était beaucoup améliorée au maniement du sabre, bien qu’elle restât bien moins forte que son mentor. Cependant, lorsque ses performances décevaient le capitaine, celui-ci n’hésitait pas à la jeter en prison pendant plusieurs jours après l’avoir fouettée. Il prétendait que cela la rendrait plus résistante.

Leia portait sur son dos les cicatrices laissées par les coups des membres de l’équipage de la Morsure des Mers. Mais ce n’était pas la douleur physique qui lui pesait le plus : ce qu’elle redoutait par-dessus tout, c’était l’obscurité et la solitude des cachots insalubres, grouillant de rats. Heureusement, Owen Pendleton et Braden Nelson venaient souvent lui rendre visite et lui remonter le moral.

Pendant ce temps, Owen Pendleton préparait un projet secret, éveillant la curiosité de Canterbelt. L’attachement qu’il portait à Leia ainsi que son esprit rebelle, qui ne cessait de se développer, agaçaient de plus en plus le capitaine pirate.

— Frappe à gauche, maintenant à droite ! Esquive !

Leia exécutait chaque ordre avec précision, un sourire au coin des lèvres.

« Elle est prête », pensa John Canterbelt.

Il envisageait de lui confier la gemme violette pour qu’elle entame son pèlerinage vers le royaume de Nokwa. Ainsi, elle deviendrait assez puissante pour l’aider à conquérir le monde. Après avoir soumis l’empire de Drakonia, son prochain objectif était Formana. Mais un obstacle se dressait encore sur sa route : Owen Pendleton.

Bien qu’il l’ait vu grandir, Canterbelt savait que son ancien compagnon d’armes finirait par devenir une menace. Depuis plusieurs mois, il avait pris une décision : Owen devait disparaître.

Ce que le capitaine ignorait, c’était que Pendleton avait conscience de ses intentions. C’est pourquoi il préparait en secret sa fuite de l’île de Carganove, en compagnie de Leia, dans l’espoir qu’ils puissent mener ensemble une vie paisible, loin des ténèbres de la piraterie.

Leia Pendleton marchait rapidement à travers les rues sombres de Little-Garp. Jetant des regards vifs dans chaque recoin, elle avançait avec son bagage, espérant ne croiser aucun homme de Stanley Chanders. Le soleil allait bientôt se lever, et la jeune femme devait faire vite. Dès son retour à l’appartement, elle s’était empressée de rassembler ses affaires et de partir en douce. Heureusement pour elle, elle n’avait encore croisé personne. Pourtant, elle savait que le danger la guettait. Avec la hache accrochée à son dos, la rouquine ne pouvait pas passer inaperçue.

C’est alors qu’elle aperçut les hommes de Stanley Chanders, armés de fusils flambant neufs.

— Leia Pendleton, sale traîtresse, on va te faire payer les crimes que tu as commis ! cracha l’un d’eux.

Leia n’avait pas le temps de répondre à leurs injures. Sans prêter attention aux reproches qu’ils lui adressaient, elle s’élança en courant dans une ruelle sombre. Les battements de son cœur s’accéléraient à mesure qu’elle s’éloignait. Elle ne voulait pas se battre contre ses anciens compagnons.

— Arrête de fuir pour une fois et viens te battre ! cria l’un des hommes.

Fuir… Ce mot résonna dans sa tête. Fuir. C’était la seule chose qu’elle savait faire. Fuir. Leia n’osait pas se retourner pour affronter ses problèmes. Elle avait peur… Mais de quoi ? Elle l’ignorait. Cette peur la hantait depuis son enfance. Pour la première fois depuis des années, elle pensa à John Canterbelt, l’homme qui lui avait gâché toute son enfance. Mais surtout, un visage lui revint en mémoire. Celui de l’homme qui lui avait donné son nom. « Quel était son nom ? » Elle n’arrivait pas à s’en souvenir, ni même à se rappeler quel lien l’unissait à lui. Depuis qu’elle avait quitté l’équipage de la Morsure des Mers, Leia Pendleton avait décidé d’oublier cette partie de sa vie et de tourner la page.

Soudain, une balle de fusil frôla son visage. Dorante Rodan l’attendait derrière une maison, son arme à la main droite. Son regard était sérieux, et son visage marqué par des blessures récentes qui n’avaient pas eu le temps de cicatriser. Alors qu’il la fixait intensément, Leia fit mine de ne pas le voir, baissant les yeux en passant à côté de lui. Dorante, lui, ne bougea pas. Son corps refusait de lever la main sur son ancienne camarade.

Leia arriva enfin au port de la ville. Elle s’empressa de sauter sur un petit navire à voiles. Tandis qu’elle défaisait les liens qui retenaient le bateau à la terre ferme, elle aperçut Dorante. Il était debout, figé, la regardant comme un enfant regardant sa mère partir.

— Leia… souffla-t-il en s’approchant.

— Je suis désolée, parvint-elle à dire, la gorge serrée.

Elle posa un pied-à-terre pour enlacer son ami. Il la serra contre lui. Son corps tremblait.

— Je ne comprends pas… Pourquoi as-tu fait ça ? murmura-t-il.

— Je n’avais pas le choix. Les nains sont des êtres dangereux.

— Alors, tu as fait ça pour nous ?

Leia hocha la tête. Dorante la regardait maintenant avec une expression presque innocente. « Ce n’est qu’un enfant », pensa-t-elle avec tendresse.

— Si tu as besoin de mon aide, préviens-moi. Va, je vais les ralentir, dit-il.

— Merci. Sache que je t’ai toujours considéré comme un ami. Toi, comme Stanley Chanders.

En guise de réponse, Dorante Rodan fit un simple mouvement de tête. Leia monta à bord du navire et mit les voiles en direction de l’île de Bermark. Un pincement lui serra le cœur. « Encore une fois, je suis en train de fuir », pensa-t-elle en regardant une dernière fois son ami. Leia Pendleton quittait une nouvelle île pour en rejoindre une autre, abandonnant derrière elle ses anciens compagnons. Et cette fois-ci, son voyage la menait vers Bermark, l’île des nains, où elle pourrait rencontrer le créateur de sa hache, Merinlt Doigts-de-Métal.

La petite Leia était de nouveau enfermée dans la même cellule. Depuis qu’elle avait activé la gemme au royaume de Rogmad, plusieurs mois auparavant, le capitaine John Canterbelt était devenu beaucoup plus dur avec elle. La petite rousse ne savait toujours pas contrôler ses pouvoirs, ce qui la rendait dangereuse aux yeux des membres de l’équipage de la Morsure des Mers. À plusieurs reprises, Leia avait failli tuer quelqu’un à cause de son don pour la télékinésie.

Accroupie à terre, elle attendait que le sommeil vienne la chercher. Au lieu de cela, ce fut la silhouette d’Owen Pendleton qui apparut.

— Viens, Leia, je vais te sortir de là, chuchota-t-il en ouvrant la cellule.

Leia ne prononça pas un mot. Elle savait qu’elle devait rester discrète si elle ne voulait pas que, lui et elle, aient des ennuis. Une fois sortis des cachots, la petite demanda :

— Pourquoi m’as-tu libérée ? Le capitaine ne laissera jamais passer ça.

— Pour t’emmener loin de cet enfer, répondit-il sérieusement.

Leia avait du mal à comprendre ce qu’il voulait dire, mais elle savait que ses intentions étaient bonnes. Soudain, des larmes montèrent à ses yeux.

— Ne pleure pas, ne t’inquiète pas, la rassura Pendleton en voyant ses larmes couler. Je te promets que cet enfer sera bientôt fini.

— Et qu’est-ce qu’il adviendra de nous ?

Owen la prit dans ses bras et lui tapota les joues.

— On va partir dans un endroit où nous pourrons vivre en toute sécurité. On se fera passer pour un père et sa fille ayant décidé de changer de vie.

— Mais Owen, on ne se ressemble pas du tout. Toi, tu as la peau noire et moi, la peau pâle.

— Ne t’inquiète pas pour ça, c’est le cadet de nos soucis.

Ils avaient atteint le rivage, où un petit navire à voiles les attendait. Leia sentit son cœur s’accélérer. Elle qui n’avait connu que la vie à bord d’un équipage pirate voyait enfin ses souffrances toucher à leur fin. Un grand sourire illumina son visage, faisant rire son sauveur.

C’est à ce moment-là qu’Owen Pendleton fut transpercé par une balle de pistolet.

John Canterbelt se tenait derrière eux, son arme braquée. Il paraissait sérieux, puissant. Beaucoup trop puissant. L’espoir de la petite fille s’envola lorsque Pendleton s’effondra à genoux. Sa jambe gauche était touchée. D’autres membres de l’équipage s’étaient rassemblés autour d’eux. Braden Nelson se tenait en retrait, l’air triste.

— Toi, tu peux partir, Owen. Mais Leia reste avec moi, déclara John Canterbelt.

— Jamais je ne te la laisserai, rétorqua Pendleton.

— C’est comme ça que tu me remercies, après tout ce que j’ai fait pour toi ?

— Tu ne m’as apporté que de la souffrance.

L’unique œil de John Canterbelt s’assombrit. Leia connaissait ce regard. Elle l’avait vu trop souvent.

— Si c’est ce que tu penses, alors meurs.

— Non ! Ne faites pas ça ! cria Leia. Je vous en supplie ! C’est la personne que j’aime le plus !

Owen la regarda, stupéfait. La petite fille tremblait de tous ses membres, incapable d’imaginer perdre celui qui lui avait offert un semblant de bonheur.

John Canterbelt abaissa légèrement son arme, mais son visage se durcit aussitôt. La colère déforma ses traits.

— Ça, c’est ce qu’on va voir, cracha-t-il.

Il lança un poignard aux pieds de Leia. Owen Pendleton était toujours allongé au sol, respirant faiblement.

— Tue-le, ou tu meurs, ordonna-t-il.

La rouquine fixa le poignard sans répondre. Son cerveau refusait d’assimiler l’ordre.

— Tue-le, ou meurs ! répéta-t-il avec plus d’insistance.

— Je ne peux pas… chuchota-t-elle.

Tout son corps tremblait. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Toujours allongé, Owen effleura l’une de ses larmes, un sourire tendre aux lèvres.

— Ne pleure pas, dit-il d’une voix faible.

— Je ne peux pas m’arrêter…

— Tue-le ! hurla le capitaine en braquant son pistolet sur la tempe de la fillette.

— Je ne peux pas ! répéta-t-elle, plus fermement.

Ses membres refusaient d’obéir. Owen Pendleton avait été le premier à être bon avec elle. Jamais elle ne pourrait lui faire du mal.

— N’aie pas peur, Leia, murmura Pendleton. Ne pense pas à moi. Agis, c’est tout ce qui compte. Je ne t’en voudrai jamais. Si tu te retrouves dans cette situation aujourd’hui, c’est entièrement ma faute. Mon seul souhait est que tu survives.

Il posa une main sur sa joue humide de larmes. Leurs visages étaient si proches.

— Tu partiras d’ici, tu feras de nouvelles rencontres et tu pourras enfin vivre libre. Promets-moi de ne jamais repenser à moi et de toujours avancer. Je t’aime, Leia. Ne t’inquiète pas, tout ira bien… Je te le promets.

Owen Pendleton arborait un sourire doux, presque serein, comme s’il acceptait son destin. Les larmes de Leia coulaient en un torrent incontrôlable, brouillant sa vision.

— Tu dois vivre, murmura-t-il. Promets-moi…

Sa voix n’était plus qu’un souffle.

Dans un geste désespéré, la petite fille ferma les yeux, serra le poignard entre ses doigts tremblants et le plongea droit dans la poitrine de son ami.

Un frisson parcourut le corps d’Owen. Ses yeux s’agrandirent un instant sous la douleur, mais son sourire ne vacilla pas. Il ne prononça pas un mot, ne laissa échapper aucun cri. Seule une larme roula lentement sur sa joue, tandis que sa main affaiblie se posait une dernière fois sur le visage de Leia, comme pour lui offrir une ultime caresse.

— Merci, souffla-t-il dans un dernier soupir.

Ses doigts glissèrent doucement avant de retomber, inertes. Son corps s’affaissa doucement, emportant avec lui la chaleur qui l’animait quelques instants plus tôt.

Leia ouvrit les yeux, le souffle coupé. Elle vit son ami, étendu sur le sol, son sourire figé à jamais. Une onde de choc traversa son cœur, déchirant son âme en mille morceaux.

Derrière eux, un silence de mort régnait. Personne ne remarqua la larme qui coula sur la joue de John Canterbelt.

Alors, un hurlement de douleur s’échappa des lèvres de Leia. Un cri brut, inhumain, chargé d’un chagrin si profond qu’il fit frémir l’air autour d’elle.

Une vague d’énergie violette explosa soudainement de son corps, balayant tout sur son passage.

Alors que tous étaient pétrifiés, Braden Nelson fut le premier à réagir. Il attrapa Leia, la conduisit au bateau et mit le cap sur la mer.

— Fuis, vite ! sanglota-t-il. Pars loin d’ici et ne te retourne pas ! Ne reviens jamais ! Tu es libre maintenant !

Leia ne répondit pas. Elle suivit ses instructions, s’éloignant de l’île de Carganove. Elle fuyait cette douleur, tentant d’échapper à son chagrin, avec l’espoir qu’un jour, quelqu’un lui ferait ressentir ce qu’est la véritable liberté.

Leia Pendleton venait de poser le pied sur le royaume des nains, Bermark. Cette terre était recouverte de neige, et un froid mordant y régnait. De petits guerriers nains accouraient dans sa direction.

« Et c’est reparti pour les ennuis », pesta-t-elle intérieurement.

— Gord rikwo ! crièrent-ils dans leur langue locale.

Leia ne comprenait pas ce qu’ils disaient : elle ne parlait pas le nain. Ces guerriers étaient plus petits qu’elle, mais bien plus forts. Leur carrure musclée ainsi que leurs longs cheveux et barbes leur permettaient de résister au froid. Ils n’avaient même pas besoin de couvrir leurs bras.

— Je ne suis pas une ennemie. Je suis simplement venue rendre ce qui appartient à l’un de vos semblables, se justifia Leia en levant les mains et en affichant son plus beau sourire.

— Qu’est-ce qui nous prouve que vous ne mentez pas ? demanda une guerrière dans la langue universelle, avec un fort accent.

Leia désigna la hache à ses pieds d’un mouvement de tête. La naine baissa sa massue. En y regardant de plus près, la rousse aperçut quelques traits féminins chez son interlocutrice, bien que très subtils. Son corps si musclé camouflait presque sa poitrine.

— Je crois que cette arme appartient à l’un des vôtres. Permettez-moi de la lui rendre.

La guerrière naine se tourna vers ses compagnons, perplexe.

— Kro no Merinlt fijmord ? demanda-t-elle dans sa langue natale.

— Jo cari wiz fron, affirma un autre.

La guerrière se retourna alors vers Leia, la scrutant avec méfiance.

— Suis-nous, femme ! ordonna-t-elle.

Leia ne se fit pas prier. Elle savait que si elle tentait de fuir, elle serait exécutée sur-le-champ. Elle serra fermement la hache entre ses mains tandis qu’ils traversaient un petit village aux maisons de bois. Chaque nain croisé la dévisagea de la tête aux pieds : ce peuple n’avait pas l’habitude de voir des Hommes dans leurs villes.

Contrairement aux descriptions des livres, ce village ne paraissait ni grand ni riche. Au contraire, il respirait la simplicité et la tranquillité, loin de l’image belliqueuse que le monde se faisait des nains.

Ce fut en atteignant la première grande ville, Bornt, à dos de poney, que Leia fut réellement impressionnée par leur savoir-faire. À l’entrée, de hautes murailles de pierre se dressaient, entourées de statues colossales représentant des nains ayant marqué l’histoire. Leurs regards fiers fixaient l’horizon, et leur disposition donnait l’impression qu’ils protégeaient leur cité.

Bornt se trouvait au sommet d’une colline enneigée. Leia pénétra par l’imposante porte principale et découvrit enfin les légendaires nains tels qu’ils étaient décrits : de fiers guerriers, maniant la pierre avec une dextérité remarquable. Certaines maisons étaient creusées à même la montagne, tandis que d’autres formaient des rues parfaitement perpendiculaires.

Les guerriers escortèrent Leia jusqu’à une immense forge où un nain, encore plus musclé et imposant que les autres, limait une épée avec application.

— Merinlt, doz gäterneld fijmord, annonça la guerrière naine.

Le dénommé Merinlt se tourna vers eux, son regard se posant aussitôt sur la hache que Leia tenait fermement contre sa poitrine.

— Ey kro ? demanda-t-il en désignant la jeune femme.

Leia ne comprenait pas leur conversation, mais elle n’était pas assez naïve pour ne pas deviner qu’on lui demandait son identité.

— Je m’appelle Leia Pendleton, et je suis venue remettre cette hache à son propriétaire.

— Pendleton ? répéta le forgeron en arquant un sourcil.

Ce nain était plus petit que ses congénères, mais non moins puissant. Merinlt Doigt-de-Métal était l’un des nains les plus respectés du royaume. Grâce à lui, ils avaient triomphé des géants lors d’une bataille historique. Lui et sa hache, Feldrock, formaient un duo redoutable.

Sa peau claire était marquée de cicatrices de guerre, renforçant l’intensité de son regard bleu électrique. Ses cheveux blonds et sa longue barbe, tressés avec soin, encadraient sa mâchoire carrée, lui donnant un air féroce. Son large nez frémit lorsqu’il entendit le nom « Pendleton », comme s’il le reconnaissait.

Il s’avança vers Leia, lui faisant face malgré sa taille inférieure. Sans prévenir, il s’empara brusquement de la hache et la chargea d’électricité en contractant ses puissants muscles.

— Zem fue ! ordonna-t-il aux autres nains.

Les guerriers s’exécutèrent sans protester, laissant Leia seule avec Merinlt. Il lança la hache sur une table en jurant dans sa langue natale, puis s’installa sur une chaise en bois avant d’inviter la jeune femme à s’asseoir en face de lui.

Son regard l’analysa de haut en bas, lui donnant la désagréable sensation d’être mise à nue. Lorsqu’il s’arrêta sur ses yeux vert émeraude, il sembla confirmer ses soupçons.

— Mon peuple était autrefois très allié à l’ancienne famille royale de Drakonia, déclara-t-il en se servant une chope de bière. J’ai eu plusieurs occasions de rencontrer l’empereur Eldric Toladriam et sa douce épouse, Calimia Toladriam. Deux êtres remarquables… Je ne suis pas près de les oublier. Et encore moins la particularité physique des Toladriam.

Le cœur de Leia s’emballa. Elle comprit immédiatement le sous-entendu du nain.

Elle avait presque oublié ses origines. Mais, à cet instant, tout lui revint en mémoire. L’image de ce matelot ivre lui révélant la vérité sur son passé, juste avant d’être exécuté par le capitaine, refit surface. L’un des rares souvenirs qu’elle avait de son enfance…

— Et puis, j’ai pu rencontrer leur premier enfant. Un bébé très mignon, avec de magnifiques yeux vert émeraude.

Le nain continuait à parler sans remarquer que Leia commençait à paniquer. Jamais elle n’avait pensé à ses parents biologiques. Elle s’était promis de les oublier pour éviter tout problème. Mais ce Merinlt était en train de ruiner tous ses plans.

— En plus, j’avais déjà aperçu les affiches de recherche concernant ceux qui avaient massacré la famille impériale de Drakonia, et il y avait le nom d’un Pendleton qui, j’en suis sûr, ne pouvait pas être ton père. Alors, dis-moi, qui es-tu ?

— Leia Pendleton, répondit-elle obstinément.

— C’est faux, déclara-t-il d’un ton calme en frappant du poing sur la table. Pourquoi t’obstines-tu à te mentir à toi-même ?

Leia fut surprise par la réaction du nain. Mais elle comprit rapidement qu’il était inutile de lui mentir. Elle décida alors de dire la vérité.

— Je ne connais pas ces gens. Personne ne m’a jamais rien dit sur mes origines, à part un pauvre ivrogne désespéré. Ce nom ne m’apportera que des ennuis.

— Tu vois, jeune fille, tu refuses de voir la vérité en face. Tu fuis chaque problème qui se dresse devant toi. Moi, si j’étais à ta place, je ferais tout pour récupérer ce qui m’appartient, Leia Toladriam.

Leia se leva, s’apprêtant à quitter la forge. Elle ne savait pas qui était cet être et n’avait pas l’intention d’en apprendre davantage sur lui.

— Vous ne savez rien de moi. Vous ignorez tout ce que j’ai vécu, toute la solitude que j’ai connue. Cette histoire de famille impériale ne m’intéresse pas, j’ai d’autres préoccupations.

— On dirait que je te connais mieux que toi-même. Je t’ai portée dans mes bras et j’ai vu l’impératrice que tu étais destinée à devenir. Ne fuis pas ton passé, affronte-le. Apprends de tes erreurs. Cela fait des années que je te cherche, que je t’ai poussée à me rapporter cette hache, pour qu’un jour, ensemble, nous puissions récupérer ce qui te revient de droit.

Merinlt Doigt-de-Métal avait toujours su que Leia résidait à Little-Garp. Pendant des années, il l’avait fait surveiller par des nains chargés d’observer les agissements du monde des humains. Son rêve était de remettre le véritable héritier sur le trône. Mais Leia trouvait cela inutile. Drakonia était secrètement dirigé par John Canterbelt, qui avait attaqué la capitale avec les pirates de la Morsure des Mers et massacré tous les résidents du palais impérial. Pour une raison inconnue, seule Leia avait été épargnée. Après la mort de l’empereur et de son épouse, Canterbelt avait placé un pantin sur le trône, un souverain fantoche exécutant ses ordres dans l’ombre. Le seul moyen de reprendre l’empire de Drakonia était de tuer John Canterbelt. Mais c’était impossible : il était immortel.

— Ce que vous dites n’a aucun sens, répliqua Leia. Et puis, je ne sais même pas qui vous êtes.

— Je suis Merinlt Doigt-de-Métal. Ancien maître d’armes d’Eldric Toladriam.

Ce nom résonna dans son esprit. Leia en avait déjà entendu parler au cours de ses nombreux voyages. Ce nain était réputé pour être l’un des plus puissants de son peuple. Malgré cette révélation, elle ne prit pas la peine de répondre. Mais alors qu’elle s’apprêtait à franchir la porte de la forge, elle se heurta à un torse humain, plus grand qu’elle.

— Koulie… prononça l’inconnu dans une langue étrange.

L’homme semblait avoir à peu près le même âge que Leia. Sa grande taille indiquait qu’il ne venait pas de Bermark. Sa peau bronzée mettait en valeur ses cheveux noirs ondulés, qui retombaient légèrement sur ses yeux. Quelque chose dans son visage lui rappelait quelqu’un… bien qu’elle fût persuadée de ne l’avoir jamais rencontré. La forme diamantée de son visage et ses yeux bleu océan lui paraissaient familiers. Seul son nez, assez large, lui était inconnu.

« Qui peut bien être ce garçon ? » se demanda Leia.

Comme s’il avait lu dans ses pensées, l’inconnu leva un doigt, entrouvrit les lèvres, prêt à dire quelque chose, puis changea d’avis. Il sortit alors un carnet du gros manteau ridicule qui recouvrait son grand corps et le feuilleta attentivement. Leia lança un regard interrogateur à Merinlt Doigt-de-Métal, qui lui-même ne comprenait pas ce qu’il se passait.

— Es-tu Leia Pendleton ? demanda-t-il avec hésitation et un léger accent.

— En chair et en os, répondit-elle avec méfiance. Et toi, qui es-tu ?

— Ah ! Super ! Je me présente : je suis Elendio Nelson.

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