Tchaïkhiva

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On raconte que la gemme orange serait responsable de l'apparition de créatures dans notre monde, mais cette idée est certainement erronée. En réalité, la gemme a le pouvoir d'invoquer n'importe quel être mythique. La première à l'utiliser, Karmine Sondli, en a libéré un grand nombre dans la nature pour démontrer sa puissance au monde entier.

Extrait de L’encyclopédie de la Magie par les sorcières de Gorgoline.

Sharmaz Adour caressait doucement son ventre de sa main tendre. Son visage était angélique, doux et fin, avec un long nez qui l'embellissait, mais surtout une tache de naissance en forme de serpent. Ses cheveux bruns, foncés, à l'image de ses yeux en amande, retombaient sur son corps frêle. La jeune femme était allongée au sol, prête à mettre au monde son premier enfant. Son mari, Marhoud Adour, se tenait à ses côtés, lui tenant la main avec tendresse, sans pourtant la regarder. Contrairement à sa femme, cet homme avait un long visage ferme dont le bas était recouvert d'une légère barbe, brune, presque noire. Lui aussi avait de longs cheveux qui retombaient sur ses épaules.

L'ensemble de la tribu de Teramech s'était rassemblé autour de Sharmaz. Là où la tribu nomade ne s'intéressait habituellement à aucune naissance, cette fois-ci, les enjeux étaient différents.

Ces personnes appartenaient au gouvernement de Tchaïkhiva, mais ne vivaient dans aucune ville. Cette population se déplaçait régulièrement dans le grand désert de Somari, qui reliait le royaume aux pays voisins. Ainsi, seules leurs lois pouvaient être établies.

Cependant, cette fois-ci, c'était différent. Les soldats qui exécutaient les ordres du roi s'étaient rendus dans le camp dans lequel se déroulait la naissance. Le prêtre, nommé Rahzi Zirhmon, était, lui aussi, présent, en train de prier au nom de la déesse mère, Marhna. Tout le monde regardait l'infirmière qui accompagnait Sharmaz Adour dans sa douleur.

— Ne vous inquiétez pas, Sharmaz, la rassura l'infirmière. C’est bientôt fini.

La jeune femme ne répondit pas. Le grand nombre de personnes rassemblées la mettait mal à l'aise. Elle regarda son mari, qui se tenait toujours à ses côtés. Celui-ci lui caressa le visage, puis son ventre gonflé. Sharmaz avait mal. Elle n’en pouvait plus. La douleur, et les regards de toutes ces personnes la mettait mal à l’aise.

— N'aie pas peur, ma dulcinée, lui dit-il avec tendresse.

Sharmaz saisit les roches qui se trouvaient à côté d'elle et poussa fortement en criant. Pourtant, ce ne fut pas suffisant, la jeune mère devait recommencer. Mais elle souffrait. Alors, elle continua, criant de plus en plus fort. Des cris qui résonnèrent dans tout le village créé. La douleur devenait beaucoup trop insupportable pour Sharmaz, qui manqua de perdre connaissance plusieurs fois.

— Dépêche-toi de lui donner naissance ! ordonna l'un des soldats qui commençait à perdre patience.

— Tu vois bien que si elle le pouvait, elle l'aurait déjà fait ! répliqua Marhoud, en colère.

La jeune femme poussait de plus en plus fort, toujours dans la douleur. Elle n'en pouvait plus.

— Je vois sa tête ! affirma l'infirmière avec enthousiasme. C'est bientôt fini, ma belle.

Alors, dans un dernier élan, Sharmaz poussa de toutes ses forces, et l'enfant naquit. Le bébé, un garçon, pleura immédiatement après être sorti du ventre de sa mère, le cordon n'étant pas encore coupé.

L'enfant avait hérité de la tache de naissance de sa mère au cou. Autour d'elle, les draps posés sur le sol en pierre étaient recouverts de sang. Marhoud coupa le cordon avec le poignard hérité de ses ancêtres. Puis, il le plaça près du petit en symbole d'héritage. Ce poignard était le seul objet que l'homme pouvait laisser à son fils. Sans laisser le temps aux parents d'admirer leur enfant et de le toucher, Rahzi Zirhmon s'empara du petit et le leva vers le ciel.

— Cet enfant se nommera Mauwda, dit-il haut et fort. Tel est son nom dans la prophétie.

Tous les Hommes présents dans la pièce se prosternèrent devant l'enfant, telle une divinité ne pouvant être approchée, ignorant son destin. Ensuite, le petit Mauwda fut emmené immédiatement par un cortège de fidèles qui attendaient dehors en priant, ne laissant pas la possibilité aux parents de dire un au revoir à l'enfant qu'ils venaient de mettre au monde.

Le royaume de Tchaïkhiva était rattaché depuis de nombreuses années à l’empire de Formana. Le roi avait donc dû prêter allégeance à l’empereur lors de la conquête de son territoire, il y a quelques siècles. C’est pourquoi, lorsque le royaume apprit que Drakonia était destiné à chuter avec l’aide de l’un des leurs, le gouvernement voulut absolument retrouver l’enfant. Ainsi, Tchaïkhiva bénéficierait de plus de privilèges que les autres pays alliés.

Le royaume était recouvert par le désert de Somari, où vivaient de nombreuses créatures. Ce désert était considéré comme l’un des plus grands et des plus dangereux au monde. Abritant des serpents géants, seul un habitué des lieux pouvait y survivre. Les populations qui parvenaient à vivre dans ce désert étaient les peuples nomades de Teramech et de Morade. Ces peuples rivaux avaient créé de nombreux refuges cachés dans des lieux isolés du désert. Aucune personne ne connaissant pas suffisamment ces peuples ne pouvait les trouver. Les populations des villes les surnommaient « les ombres du désert ».

Tchaïkhiva était réputé dans le monde pour sa chaleur étouffante. De grandes routes couvertes avaient donc été créées entre chaque ville. L’eau étant rare, il était important de vivre en ville pour se rafraîchir. Là-bas, l’eau était conservée dans de grands lacs artificiels, interdits d’accès aux populations. Lors des périodes les plus chaudes, en temps de grande sécheresse, les familles devaient se rassembler pour recevoir une part semestrielle d’eau en échange de rougols. Pourtant, les peuples nomades ne venaient jamais réclamer de l’eau, ce qui plongeait les chercheurs dans l’incompréhension.

Les villes étaient toutes protégées par de hauts remparts en pierre. L’accès y était limité. Pour y entrer, les voyageurs devaient présenter des papiers leur accordant une autorisation d’accès. Depuis la montée de la piraterie, le gouvernement avait décidé de renforcer la protection des villes.

Mauwda était assis sur un fauteuil surélevé, dominant l'assemblée, un poignard à la main. Du haut de ses quatorze ans, le jeune homme, avec un regard sombre et malicieux, observait attentivement chaque précepte des pèlerins venus se tenir devant lui. Les fidèles, la tête inclinée vers le sol, n'osaient pas le regarder. Mauwda savourait ces moments où il pouvait se sentir important.

Le visage de Mauwda, fin et allongé, se prolongeait harmonieusement avec son nez. Sa petite bouche affichait toujours un sourire narquois, et ses oreilles, légèrement pointues, bougeaient à chaque fois que le jeune homme était satisfait. Une tache de naissance en forme de serpent ornait également son cou. Son corps était tout aussi fin, dépourvu de muscles, mais cela n’empêchait pas de nombreuses jeunes femmes de le trouver très attirant. Sûrement pour sa réputation. Sa taille, petite pour un garçon de son âge, le rendait plus petit que la plupart des filles.

Le temple dans lequel se déroulait la cérémonie religieuse était fait de pierres recouvertes de peintures rouges et bleues, symbolisant le ciel et la terre. C’était dans ce genre de lieu que la déesse mère, Marhna, décidait si un Homme pouvait accéder aux cieux ou s’il était condamné à errer sur terre pour l'éternité.

Le jeune Mauwda avait ainsi dû entreprendre un pèlerinage à travers les principales villes de Tchaïkhiva.

Le garçon était considéré comme l’élu d’une prophétie. Celle-ci annonçait qu'un garçon des sables, premier fils d’une neuvième fille, d’un cinquième fils, portant un serpent au cou, serait l'une des neuf lunes qui participeraient à la chute de la cité des dragons. Le roi, allié à Formana et ennemi de Drakonia, interpréta ce message divin comme une révélation pour l’avenir. Il envoya alors de nombreux soldats à la recherche de ce garçon parmi les peuples nomades.

Dès son plus jeune âge, Mauwda dut obéir aux règles imposées par son statut. Enfant, de nombreux fidèles se rendaient dans le temple, construit en son honneur, pour prier. Lorsqu'il atteignit l’âge de célébrer lui-même les cérémonies religieuses, il fut encore plus vénéré.

Mauwda n’avait jamais eu beaucoup d’amis, ni même de personnes avec qui parler, à cause de son statut d’élu. La seule personne qui se permettait de lui adresser la parole était son mentor, le prêtre Rahzi Zirhmon, cet homme qui lui avait tout appris.

Les journées de Mauwda se passaient donc toujours dans son temple, à prier ou à accueillir les fidèles. Les seules fois où il pouvait en sortir, c’était lors des pèlerinages, mais jamais sans son cortège. Parfois, le prêtre l'autorisait à se promener incognito à Monchoris.

Son statut ne le dérangeait pas, bien au contraire. Mauwda aimait être considéré comme un dieu et en profitait. Savoir que même le roi, Faydir Shakintovi, le vénérait, lui donnait un sentiment de puissance incommensurable. Surtout lorsqu'il pouvait voir sa douce fille, la princesse Dayana Shakintovi. Dayana était la seule enfant de son âge avec qui Mauwda pouvait passer du temps. Elle était d'une grande gentillesse, accompagnée d'une beauté rare. Le roi espérait marier sa fille à Mauwda pour renforcer encore plus sa lignée. Les deux jeunes gens en étaient conscients, mais cela ne les dérangeait pas.

Cependant, malgré tout, Mauwda se sentait prisonnier de cette religion. Il était animé par un esprit de liberté. Il rêvait de parcourir le monde à sa guise, de découvrir de nouvelles cultures, de rencontrer de nouvelles personnes. Ainsi, le soir, lorsqu’il était seul, Mauwda s'autorisait à lire ce genre de livres offerts par Dayana, s'évadant un instant dans ce monde rêvé.

Son plus grand désir était d'être complètement libre, de pouvoir faire ce qu'il voulait sans que personne puisse le contredire.

— Toi, reste à ta place, dit un soldat à un fidèle qui venait de lever légèrement la tête.

Mauwda ne réagit pas à ces paroles. Il avait l’habitude de voir des gens se faire tuer pour l’avoir trop regardé. C'était ainsi, il était presque un dieu après tout.

— Mes fidèles, levez-vous et marchez sur le chemin de la gloire, répétait Mauwda à la fin de chaque rite religieux.

Toutes les personnes présentes dans le temple quittèrent les lieux en même temps, laissant Mauwda seul, une fois de plus. Il se rendit dans ses appartements, toujours escorté par des soldats, puis s'allongea sur son lit en regardant son poignard, le seul objet qui le reliait à sa famille.

— Si seulement je pouvais partir, souffla-t-il à voix basse, sans s'adresser à personne en particulier.

Mauwda venait de retourner à son temple, situé dans la capitale du royaume, Monchoris. Après avoir pris une journée de repos bien méritée, il dut rejoindre Rahzi Zirhmon, qui l’avait convoqué dans la salle des prières. Cet homme était âgé d’une soixantaine d’années. La moitié de ses cheveux bruns avait viré au blanc, signe de l’âge qui le rattrapait. Son visage maigre était couvert de rides qui dissimulaient ses petits yeux ronds, d’un brun clair. L’ismi nalu, le grand prêtre, était très petit et voûté, contraint de marcher avec une canne. Il portait la tenue traditionnelle des prêtres de Tchaïkhiva, à savoir une longue robe colorée, la tête recouverte d’un foulard. Seule sa barbe zébrée était visible.

Le prêtre était assis à sa place habituelle, près du trône de Mauwda.

— Viens, mon garçon, j’ai à te parler, dit-il de sa voix calme habituelle, émanant d'une fine bouche ridée.

Mauwda obéit à ses ordres et s’agenouilla devant lui, en lui baisant la main. Rahzi était le seul homme devant lequel le jeune homme acceptait de s’agenouiller. Celui qui lui avait tout appris était l’homme que Mauwda respectait le plus. Jamais il n’aurait osé lever la main sur lui.

— Qu’y a-t-il ? demanda le jeune homme, lui aussi vêtu de la tenue traditionnelle des prêtres.

Lors des cérémonies, il devait porter une longue robe rouge et un foulard entourant sa tête. Mais lorsqu’il était autorisé à porter les vêtements qu’il préférait, Mauwda optait pour une chemise et un pantalon simples, toujours accompagnés d’un manteau et d’un foulard en guise de ceinture, tous deux rouges.

— Tu as bien eu quatorze ans le mois dernier, affirma le vieil homme.

Le jeune Mauwda acquiesça sans comprendre l’intention derrière cette remarque. Zirhmon reprit la parole en se dirigeant vers la fenêtre, tentant de dissimuler son inquiétude.

— J’ai reçu une lettre hier, à notre arrivée, de la part du roi (il reprit son souffle). Cette lettre indique qu’il est temps pour toi de partir accomplir ta quête…

— Comment ça ? demanda Mauwda, en le coupant.

Mauwda avait très bien compris le sens de ces paroles. Il avait toujours su qu’un jour ou l’autre, il devrait partir accomplir son destin. Pourtant, cette idée l’effrayait. Le jeune garçon n’était jamais sorti de son temple. Il ne connaissait rien du monde extérieur. Alors, partir pour détruire l’un des empires les plus puissants lui semblait impossible. Rahzi Zirhmon partageait cette inquiétude. Le vieux prêtre estimait que c’était bien trop tôt. Cependant, il ne pouvait contredire les paroles du roi.

— Tu sais très bien ce que je veux dire, reprit l’ismi nalu en regardant son élève. Le roi nous a envoyé ses meilleurs soldats pour t’accompagner. Tu en choisiras huit parmi eux, et vous partirez dans trois mois.

— Mais la grande prophétie parlait de neuf lunes distinctes, dont un nain et un Méritinits.

— Veux-tu contredire les ordres du roi ?

Rahzi se tourna vers Mauwda. Son regard reflétait l’inquiétude. Mauwda décida de ne pas répondre.

— Suis-moi, ordonna le prêtre.

Rahzi Zirhmon et Mauwda se rendirent dans la salle d’entraînement, où les trente meilleurs soldats de Tchaïkhiva s’étaient rassemblés. Trente hommes et femmes, musclés et féroces, attendaient les ordres de leur chef. À la vue de Mauwda, ils se prosternèrent tous.

— Mon garçon, dit l’Ismi Nalu, voici les trente meilleurs soldats du royaume. Ces hommes et ces femmes devront affronter à mort de redoutables prisonniers. Une fois le combat terminé, tu en choisiras huit parmi eux.

Zirhmon n’attendit pas de réponse de Mauwda et ordonna qu’on amène les prisonniers.

Les prisonniers arrivèrent tous dans un état pitoyable, attachés les uns aux autres. Fatigués, blessés, drogués, l’un d’eux n’avait même plus de bras. Mauwda comprit rapidement la supercherie derrière cet examen. Les soldats bombèrent le torse à la vue des prisonniers. « Ils sont ridicules », pensa Mauwda en parlant des soldats. L’Ismi Nalu s’avança au centre de la salle pour commencer le test.

— Aujourd’hui, commença-t-il sans enthousiasme, huit d’entre vous seront choisis pour accompagner l’élu Mauwda vers son destin. Ainsi, vous allez vous battre à mort contre les prisonniers les plus dangereux du royaume et montrer votre bravoure. Que le combat commence !

Rahzi Zirhmon se positionna aux côtés de Mauwda, en hauteur, pour éviter tout risque de blessure. Les gardes qui s’occupaient des prisonniers les détachèrent. Ces hommes n’avaient même pas d’armes.

L’affrontement commença donc dans ces conditions. Les soldats tuèrent ces misérables hommes fièrement, comme s’ils avaient accompli un exploit.

Mauwda avait décidé de ne pas s’intéresser à la scène qui se déroulait devant lui. Le jeune homme était plongé dans ses pensées, réfléchissant à la manière dont il pourrait s’enfuir. Le garçon n’avait jamais aimé les bains de sang et avait toujours essayé d’éviter les exécutions publiques. Voir des pirates ou des sorcières se faire décapiter ou pendre lui donnait mal au cœur.

Après un long moment, l’affrontement prit fin. Tous les prisonniers avaient été tués, et quatre soldats étaient morts. Les autres se tenaient fièrement debout devant Mauwda, qui n’avait rien regardé. Tous attendaient son choix.

Mauwda se leva donc doucement et s’avança devant les « valeureux guerriers ». Au hasard, il désigna huit personnes pour l’accompagner dans sa quête. Le garçon ne se préoccupait pas de savoir qui l’accompagnerait. De toute façon, il avait l’intention de s’enfuir. Partir loin, dans un endroit où personne ne pourrait le trouver.

— Ainsi, nous avons nos neuf lunes ! affirma haut et fort l’Ismi Nalu, bien conscient que ce choix avait été fait au hasard.

— C’est injuste ! répliqua l’un des soldats. Je suis considéré comme le meilleur du royaume. Je devrais vous accompagner dans votre quête, Mauwda.

À ces mots, les soldats non choisis se mirent à parler en même temps, chacun alléguant qu’ils méritaient de participer. Le bruit résonnait dans les oreilles de Mauwda, qui ne supportait plus ce vacarme. Il regarda frénétiquement les bouches de chacun qui s’exprimaient en postillonnant les uns sur les autres.

— SILENCE ! cria-t-il. Je suis l’élu. Vous devez exécuter chacun de mes ordres. Je ne reviendrai pas sur mon choix. Ainsi, j’ai parlé.

Tout le monde se tut en baissant la tête. Chaque soldat était impressionné par le charisme que dégageait Mauwda. Pour eux, c’était sûr, ce jeune homme était bien la lune principale qui guiderait ses confrères vers la chute de Stilrion.

Mauwda faisait attention à ne pas se faire repérer dans les rues de la capitale, Monchoris. Le jeune homme avait pris l'habitude de s'y promener chaque mois pour se vider la tête. Les derniers événements l'avaient fortement bouleversé. Il avait besoin de voir autre chose. Le garçon aimait beaucoup cette ville, qui dégageait une atmosphère très chaleureuse.

Cette cité, cachée derrière des remparts comme beaucoup d'autres, possédait une architecture très particulière qui donnait l'impression que les bâtiments se superposaient. Les rues étaient très étroites, un sentiment accentué par la présence de nombreux marchés. La vie y était animée, rythmée par les cris des passants, la musique des artistes et le claquement des sabots des chevaux.

Mauwda appréciait les odeurs d'épices qui flottaient dans l'air de Monchoris. Cette ville était la sienne, la seule qu’il n’ait jamais connue. Pourtant, le roi voulait qu'il la quitte pour accomplir une quête périlleuse avec de parfaits inconnus.

Mauwda venait de remettre son foulard sur la tête. Il n'avait pas le droit de se promener ici. Malgré son statut d'élu d'une prophétie qu'il avait entendue depuis des années, beaucoup trop de choses lui étaient refusées. Le garçon se sentait comme l'esclave d'un avenir qu'il ne désirait pas.

Cependant, sa position d'élu lui convenait. Il avait toujours rêvé d'être l'un des héros d'une histoire, mais pas de cette manière, pas en détruisant un empire.

— Venez ! Venez racheter mes filles ! Cent rougols chacune, vous ne serez pas déçus ! cria un marchand d'esclaves.

Mauwda s'arrêta pour regarder les esclaves. Une vingtaine de filles, presque nues, étaient attachées les unes aux autres. Ce genre de marché était très répandu à Monchoris. Les esclaves, surtout les filles, représentaient un produit très rentable pour les vendeurs. Pour le jeune homme, ces choses n'avaient aucune importance.

Soudain, son regard se posa sur une jeune fille différente des autres. Elle n'était pas effrayée comme ses compagnes, au contraire. Son visage rond était calme. Elle observait les passants avec ses yeux légèrement bridés, toute droite, peu gênée de montrer sa poitrine nue. Cette petite poitrine n'attirait pas les regards des hommes, qui préféraient les formes plus généreuses. Cela donnait l'impression que la jeune fille était quasiment vêtue. Puis, les yeux sombres de la fille rencontrèrent ceux de Mauwda, qui en fut hypnotisé. Elle inclina légèrement la tête, comme si elle analysait quelque chose. Ses fins cheveux bruns retombaient sur ses délicates épaules. Elle adressa un sourire charmeur à Mauwda, qui succomba immédiatement.

— Combien pour cette jeune fille, là-bas, au fond ? demanda Mauwda, tombant sous son charme en la regardant.

— Quatre-vingt-cinq rougols, répondit le marchand. Elle n'est pas assez en chair.

— Bien, je la prends !

Mauwda donna la somme demandée au vendeur qui, après avoir compté l'argent, s'empara brutalement de la fille pour la recouvrir d'une longue robe fine et la jeter sur le jeune homme. Le vendeur retourna ensuite à ses affaires, vendant à un homme corpulent une femme bien en chair.

La fille était plus grande que Mauwda.

— Viens, ordonna Mauwda en prenant la fille par la main.

Le jeune homme commençait à regretter son choix. Qu'allait-il faire de cette fille ? Mauwda ne savait pas comment Rahzi Zirhmon allait réagir en la voyant, lui qui lui avait permis de se promener dans la ville.

La main de la fille était douce, et Mauwda appréciait ce moment. Finalement, il se posa dans un endroit calme, un parc dans lequel il avait l'habitude de se rendre lorsqu'il voulait se vider l'esprit. La fille s'assit à côté de lui. Elle n'avait pas prononcé un mot depuis qu'il l'avait achetée.

— Tu as un nom ? demanda enfin Mauwda.

— Oui. Nahima Sadire, répondit-elle calmement.

« Quelle belle voix », pensa-t-il.

— D’où viens-tu ? continua-t-il.

— Sidarsimen.

— Je ne te demandais pas la ville d’où vient ton vendeur, mais celle où tu es née.

— Je suis née dans les gorges de Borka. Ma famille fait partie du peuple nomade de Morade. Et toi, qui es-tu ?

— Mauwda.

Un long silence gênant s’installa entre eux. Mauwda eut soudainement envie de partir.

— Euh… fit Nahima en tenant son menton. Tu veux dire que tu es Mauwda, comme le Mauwda de la prophétie ?

Mauwda hocha la tête sans un mot. Il savait qu’il allait regretter d’avoir révélé son identité. Il se sentait idiot. Nahima Sadire remarqua la marque à son cou, connue de tous à Tchaïkhiva.

— Veuillez m’excuser de vous avoir si mal parlé, grand élu, s’excusa-t-elle en se prosternant à ses pieds.

— Ce n’est rien, ne t’inquiète pas, la rassura Mauwda. Je t’ai choisi pour que tu puisses me considérer comme ton égal.

Nahima le regarda, stupéfaite. Elle venait de comprendre pourquoi elle avait l’impression de connaître ce garçon. Son esprit se brouillait. Le grand élu qui voulait qu’une pauvre esclave soit son égale ? La jeune fille manqua de s’évanouir, mais se ressaisit rapidement. Elle ne pouvait compromettre la divinité qui se tenait en face d’elle.

— Maintenant que je sais que vous êtes l’élu, commença-t-elle avec méfiance, il va m’être difficile de vous considérer comme mon égal.

— Je comprends…

Mauwda baissa la tête pour cacher son mécontentement. Nahima remarqua qu’il était déçu. Lorsqu’elle l’avait aperçu au marché, elle n’avait vu que ses yeux sous une mèche de cheveux tombant sur son nez. À ce moment-là, elle avait été hypnotisée par ses yeux intenses, sombres. Mais le garçon qui se tenait devant elle semblait différent. Beaucoup plus faible que ce qu’on disait, il ressemblait à « monsieur tout le monde ». Il n’avait aucun trait particulier qui le mettait en valeur, ce qui la faisait douter de sa véritable identité.

Ils restèrent, un long moment, assis, silencieux. Qu’il soit l’élu ou non, Nahima Sadire pensait qu’elle pouvait apprécier ce garçon. Il n’avait pas l’air mauvais. Elle était heureuse que ce soit lui qui l’ait achetée plutôt que quelqu’un d’autre.

Soudain, des soldats apparurent près d’eux. Mauwda remit rapidement son foulard et attrapa la main de Nahima.

— Il faut partir, dit-il, inquiet, en s’emparant de son poignard.

Nahima le suivit rapidement, mais le foulard de Mauwda s’envola à la suite d’un coup de vent.

— Il est là ! s’écrièrent les soldats en se lançant à leur poursuite.

Mauwda se mit à courir, Nahima sur ses talons. Ils se faufilèrent à travers les rues étroites, entrant et sortant des maisons. Mais la jeune fille ralentissait le garçon. Ses pieds nus souffraient sur le sol, et elle était épuisée par son voyage.

Mauwda la prit dans ses bras pour sauter sur les toits. Malheureusement, leur mouvement fut anticipé par les soldats qui les encerclèrent.

— Mauwda, nous vous demandons de revenir calmement au temple.

Le garçon ignora la requête et sauta sur le toit d’une autre maison. À ce moment-là, l’un des soldats le frappa, faisant tomber Nahima à terre. Le soldat qui l’avait blessé planta son arme dans son propre ventre pour se punir d’avoir blessé l’élu. Les autres s’emparèrent du garçon inconscient et de la fille pour l’enfermer en prison, accusée d’avoir troublé l’esprit de l’élu.

— Qu’est-ce qui t’a pris de faire ça ?! cria Rahzi Zirhmon en jetant un vase à terre.

Mauwda avait été enfermé dans sa chambre après les derniers événements. Il n’avait pas encore eu l’occasion d’en parler à son maître le jour même. Lorsque celui-ci s’était rendu dans ses appartements le lendemain, son expression n’était en rien propice à une discussion apaisée. Dès son arrivée, il avait claqué la porte avec force.

— Je n’en sais rien, répéta Mauwda, assis sur son lit. Je l’ai vue et je me suis dit que je devais la protéger.

L’ismi Nalu le foudroya du regard. Le garçon baissa aussitôt la tête.

— Une esclave ! Une esclave ! Quelle image tes fidèles auront-ils de toi ? Un homme qui profite de sa position pour acheter une pauvre jeune fille du bas peuple...

Rahzi faisait les cent pas dans la chambre, répétant les mêmes mots. Le vieux prêtre comprenait que son élève aspirait à plus de liberté et le laissait se promener en ville. Mais il n’aurait jamais imaginé qu’il achèterait une esclave pour son plaisir.

— Moi aussi, je veux une femme avec qui partager de bons moments, se défendit Mauwda en se levant. Moi aussi, je veux savoir ce que c’est de ressentir du plaisir ou de tomber amoureux. Toute ma vie, j’ai été enfermé dans ce temple, sans personne avec qui m’amuser.

Zirhmon comprenait les paroles de Mauwda. Pourtant, il ne voulait pas lui donner raison. Ce garçon était destiné à accomplir de grandes choses. Les héros n’ont pas le temps de tomber amoureux. C’était une conséquence d’être un élu. Malgré cette conviction, l’ismi nalu sentait que le garçon qu’il avait élevé s’éloignait de la vision du héros. Mauwda manquait de courage et d’altruisme ; il pensait d’abord à ses propres intérêts, puis aux autres, quand cela lui convenait. Souvent, le prêtre se demandait s’il était réellement l’élu.

— Tout ce que je veux, c’est être libre, continua Mauwda en regardant par la fenêtre. Pouvoir faire ce que je veux, quand je veux. J’aime être considéré comme un élu, un prophète, c’est vrai. Mais je veux surtout vivre. Vous comprenez cela, maître ? Vous comprenez ce que je ressens ?

Rahzi Zirhmon comprenait trop bien les sentiments de Mauwda. Depuis qu’il le connaissait, il savait que ce jour arriverait. Il savait qu’il devrait laisser son garçon partir. Après tout, un élu n’est pas forcément un héros. Lorsqu’il avait entendu pour la première fois la grande prophétie, prononcée des années auparavant par l’Insiron de Drakonia, il avait eu du mal à imaginer des héros commettant ce genre d’actes.

— Est-ce vraiment ce que tu veux ? demanda Rahzi d’un ton plus posé, pour lui permettre de réfléchir à son choix.

— Oui, c’est ce que je veux, répondit Mauwda, sûr de lui, en le regardant droit dans les yeux.

— Sache qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Tu te retrouveras seul dans ce vaste monde. Tu seras recherché dans tout le royaume. Et si on t’attrape, je ne serai pas là pour t’aider. Compris ?

— Oui...

Mauwda avait du mal à comprendre les intentions de son maître. Son expression avait considérablement changé. Mais il voyait cela comme une opportunité. Peut-être que l’homme qui l’avait éduqué allait lui offrir sa liberté.

— Suis-moi, ordonna le prêtre en se dirigeant vers la porte.

— Où m’emmenez-vous ?

— Retrouver ton amie.

Mauwda n’arrivait pas à croire ce qui était en train de se passer. Son maître, celui qui l’avait toujours protégé, celui qui lui avait constamment rappelé sa place, allait l’emmener hors du temple.

— Pourquoi faites-vous ça ? demanda Mauwda.

Rahzi Zirhmon ne répondit pas. Il avançait rapidement, espérant ne pas se faire repérer. Il n’osait pas croiser le regard de Mauwda. Le prêtre savait qu’il n’aurait jamais l’occasion de revoir ce garçon qu’il avait lui-même élevé.

Ils étaient maintenant hors du temple. Tous deux avaient couvert leur tête d’un foulard et se dirigeaient vers la prison située de l’autre côté de la ville. Un grand édifice où les prisonniers n’attendaient que la mort. C’était là que Nahima Sadire avait été enfermée et avait subi les pires tortures.

Une fois arrivés, l’ismi nalu révéla son identité, ce qui lui permit d’obtenir un laisser-passer. Dans la prison, ils parcoururent de longs couloirs où de nombreux hommes étaient allongés à terre, à moitié morts. Mauwda n’éprouva aucune pitié pour ces hommes, qui n’étaient que des criminels. Ils méritaient leur sort.

Ils arrivèrent enfin à l’étage dans lequel étaient enfermées les jeunes filles. À leur vue, beaucoup commencèrent à quémander de la nourriture. Certaines tentaient de séduire — un charme depuis longtemps évanoui. Seule une fille restait digne, immobile. C’était Nahima.

— C’est elle, dit Mauwda en pointant Nahima du doigt.

Rahzi Zirhmon ordonna à l’un des gardes de la faire sortir. Celui-ci obéit sans un mot et jeta brutalement Nahima aux pieds de Mauwda. Le jeune homme releva délicatement son amie, puis ils partirent.

— Merci, chuchota Nahima à l’intention de Mauwda et de Rahzi.

Le trio quitta la prison et se dirigea vers les remparts de la capitale. À cet endroit, une petite sortie discrète leur permettait de s’échapper sans être vus. Les deux jeunes gens s’y infiltrèrent et purent admirer le grand désert qui s’étendait devant eux. Non loin de là, deux dromadaires préparés les attendaient.

— Vous ne venez pas, maître ? demanda Mauwda, inquiet.

— Je ne peux pas.

— Pourquoi ? Venez avec nous, je vous en prie.

Des larmes montèrent aux yeux de Mauwda. En réponse, Rahzi Zirhmon posa ses mains sur les épaules du garçon.

— Va, ne t’inquiète pas pour moi. Des vivres et une carte du désert sont rangés sur les dromadaires. Si tu cherches un endroit sûr où vivre, retrouve tes parents biologiques : Sharmaz et Marhoud Adour. Ils appartiennent à la tribu nomade de Teramech.

— Maître…

— Prends soin de toi, mon garçon. Ne fais pas trop de bêtises. Je ne sais pas si tu es vraiment l’élu de la prophétie, mais si c’est le cas, ton chemin te mènera aux huit lunes restantes. Et peut-être qu’à ce moment-là, tu ne seras plus seul. Des dangers t’attendront, tu souffriras, mais tu connaîtras aussi le bonheur. Profite autant que possible de cette vie, car elle est plus courte que tu ne le penses.

Mauwda enlaça Rahzi Zirhmon une dernière fois, puis rejoignit Nahima, déjà installée. L’ismi nalu regarda son élève disparaître à l’horizon du désert.

Mauwda Adour et Nahima Sadire avançaient lentement sur leurs dromadaires. Cela faisait déjà plusieurs jours qu'ils avaient quitté Monchoris, mais ils n'avaient trouvé aucun signe de la tribu de Teramech.

C'était Nahima qui faisait office de guide. Originaire de la tribu nomade de Morade, elle était habituée à la vie dans le désert. Nahima avait insisté sur le fait qu'il valait mieux voyager de nuit. La jeune femme affirmait que le seul moyen de s'orienter dans le désert était de suivre les étoiles. Ils suivaient donc ses conseils : dormir le jour et voyager la nuit.

Bien que les deux tribus soient rivales, les membres de Morade connaissaient les emplacements des cités créées par les tribus nomades, et c'était vers ces endroits que Nahima le guidait.

Au cours de leur voyage, Mauwda apprit à mieux connaître son guide. Nahima Sadire était la deuxième enfant de membres influents de son peuple, ce qui l'obligeait à respecter de nombreuses règles. Malheureusement pour elle, ces règles étaient beaucoup trop strictes. Il y a quelques années, alors qu'elle chassait dans le désert, Nahima avait rencontré un jeune garçon originaire du pays d'Eiji, évanoui. Elle décida de le recueillir et de le soigner, mais ils tombèrent amoureux l'un de l'autre. Cependant, leur amour était impossible. Le garçon d'Eiji était un fier samouraï, et ce genre de guerrier était mal vu à Morade. Voir l'une de leurs filles s'unir à un tel homme déshonora ses parents. Pour retrouver leur honneur perdu, son père décida de tuer le samouraï dans son sommeil, puis d'envoyer sa fille seule dans le désert.

Le soleil se couchait à l'horizon, peignant le ciel de teintes orange et rose. Les dromadaires se déplaçaient lentement, chaque pas soulevant un nuage de poussière dorée qui dansait dans le calme du désert. Mauwda sentait les grains de sable picoter son visage à travers son foulard.

Le silence était presque total, seulement rompu par le souffle des dromadaires. Une à une, les étoiles apparaissaient dans le ciel sombre, permettant à Nahima de retrouver son chemin. Malgré la chaleur étouffante, Mauwda Adour se sentait en harmonie avec ce vaste désert mystérieux.

Soudain, le sable se mit à bouger de lui-même à travers les dunes, comme de petits serpents cherchant un endroit où se reposer. Mauwda pensa d'abord qu'il s'agissait des serpents du désert, des créatures de la taille d'un dragon qui se cachaient au fin fond des dunes.

L'une de ces créatures rampantes sauta sur le dromadaire de Mauwda. Elle était toute petite, ronde, avec de grands yeux ; certains auraient pu la confondre avec une souris, mais ce n'en était pas une. Elle avait une peau recouverte d'écailles dorées qui lui permettait de se dissimuler dans le sable. Une longue queue dépassait de son arrière-train, rappelant celle d'un serpent.

Mauwda voulut éloigner la petite créature, mais Nahima l'en empêcha.

— Ne lui fais pas de mal ! lui ordonna-t-elle. C'est une harmakis, plus communément appelée "fée du désert". On raconte qu'elles amènent l'eau avec elles, elles sont sacrées.

— Et je dois rester avec cette chose à côté de moi ? demanda Mauwda en observant l'harmakis grimper sur son épaule.

Nahima acquiesça, rapprochant son dromadaire de celui du jeune homme.

— Bonjour toi, dit-elle en caressant le corps de la fée du désert.

La créature se roula en boule sur l'épaule de Mauwda en poussant d'étranges ronronnements. L'harmakis s'endormit dans les vêtements du jeune homme, qui tressaillit lorsque la créature se posa sur son torse.

Les dromadaires de Mauwda et Nahima Sadire avançaient rapidement à travers les dunes du désert. Un groupe de chasseurs de primes les avait repérés. L’harmakis, que Mauwda appelait « fée de sable », s’était réfugié dans les vêtements du garçon, tout tremblant. Ces hommes étaient armés de fusils récents. À plusieurs reprises, les deux jeunes gens durent esquiver de justesse pour ne pas être touchés.

En apprenant que l’élu avait disparu, le roi avait décidé de mettre sa tête à prix afin qu’il soit ramené à Monchoris. Il pensait que c’était Nahima Sadire qui l’avait enlevé et avait ordonné qu’elle soit tuée.

Les chasseurs de primes vivant dans le désert de Somari avaient donc saisi l’occasion pour les traquer et gagner de l’argent. La récompense élevée en valait la peine.

Cela ne faisait qu’un peu plus d’une semaine que Mauwda et Nahima étaient dans le désert, mais ils n’avaient pas entendu parler de cette nouvelle. Ils pensaient que ces hommes voulaient seulement les capturer pour les vendre comme esclaves.

Apeuré, l’harmakis sauta dans le sable, abandonnant ses compagnons.

Les dromadaires galopaient aussi vite qu’ils le pouvaient. La fatigue commençait à se faire sentir dans leurs pattes, et le soleil de midi leur brûlait le pelage. Ils n’eurent pas le temps de se reposer. Soudain, un groupe de personnes vint à leur secours. Ces individus, montés sur des chevaux, étaient armés de dagues. Certains sautèrent sur les dromadaires de leurs ennemis pour les poignarder ou s’emparer de leurs montures. Leurs mouvements, en passant d’animal en animal, ressemblaient à une danse. Hommes et femmes avaient une grâce que seuls les habitants du désert pouvaient posséder.

— C’est la tribu de Teramech ? demanda Mauwda à Nahima.

— Non, répondit la jeune fille en scrutant les visages de leurs sauveurs, ils viennent de Morade.

Nahima Sadire avait reconnu le leader de ce groupe, San Mahran, un homme important dans la tribu, considéré comme le meilleur guerrier de Morade. Il avait déjà éliminé tous les chasseurs de primes qui poursuivaient les deux jeunes. San Mahran s’approcha d’eux sur son cheval.

— Que font deux jeunes comme vous en plein milieu du désert ? demanda-t-il.

— San Mahran, c’est moi, Nahima Sadire, répondit la jeune fille à la place de Mauwda.

Un long moment sembla s’écouler entre l’instant où Nahima révéla son identité et celui où San Mahran comprit la situation.

— Nahima, c’est bien toi ! s’exclama-t-il, encore sous le choc. Et toi, tu es…

L’homme se tourna vers Mauwda pour examiner son visage. San Mahran paraissait plus jeune que Rahzi Zirhmon. Ses cheveux étaient partiellement grisonnants, et des rides marquaient son visage. Sa tête était en grande partie couverte par un foulard. Mauwda regarda son amie pour savoir s’il pouvait révéler sa véritable identité. Nahima secoua discrètement la tête.

— Kazmir Adour, se présenta-t-il.

San Mahran n’était pas entièrement convaincu par la réponse de Mauwda, mais il choisit de ne pas poser de questions. La seule chose qui comptait pour lui était d’avoir retrouvé Nahima, cette pauvre fille qui avait été chassée de la tribu pour une raison stupide.

— Mais dis-moi, commença Nahima en s’adressant à l’homme, que fais-tu ici ?

— J’ai attrapé une maladie. Et comme tu connais la tradition, j’ai dû partir.

Dans les tribus nomades de Morade et de Teramech, lorsqu’un homme était sur le point de mourir, il était contraint de quitter la tribu. Ainsi, le dieu du sable l’emmenait au paradis. Ne voulant pas finir sa vie seul, San Mahran avait décidé de créer un campement avec lequel il recueillait tous ceux qui se trouvaient perdus dans le désert.

— Venez, dit-il, je vais vous emmener dans un lieu sûr.

Nahima et Mauwda suivirent l’homme qui rejoignit ses compagnons à cheval, et ils furent conduits au campement créé par San Mahran dans une oasis du désert de Somari.

Mauwda Adour et Nahima Sadire avaient passé plusieurs semaines aux côtés de San Mahran et de son groupe. Le jeune homme, sous un faux nom, accomplissait des missions pour eux. Rapidement, il leur avait exprimé son désir de rejoindre Teramech, expliquant qu'il s'était perdu dans le désert et cherchait un moyen de retrouver son chemin. En apprenant son origine, l'homme voulut rejeter Mauwda, mais Nahima l'en empêcha. En échange de leur aide, les deux jeunes gens durent travailler longtemps pour eux et permirent à San Mahran de les accompagner.

Ainsi, Mauwda fut rapidement entraîné dans des affaires d'esclavage et de prostitution, ce qui lui déplut fortement. Le garçon pensait que ces activités pourraient le conduire vers la justice et ainsi être retrouvé. Heureusement pour lui, ces hommes n'avaient pas entendu parler des avis de recherche émis pour retrouver Mauwda et Nahima, et le jeune homme fit bien attention de ne pas en souffler mot.

Nahima, quant à elle, trouvait ces affaires d'esclavage barbares. Elle, qui en avait été victime, militait pour une loi interdisant cette pratique dans le royaume. Pourtant, quand elle parlait de ses idées aux autres, tout le monde la regardait bizarrement.

Pendant le temps qu'ils passèrent ensemble, Mauwda et Nahima apprirent à mieux se connaître, ce qui les rapprocha fortement. Rapidement, une attirance mutuelle naquit entre les deux jeunes gens, mais aucun des deux ne voulait l'avouer.

C’était à la fin de toutes les besognes accomplies que Mauwda aperçut pour la première fois les majestueux remparts de la ville de Naboura, la cité du soleil. San Mahran s'était chargé de les guider dans cette ville. Ne pouvant les emmener vers la tribu de Teramech, il connaissait quelqu'un qui avait des yeux partout : la grande Sharmizade Fonziride. Cette femme vivait dans la plus belle ville de Teramech.

Avec une grande porte flanquée de deux statues d'éléphants de chaque côté, cette citadelle, longée par un grand canal, semblait s'élever à mesure qu'on l'approchait. Mauwda avait eu plusieurs fois l'occasion de s'y rendre, mais jamais il n'avait pu l'observer de près. L'élu devait rester caché du bas peuple. Ainsi, la voir pour la première fois le remplit d'excitation.

Le jeune homme dut se cacher sous des draps en entrant dans Naboura, gardée par des soldats qui fouillaient chaque nouvel arrivant.

— Je souhaite vendre mes marchandises, dit San Mahran, qui connaissait bien les soldats.

— Oui, je sais, répondit l'un d'eux, sans se donner la peine de le fouiller.

San Mahran avait l'habitude de faire son marché dans cette ville, ce qui lui permit de se faire connaître partout. Lui, qui vendait les plus beaux esclaves du monde entier, proposait les spectacles les plus étranges. Chacune de ses venues était un événement pour les habitants.

Une fois entré dans la ville, à l'abri des regards des soldats, Mauwda sortit de sa cachette.

— Kazmir Adour, Nahima Sadire, voici Naboura, dit San Mahran, tel un guide.

Les deux jeunes furent émerveillés par la beauté de cette majestueuse ville. Bordée de canaux sur lesquels étaient construites des maisons, de nombreux habitants se déplaçaient en pirogue. Partout, de nombreux palmiers étaient disposés, apportant une touche de verdure à cette ville jaune. Les rues, composées de nombreux escaliers, permettaient de monter encore plus haut vers le centre de Naboura. Chaque dôme arrondi changeait de couleur, entre le vert de l’émeraude, le bleu de l’azur et le rouge du rubis, créant un magnifique mélange harmonieux.

Comme à Monchoris, les rues étaient bondées de marchés bruyants et entassés qui dissimulaient les entrées des grandes habitations. Seul le palais que le roi, qui aimait cette ville, s’était fait construire, se démarquait. En plein cœur de Naboura, il surplombait la ville avec son dôme en or, symbolisant le soleil. Cet immense édifice aux couleurs de la cité était entouré de quatre obélisques imposants dont les pointes semblaient capter toute la lumière du soleil.

Nahima et Mauwda restèrent sans voix devant cette splendeur. Monchoris, à côté, ressemblait à un trou à rat, bien qu’elle soit la capitale. Le garçon comprenait maintenant pourquoi la princesse Dayana Shakintovi préférait passer son temps à Naboura plutôt que dans la capitale.

San Mahran les conduisit dans les quartiers est de la ville pour les présenter à Sharmizade Fonziride. La femme habitait une petite place entourée de nombreux restaurants. Le lieu était charmant, décoré de banderoles colorées installées pour l’éclipse solaire. L’homme les mena dans l’un des restaurants.

Ce restaurant était recouvert de tapis traditionnels, qui laissaient filtrer très peu de lumière. Seules les lampes accrochées au plafond éclairaient la pièce. Des hommes et des femmes étaient installés autour de basses tables, une sorte de pipe à la bouche. Plus loin, sur une estrade, des danseuses se mouvaient calmement, ondulant leur corps.

Mauwda et Nahima se sentirent bien dans cet endroit, qui dégageait une odeur agréable. Leur mouvement se fit plus lent, et leurs regards ne pouvaient se détacher des danseuses envoûtantes.

— Venez tous les deux, leur ordonna San Mahran en les prenant par la manche.

L’homme les guida dans une pièce plus calme, cachée derrière des rideaux. Une fois franchis, les deux jeunes retrouvèrent leurs esprits pour faire face à une femme des plus étranges. Elle était avachie sur des piles de coussins, tenant une longue pipe à la main. Son regard brun était fixé au loin, sans jamais quitter son point de focalisation.

— Mmm, mmm, fit leur guide pour attirer l’attention de la femme.

Celle-ci tourna sa tête en forme de cœur vers le trio qui venait d’arriver. En voyant San Mahran, un large sourire se dessina sur ses lèvres presque invisibles.

— Kazmir, Nahima, je vous présente Sharmizade Fonziride.

À première vue, Sharmizade ressemblait à ces voyantes qui extorquent de l’argent aux touristes. Avec ses cheveux noirs bouclés et sa tenue très colorée, elle était loin d’être ridicule. Bien au contraire, elle dégageait une certaine prestance que Mauwda ne pouvait expliquer. Sharmizade s’approcha en se dandinant vers ses nouveaux invités, les examinant minutieusement de la tête aux pieds.

— Pourquoi me présenter ces deux jeunes ? demanda-t-elle d’une voix calme et espiègle.

— Nous voulons rejoindre la tribu nomade de Teramech, intervint Mauwda avec une assurance qui l’étonnait lui-même. San Mahran nous a dit que vous pourriez nous aider.

— Ah oui ? Il a dit ça…, souffla-t-elle avec un sourire en coin.

San Mahran détourna le regard lorsqu’il croisa celui de Sharmizade. Nahima réprima un éclat de rire.

— Et pourquoi ferais-je cela ? continua-t-elle.

— Parce qu’ils pourront te servir, intervint San Mahran en poussant le jeune garçon en avant.

— C’est-à-dire… ?

San Mahran n’eut pas besoin de répondre. Sharmizade connaissait déjà la raison. La jeune fille qui se tenait devant elle était assez jolie et gracieuse pour attirer le public. Et si la promesse du vieil homme tenait toujours, le garçon devait être capable d’assassiner des gens sans se faire remarquer.

— Comment ça ? demanda Nahima, ayant du mal à comprendre la situation.

— Oh, ne vous inquiétez pas, la rassura Sharmizade, ce n’est rien de bien méchant…

Nahima sentit qu’ils s’étaient fait duper. Elle avait un mauvais pressentiment. Le regard vide de Sharmizade s’était maintenant transformé en une lueur espiègle. Cette femme, qui avait su bâtir son empire au sein de Naboura, préparait un sale coup à Mauwda Adour et Nahima Sadire.

Nahima Sadire était dans sa loge. En tenue de danseuse traditionnelle, la jeune fille ne pouvait s’empêcher de penser que ce qu’elle faisait était mal.

Sharmizade Fonziride lui avait demandé de distraire des hommes qui voulaient s’emparer de son restaurant, pendant que Mauwda devait les assassiner. Ces hommes, qui connaissaient chaque employé de la femme, ne douteraient pas que Nahima était de mèche avec elle.

Mauwda, lui, accepta sans hésiter. Tout ce qui comptait pour lui était de retrouver ses parents, quitte à se salir les mains.

Lorsqu’il vit son amie habillée en danseuse, il ne put s’empêcher de rester pétrifié devant elle.

— Tu es…

Le jeune garçon ne parvint pas à finir sa phrase. Mauwda avait toujours trouvé Nahima très jolie, mais habillée de la sorte, elle ressemblait à une princesse. Avec son petit haut rouge et or qui mettait en valeur son ventre, et la longue jupe qu’elle portait, à ses yeux, elle était la plus belle femme du monde.

— Nahima, c’est à toi, l’interpella Sharmizade. Et n’oublie pas de faire exactement comme je te l’ai dit.

Nahima Sadire s’avança devant San Mahran sans lui adresser un regard. Cet homme qui ne l’avait pas défendue lorsqu’on lui avait imposé de danser. Lui, la regarda en pensant à quel point elle avait grandi.

La place était remplie de monde, rassemblé autour d’une balustrade. Un groupe de chanteurs venus d’Oka avait diverti l’assemblée. Puis ce fut au tour de Nahima, qui se posa, debout, droite, seule. Aux fenêtres, des musiciens avaient préparé leurs instruments. À sa gauche, elle aperçut Mauwda, le visage caché par un foulard, des poignards à la main.

Rahzi Zirhmon avait appris au garçon à viser avec des lames. Lui, qui était beaucoup trop frêle pour affronter le monde, avait dû choisir de se cacher tout en se défendant. Son maître lui répétait souvent qu’il était un très bon tireur.

La musique commença. Un son hypnotisant sortit des instruments. Nahima commença à se dandiner comme elle l’avait appris. De gauche à droite, ses hanches bougeaient lentement, telle une vague de sable. Ses bras étaient levés au-dessus de sa tête avec délicatesse, faisant retomber ses nombreux bracelets. Puis, elle commença à chanter.

Dans la nuit sombre et obscure,

Le désert s’éveille aux murmures.

La lumière perçant les murs,

Tandis que danse la fille aux yeux bruns purs.

Sous le ciel étoilé, elle s’épanouit.

Attirant les regards masculins,

De son visage pâle en harmonie,

Elle redoute le matin sans fin.

La musique était envoûtante. Tous les hommes ne pouvaient détacher leur regard de la jeune fille. Sa voix était douce, mystérieuse. Mauwda décida de passer à l’attaque avant le début du refrain.

Au cœur des dunes, la princesse du désert,

Se balance, se perd,

À travers des rêves marins,

Portée par les étoiles au loin.

Deux hommes étaient déjà morts sans que personne ne s’en rende compte. Tous étaient hypnotisés par Nahima, qui continuait à chanter en dansant.

Harmakis et serpent se rejoignent.

Bougent au rythme des tambours,

Leurs mouvements les joignent.

Dans cette nuit d’amour.

Le jeune prophète, de son temple,

L’ayant vue dans son avenir,

L’admire et la contemple.

À ses côtés, il veut périr.

Mauwda venait de planter son poignard dans l’un des ennemis de Sharmizade. Doucement, son corps tomba et fut vite récupéré par les serveuses de la femme. Fonziride croisa le regard espiègle de Mauwda. Elle savourait ce moment où ses ennemis périssaient. Au refrain, elle se mit à le fredonner.

L’amour défie le destin.

La prenant par la main,

Le prophète guide la princesse.

Vers son paradis céleste,

Il lui dit : N’aie crainte, princesse,

Tu n’as plus à danser,

Pour les yeux des damnés.

Les amants s’envolent ensemble,

Vers la liberté qui les attend.

Malgré la discrétion de Mauwda, une femme se rendit compte que certains d’entre eux étaient tués. Elle interpella son voisin, qui commença à partir précipitamment. Soudain, une lame se planta dans son dos. Il s’écroula, raide mort. Nahima était toujours en train de danser tout en chantant son refrain, trois lames entre les doigts. La jeune fille avait appris à lancer des lames grâce à l'enseignement de son samouraï. Voyant qu’un des hommes tentait de s’échapper, elle sortit les armes que Sharmizade avait dissimulées dans sa tenue.

Tandis qu’elle entamait le final, la foule se précipita vers la sortie, mais tous les hommes sur la liste furent tués par Mauwda et Nahima, qui s’enfuirent juste après la chanson.

Ils s’installèrent sur le toit du restaurant de Sharmizade, à l’abri des regards. Blottis l’un contre l’autre, ils observèrent l’éclipse solaire, protégés par des loupes. Ce spectacle était magnifique.

— Tu étais incroyable, la félicita Mauwda, admiratif.

— Toi aussi, répondit la jeune fille en rougissant.

— Moi, je me suis juste contenté de tuer des gens, dit le jeune garçon en détournant le regard, honteux de ce qu’il venait de faire.

Nahima Sadire le prit par le visage.

— Ce n’est pas ta faute si tu as fait ça. Ils te l’ont imposé.

— Non, j’avais le choix… On a toujours le choix.

Rahzi Zirhmon avait souvent répété cette doctrine lorsque Mauwda se plaignait. Elle était restée gravée dans sa mémoire.

Soudain, les lèvres du garçon rencontrèrent celles de la jeune fille, tandis que dans le ciel, un rare spectacle hypnotisait les habitants. Ils ressentirent un mélange de douceur et de surprise qui les étonna tous les deux. Au premier abord, cette sensation semblait étrange, presque repoussante. Mais curieusement, ils l’apprécièrent tous les deux. Alors, ils se prirent par le visage en s’embrassant davantage. Rassurés d’être ensemble, ils espéraient que ce moment ne finisse jamais. Nahima se blottit contre le jeune homme, dont les oreilles frémirent à ce contact. Ainsi, ils passèrent la nuit à s’aimer, tandis que dehors, la fête continua jusqu’au matin.

Rahzi Zirhmon avait toujours éprouvé de l'affection pour Mauwda Adour, malgré le fait qu’on lui ait imposé la responsabilité de s'occuper de lui. Le vieil homme n'avait jamais partagé la dévotion que le royaume entier vouait à celui que l’on considérait comme l'Élu. À ses yeux, ce garçon n’était qu’un enfant ordinaire qui méritait de vivre une vie normale. S’il était réellement l'Élu, la prophétie s'accomplirait d’elle-même. Mais le gouvernement en avait décidé autrement. Dès son enfance, Mauwda devait être idolâtré, isolé de l'amour de ses parents et privé de la possibilité de se lier d'amitié avec les jeunes de son âge.

L'Ismi Nalu ne regrettait pas d'avoir pris la décision de le laisser partir, bien au contraire. S’il devait refaire ce choix, il le referait sans hésiter. Mauwda venait de rencontrer une jeune fille avec qui il pourrait vivre une belle histoire. Il ne pouvait pas laisser échapper cette chance.

Cependant, Rahzi Zirhmon savait qu'il ne reverrait plus jamais ce jeune garçon qu'il aimait tant. Ce garçon qu'il avait lui-même élevé, qui l’avait parfois agacé, mais avec qui il avait partagé ses plus beaux souvenirs. L'Ismi Nalu allait être exécuté pour avoir laissé s’échapper l'Élu.

Le jour suivant le départ de Mauwda, le prêtre avait été arrêté par la garde royale, qui le soupçonnait de complicité dans sa disparition. Le roi lui avait demandé où se trouvait le garçon, mais Rahzi n'avait rien révélé. Il voulait que Mauwda vive libre. Le vieil homme savait ce qui l'attendait en choisissant de se taire. Il savait que le roi était impitoyable envers les traîtres.

Mais le prêtre était vieux, tandis que Mauwda, lui, était jeune. Enfant, ses parents lui disaient toujours qu'il fallait sauver le bébé plutôt que le vieillard. Rahzi appliqua ces enseignements.

— Vos dernières paroles ? demanda le bourreau, son épée à la main.

Rahzi Zirhmon était agenouillé, la tête baissé au cœur de la grande place de Monchoris. De nombreux habitants s'étaient rassemblés, y compris des enfants. De jeunes âmes allaient assister à une telle horreur. Tous s'étaient réunis comme pour assister à un spectacle. Un spectacle dans lequel un homme allait être tué.

— La vie, commença l'Ismi Nalu, est comme une histoire. Chacun est le héros de son propre roman. Chaque héros vit sa propre aventure, dictée par ses choix. Jamais on ne lira l'histoire d'un homme soumis à l'autorité. Le héros tombe, commet des erreurs, puis se relève. Vous considérez Mauwda Adour comme un héros, mais vous ne lui permettez même pas de se comporter comme tel. Laissez-le vivre, laissez-le rencontrer des gens, aimer certains d'entre eux. Pour qu'à son tour, il devienne un…

Rahzi Zirhmon n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Le bourreau lui trancha la tête. Sa tête inerte tomba au sol. Mais au lieu d'afficher un visage effrayé, il arborait celui d'un homme serein, qui acceptait la mort. Toute l'assemblée se tut, rendant hommage à la mémoire d'un être qui avait marqué le royaume.

Cette exécution fit le tour des journaux du monde entier et marqua le début de la grande prophétie. Pourtant, Mauwda Adour ne prit connaissance de cette nouvelle que plusieurs années plus tard. Et tandis qu'il continuait de penser à lui, il ignorait que l'homme qu'il considérait comme son père était parti vers un monde meilleur.

Mauwda Adour et Nahima Sadire rejoignirent Sharmizade Fonziride, qui les attendait aux côtés de San Mahran et de ses employés, main dans la main. Sharmizade avait rapidement compris ce qui s'était passé entre les deux jeunes gens, une situation qu’elle avait prédite dès leur arrivée au restaurant.

— Vous avez pris votre temps, grogna San Mahran.

— Ces deux-là ont sûrement passé une nuit mouvementée, répondit Sharmizade avec un clin d'œil à Mauwda et Nahima.

Le groupe partit immédiatement en direction de Naboura. Mauwda ressentit une certaine tristesse à l'idée de quitter cette ville qu’il venait à peine de découvrir. Mais s’il voulait retrouver ses parents et échapper à l’armée, il ne devait pas s’attarder dans les villes.

Sharmizade avait l’habitude de se rendre près de la tribu de Teramech. Grâce à ses ventes de poudre et aux bons produits de son restaurant, sa venue était toujours attendue par la population, qui n’accueillait habituellement aucun citadin. À cette période de l’année, elle savait que le peuple s’était installé dans le village caché de Migorge, niché dans le creux de la montagne de Castiri. Ce peuple avait pour habitude de construire leurs campements sur place plutôt que de les transporter.

— Vous devez tous écouter mes instructions attentivement, leur ordonna Sharmizade.

— Mmm, grogna de nouveau San Mahran.

L’homme avait décidé de les accompagner par curiosité, pensant qu'il pourrait peut-être trouver sa place parmi ce peuple nomade, malgré son ancienne appartenance à une autre tribu.

Les dromadaires avançaient lentement dans les dunes, tandis que le soleil couchant baignait le désert d'une lueur orange. Le silence profond n'était brisé que par le bruit des sabots des dromadaires sur le sable. Mauwda aimait le désert de Somari, il s'y sentait à sa place, malgré la chaleur accablante et l’impression que ce désert ne se terminait jamais. Il observait l’horizon avec une profonde sérénité.

Soudain, au loin, le sable s'éleva dans le ciel avant de retomber brusquement au sol. Puis, il prit une teinte grise, presque verte, et se mit à ramper vers le groupe.

— Un serpent du désert ! cria Nahima, terrifiée.

La créature était gigantesque, quasiment aussi grande que les remparts de Naboura. Elle se déplaçait silencieusement dans le sable, faisant tressaillir sa langue. Puis, elle leva la tête, cachant la lune au groupe, et les examina un à un de ses yeux dorés, avant de dévoiler ses crocs aiguisés.

Les serpents du désert étaient des créatures énormes vivant au cœur de Somari. Connus pour être extrêmement dangereux, ils se terraient dans le sable, attendant que leurs proies viennent à eux. À ce jour, très peu de ces créatures étaient encore en vie.

Le serpent des sables se précipita sur le groupe, balayant de sa queue trois des employés de Sharmizade. Écrasés au sol, ces hommes étaient condamnés à mourir lentement dans le désert impitoyable de Somari. Le reste du groupe accéléra les dromadaires, abandonnant certaines affaires en route. Tous savaient qu'ils n'avaient aucune chance face à ce monstre. Celui-ci s'empara d'une femme qui avait tenté de planter sa dague dans sa gueule, mais la créature la dévora plus rapidement. Pourtant, elle avait laissé une légère égratignure à l’endroit où elle avait frappé.

« Ce serpent n’est pas invincible », pensa Nahima en observant la scène. Malgré son désir irrépressible de se battre, la jeune fille décida de fuir. Elle ne pouvait pas prendre de risque. D'autres hommes furent tués par la créature, poussant des cris d’effroi. Seulement cinq d’entre eux restaient en vie : San Mahran, Sharmizade Fonziride, Nahima Sadire et Mauwda Adour. La créature rampait rapidement, beaucoup trop rapidement.

Mais alors que tous pensaient que leur sort était scellé, une lame attachée à une corde vint se planter en plein cœur des écailles du serpent. La créature rugit, puis s’effondra dans le sable sous la pression exercée par la corde.

Un groupe de personnes, le visage caché derrière des foulards, tenait fermement l’autre bout de la corde. Ils avançaient sur le sable comme sur des vagues, glissant sur des planches en bois. Leurs mouvements étaient exécutés avec une précision millimétrée, révélant leur appartenance au désert.

Avec aisance et courage, ils attirèrent le serpent dans la direction opposée, s’éloignant rapidement au loin. Un homme à cheval rejoignit alors le groupe de Mauwda.

— Que faites-vous ici ? demanda-t-il en essayant de calmer sa monture. Vous devriez savoir que cet endroit n’est pas fait pour des citadins comme vous.

— C’est moi qui les ai emmenés ici, intervint Sharmizade en retirant son foulard. Ce jeune homme dit vouloir retrouver sa famille qui vit à Teramech. Il s’appelle Kazmir Adour.

L’homme regarda Mauwda de ses yeux couleur miel persan. Le garçon n’osa pas le regarder en face, par crainte de l’irriter.

— Shali ! cria-t-il en s’adressant à une femme qui s’avançait vers le groupe. Il y a un garçon ici qui prétend porter le nom d'Adour.

La dénommée Shali fut surprise par l’information. Bien sûr, elle connaissait la famille Adour, cette grande famille dont le premier enfant était l’Élu de la grande prophétie, Mauwda. Mais elle n’avait jamais entendu parler d’un certain Kazmir. Shali se demanda si ce n’était pas un piège. Pourtant, en dehors de Teramech, personne ne connaissait ce nom. Et puis le jeune homme était accompagné de Sharmizade, une femme qui ne faisait pas confiance à n’importe qui.

— Suivez-nous, ordonna-t-elle en avançant à cheval, sans vérifier si elle était suivie.

— Où allons-nous ? demanda Mauwda.

— À Migorge, jeune homme.

Mauwda Adour n’avait jamais vu un tel paysage. Une montagne presque rouge, avec des roches taillées avec une rigueur inégalée. Pour la première fois, le jeune homme comprit la puissance de la nature. Le groupe, guidé par les habitants de Teramech, venait d’arriver dans une faille qui traversait Castiri. Avant d'y parvenir, ils avaient dû franchir une montagne à la fois dangereuse et impénétrable. Pourtant, grâce aux conseils de Shali, ils avaient tous réussi à la traverser sains et saufs. Le jeune garçon comprit alors pourquoi personne ne parvenait à retrouver ce peuple nomade.

Le groupe passa un grand portail taillé dans la roche pour atteindre ce qui ressemblait à un village. Des sortes de maisons émergeaient des parois de Castiri, se superposant les unes aux autres. Partout, la vie semblait à son apogée. Des ponts reliaient les habitations, permettant aux habitants de circuler à travers la montagne.

À leur arrivée, toute la population se rassembla pour les accueillir. Rapidement, ils reconnurent Sharmizade et l'accueillirent comme une reine. Puis, leurs regards se portèrent sur San Mahran, Nahima Sadire et Mauwda Adour.

— Que font-ils ici ? demanda l'un d’eux d'un ton agressif.

— C'est Sharmizade qui les a amenés, répondit Shali. L'un d'eux prétend s’appeler Kazmir Adour.

Tous fixèrent Mauwda avec étonnement. Le jeune homme baissa la tête, gêné.

— C’est faux ! cria l'un d’entre eux. Il ment !

Les autres approuvèrent en criant à leur tour.

— Silence ! ordonna une vieille femme.

L'assemblée se tut et lui fit place. Cette vieille dame, courbée et s'appuyant sur un long bâton, semblait proche de la tombe. Sa peau était marquée par des rides profondes, et les quelques cheveux qui lui restaient étaient entièrement blancs. Pourtant, parmi tous ceux présents, c’était elle la plus respectée. La doyenne de Teramech, Mizmi Tozbour, était la cheffe de ce peuple. Elle s'approcha lentement de Mauwda pour examiner son visage. Ses yeux et sa bouche étaient presque invisibles sous ses rides, il ne lui restait que deux dents et sa peau était marquée par de nombreuses taches.

— Tu ressembles à Marhoud, dit-elle d'une voix tremblante.

Elle écarta brusquement le col de Mauwda avec son bâton.

— Tu as la tâche de naissance de Sharmaz.

L’assemblée resta silencieuse, incapable de comprendre comment Sharmaz et Marhoud auraient pu avoir un fils caché. Mauwda, lui, redoutait que sa véritable identité soit révélée. Mais aucune remarque ne fut faite. Néanmoins, Mizmi Tozbour connaissait la vérité. Pour elle, il était évident que Kazmir et Mauwda étaient une seule et même personne. Cependant, elle décida de garder le secret. Si ce jeune homme avait choisi de venir à Teramech, alors il fallait respecter son choix. Seuls ses parents, partis à l'autre bout du pays pour une mission, pourraient décider de ce qui était le mieux pour Mauwda. Mais ils ne reviendraient que dans deux mois. En attendant, la tribu de Teramech devait rester à Migorge pour protéger l'Élu de la prophétie.

Mauwda Adour était allongé sur les jambes de Nahima. La jeune fille lui caressait les cheveux, tandis que le jeune homme jouait avec son poignard.

— Pourquoi utiliser des lames quand on a des fusils ? demanda-t-il d’un ton presque naïf.

Nahima haussa les épaules et continua à fredonner une douce mélodie. Deux mois s’étaient écoulés depuis leur arrivée à Teramech, et Mauwda n'avait toujours pas eu l'occasion de rencontrer ses parents. On lui avait dit qu'ils avaient été envoyés loin du peuple pour leur protection.

Sharmizade était retournée à Naboura peu de temps après, tandis que San Mahran était resté sur place, prenant soin de dissimuler ses origines Morade. Tous avaient dû contribuer au bon fonctionnement de la tribu. En cueillant des fruits, en chassant du gibier ou en participant aux diverses tâches, ils avaient réussi à s'intégrer. Nahima et Mauwda avaient eu la possibilité de se fiancer malgré leur jeune âge. La cérémonie devait avoir lieu dans deux semaines.

— Peut-être que les fusils font trop de bruit, répondit Nahima.

Mauwda contempla le doux visage de sa compagne, remerciant le ciel de l’avoir mise sur son chemin. À ses côtés, il voyait son avenir tracé. Il se marierait avec elle, fonderait une famille et vivrait une vie paisible. Pourtant, une partie de lui ne cessait de regarder vers l'est, là où se trouvait l'océan. Sans savoir pourquoi, il ressentait l'envie de voir plus, de ne pas rester éternellement à Tchaïkhiva. Il voulait découvrir le monde qui l'entourait. Mauwda avait partagé ce désir avec Nahima, qui avait accepté l'idée. Mais il savait qu'en prenant la mer, il réaliserait son destin, et cela l’effrayait.

— Tu sais ce que je voudrais ? déclara Nahima.

— Non, répondit-il.

— Voyager. Découvrir des terres que je n’aurais jamais pu voir. Rencontrer des personnes totalement différentes de nous. Tu comprends ce que je veux dire ?

— Oui…

Mauwda était prêt à tout pour que Nahima réalise son rêve. Il irait même jusqu'à accomplir son destin, quitte à devoir tuer.

— Nahima, commença-t-il, je te promets qu’un jour, nous découvrirons le monde ensemble.

Un grand sourire illumina le visage de la jeune fille. Soudain, une foule se rassembla à l'entrée de Migorge. Mauwda et Nahima allèrent voir ce qui se passait.

Un groupe de personnes venait d’arriver à cheval, mené par un homme et une femme à l’allure fière et imposante, suivis de plusieurs enfants plus jeunes que Mauwda, probablement les leurs.

— Marhoud, Sharmaz, je suis tellement contente de vous voir ! les accueillit Mizmi.

— Nous aussi, répondirent en chœur les nouveaux arrivants.

C'étaient eux, les parents de Mauwda, qui venaient d'arriver. Un homme et une femme d'une grande noblesse.

Les nouveaux arrivants furent conduits dans une pièce à part, sans que Mauwda puisse leur parler. Après un long moment, on le fit appeler.

Mauwda entra dans une salle dépouillée, mais remplie des conseillers de Teramech. Mizmi Tozbour était assise au centre, entourée de Sharmaz et Marhoud. En le voyant, Sharmaz ne put s'empêcher de murmurer discrètement : « Mauwda… » La femme semblait stupéfaite de voir son fils, tandis que Marhoud le regardait comme un étranger.

— C’est impossible, chuchota Sharmaz. Que faites-vous ici, Mauwda ?

Le visage de Sharmaz Adour n’exprimait que de la peur. Toute l’assemblée se tourna vers Mauwda. D'un geste de la main, Mizmi leur ordonna de partir. Une fois seuls avec ses parents, le garçon se précipita vers eux.

— Papa, maman, je suis si content de vous voir.

Ses parents ne partageaient pas son enthousiasme, bien au contraire.

— Pourquoi Mauwda est-il ici ? demanda Marhoud à Mizmi.

— Le garçon voulait voir ses parents. Je l’ai laissé faire, répondit la vieille dame, comme si de rien n’était.

— Mais il est l’Élu, répliqua Sharmaz. Il ne peut pas être ici. Il est censé rester à Monchoris pour accomplir son destin. S’il reste avec nous, ce sera la fin.

Mauwda avait du mal à comprendre la réaction de ses parents. Lui, qui avait fait tout ce chemin pour les voir, se sentait trahi et désorienté.

— Tout ce que je voulais, c’était passer du temps avec ma famille, lança-t-il en retenant ses larmes.

— Vous ne pouvez pas faire cela, dit son père. Vous êtes l’Élu. Vous êtes au-dessus de la famille, vous comprenez ? Vous avez un destin important à accomplir. Nous devons vous ramener chez vous.

— Personne ne m'enverra chez moi !

Mauwda partit en courant rejoindre Nahima. Lui qui pensait pouvoir retrouver ses parents… Lui qui avait abandonné Rahzi Zirhmon pour cela… Le jeune garçon maudissait la prophétie, maudissait les dieux, maudissait Stilrion. Tout ce qu'il voulait, c’était vivre librement, faire ce qu'il voulait, quand il le voulait. Profiter des instants que la vie lui offrait. Mais personne ne semblait comprendre ses désirs. Il partirait, loin. Loin de Tchaïkhiva, loin de toute prophétie. Il prendrait la mer aux côtés de Nahima. Ensemble, ils découvriraient le monde.

— Vous comptez rester ici ? demanda Mauwda à San Mahran tandis qu’il aiguisait sa dague.

— Pas vraiment, répondit celui-ci. J’ai l'intention de retrouver les miens. Maintenant que je suis complètement rétabli, je peux aller où bon me semble.

Mauwda regarda l’homme avec admiration. Il était fort, sage et noble, tout ce que le jeune garçon aspirait à devenir. Bien que San Mahran ai appris sa véritable identité, ce dernier n’avait fait aucune différence dans son attitude. Il se vantait même d'avoir su dès leur première rencontre qu’il était réellement Mauwda.

— Pourrais-je vous accompagner un moment ?

— Si cela te fait plaisir.

Soudain, des cors retentirent. Un groupe de soldats arrivait dans le village de Teramech. Ils étaient tous armés et brandissaient le drapeau royal de Tchaïkhiva. « Cela n’annonce rien de bon », pensa Mauwda. Le garçon, accompagné de San Mahran, courut prévenir Mizmi Tozbour, mais il était déjà trop tard. L’armée venait d’atteindre les terres du village. Les soldats se trouvaient face à la vieille dame, la saluant respectueusement, sans être menaçants. Mizmi Tozbour affichait un visage fermé, contrairement aux « parents » de Mauwda, qui semblaient fiers. L’un des soldats, que le garçon reconnut, se tourna vers eux.

— Est-ce vous qui nous avez appelés ? demanda-t-il.

Sharmaz et Marhoud Adour acquiescèrent en chœur. Mauwda comprit rapidement ce qui se passait. Ses parents avaient appelé l’armée pour qu’elle l’emmène au temple de Monchoris. L’horreur envahit son visage. Nahima Sadire le rejoignit en courant, inquiète. La jeune fille se blottit contre lui sans prononcer un mot.

— Grand Mauwda, dit le soldat, nous sommes ici pour vous conduire à votre destin. Suivez-nous, je vous prie.

— Allez-vous faire voir ! cracha Mauwda aux pieds du soldat.

— Alors, nous devrons utiliser la force.

Le soldat saisit Mauwda par le bras, l'entraînant vers le palanquin. Le garçon se débattit avec vigueur et parvint à s'échapper. Il courut loin du village, voyant que personne ne viendrait à son aide.

— Qu’est-ce que vous faites ? Allez l’aider ! implora Nahima en suivant son compagnon.

Mais personne ne bougea. Seule Mizmi Tozbour voulut intervenir, mais c’était au-dessus de ses forces. San Mahran se précipita à leur poursuite malgré lui. Lui qui ne souhaitait pas s’occuper des problèmes de Mauwda, se retrouva à courir sans le vouloir.

— Venez, suivez-moi ! ordonna San Mahran en s’emparant de chevaux.

Ils montèrent tous les trois sur les chevaux, galopant à travers le désert. Les soldats, ainsi que certains habitants de Teramech, les poursuivaient. Le sable ralentissait les bêtes, réduisant la distance avec leurs assaillants. Une balle de fusil siffla près de Nahima, éraflant sa joue. Il était rare de voir ce genre d’armes dans le royaume, surtout entre les mains des soldats. Rahzi Zirhmon en avait interdit l’accès, jugeant cette arme barbare. Nahima saisit un poignard caché dans sa robe. Elle se retourna sur son cheval et le planta dans le cœur d’un homme, qui tomba brusquement de sa monture.

Leurs poursuivants se rapprochaient dangereusement du trio. San Mahran dégaina sa dague, tout en tendant un pistolet, caché dans sa tunique, à Mauwda.

— Tiens, prends ça !

Le jeune homme savait qu'il n'avait pas le droit de l'utiliser, mais dans cette situation, il n'avait pas le choix. Il tira sur ses ennemis, en abattant plusieurs. Lorsque les coups de feu retentirent, des cris d'exclamation éclatèrent parmi les témoins. Voir l'Élu se rabaisser à utiliser les armes des brigands était pour eux un blasphème. Mais Mauwda se moquait de ce qu'ils pouvaient penser. Un soldat s'approcha de San Mahran, qui le repoussa d'un coup de dague. Un autre avait grimpé sur le cheval de Nahima, mais la jeune fille parvint à lui planter une lame dans le ventre.

Des tirs de fusil résonnèrent à travers les dunes. Mauwda fut touché à l'épaule, mais il parvint à rester debout.

— Ah ! cria Nahima en portant la main à ses côtes. Elle aussi avait été blessée.

Du sang coulait sur ses vêtements, mais la jeune fille restait droite, un fin sourire aux lèvres.

— Ça va ? s'inquiéta San Mahran.

— Moi, ça va, le rassura Mauwda, mais Nahima a été touchée aux côtes.

Une grande inquiétude s'empara de San Mahran. Il se retourna pour examiner l'état de Nahima, mais l'effroi se peignit sur son visage. Il guida son cheval vers la montagne, espérant trouver un refuge. Ils réussirent à semer leurs assaillants et s'arrêtèrent derrière un rocher. Mauwda se laissa tomber au sol et accourut pour aider Nahima, qui peinait à rester debout. Le sang coulait abondamment. Le garçon l'allongea doucement et examina la blessure, qui se trouvait non pas aux côtes, mais au ventre.

— San Mahran ! cria-t-il, c'est beaucoup plus grave que ce qu'on pensait.

La respiration de Nahima était irrégulière, beaucoup trop rapide. San Mahran déchira un morceau de tissu de sa tunique et l'enroula autour de la blessure.

— Mauwda... murmura faiblement Nahima.

— Chut, calme-toi, tout va bien, ne t'inquiète pas, la rassura le jeune homme en caressant son visage trempé de sueur.

Pendant que San Mahran tentait de contenir l'hémorragie, il comprenait que c'était trop tard. La jeune fille était en train de s'éteindre.

— Je veux voir la mer... dit-elle entre deux larmes.

— Moi aussi... sanglota Mauwda, réalisant qu'il n'y avait plus rien à faire.

— Je t'aime...

— S'il te plaît, reste avec moi. J'ai besoin de toi. Ne me quitte pas...

Nahima prit doucement le visage de Mauwda entre ses mains. Une dernière fois, elle le contempla, se remémorant chaque instant passé ensemble. Puis, lentement, elle s'éteignit. Ses yeux vides fixaient le ciel bleu. Son corps gisait dans une mare de sang. San Mahran ferma délicatement ses paupières et la recouvrit de sa tunique.

— Viens, il faut partir, dit-il.

Mais Mauwda ne l'écoutait pas. Il pleurait sur le corps de Nahima, refusant de quitter la femme qu'il aimait.

— C'est trop tard, insista San Mahran. Nous devons partir maintenant. Tu auras tout le temps de la pleurer plus tard.

— NON ! Je reste avec elle !

Voyant que Mauwda n'était pas prêt à la laisser, San Mahran l'assomma d'un coup sec. Le garçon s'effondra, inconscient. L'homme le hissa sur son cheval, prenant soin de bien l'attacher pour qu'il ne tombe pas. Puis, il s'enfuit au cœur des dunes, vers un monde dans lequel Mauwda ne serait pas vu comme un dieu, mais comme un Homme.

Mauwda Zirhmon était parti au bord de la mer dans l'espoir de trouver des poissons. Le jeune homme, qui avait légèrement grandi et mûri, aimait se promener seul au bord de l'eau. Il avait l'impression que rien ne pouvait lui arriver. Il regardait son poignard. Malgré son envie pressante de s'en débarrasser, il avait décidé de le garder. Il était beau.

Mauwda avait passé beaucoup de temps aux côtés de San Mahran et de son groupe. Ensemble, ils avaient voyagé à travers le pays sans jamais traverser les villes. Le garçon refusait de se tenir informé de ce qui se passait, mais il comprenait que le royaume avait cessé de le chercher. Mauwda décida également de changer de nom. Les Adour n'étaient pas sa famille ; ils l'avaient trahi. Il choisit alors de prendre le nom de Zirhmon, en l'honneur de son véritable père : Rahzi Zirhmon, espérant le revoir un jour. Pendant leurs nombreux voyages, San Mahran lui enseigna l'art du combat au sabre ainsi que l'utilisation des tromblons, des armes employées par les pirates.

Mauwda Zirhmon respectait profondément San Mahran, qu'il voyait comme un maître. C'est cet homme qui forgea le garçon qui avait grandi enfermer dans un temple. Ensemble, ils développèrent une relation amicale qui poussa l'homme à protéger Mauwda à de nombreuses reprises.

Mauwda effectuait sa promenade habituelle du soir, celle qu'il faisait chaque jour en l'honneur de Nahima Sadire. Il se disait que, peut-être, en ces moments, elle pouvait être avec lui.

Mauwda avait eu du mal à faire le deuil de la perte de sa bien-aimée. Pendant un mois entier, il resta à l'écart, pensant à toutes les alternatives qui auraient pu la sauver. Mais comme le disait San Mahran, "avec des « si », on pourrait réécrire toute l'histoire." Après lui avoir asséné un coup au visage, San Mahran lui avait demandé d'arrêter de se lamenter.

La mer était calme. Peu de vagues atteignaient le rivage. Bleue, presque verte, observer les légers mouvements de l'eau apaisait Mauwda Zirhmon depuis plus d'un mois. Le sable gris sous ses pieds lui chatouillait les orteils. Le garçon, assis en tailleur, contemplait l'horizon. De temps en temps, il se demandait combien de temps il mettrait pour atteindre le rivage opposé.

Soudain, Mauwda aperçut une tache brune avancer rapidement vers la côte. Une petite barque, avec à son bord une étrange créature, se dirigeait vers lui. La créature, qui semblait se fondre avec la barque, était de taille humaine, voire plus grande. Sa peau, zébrée de noir, ressemblait à l'écorce d'un palmier. Ses cheveux sombres recouvraient en partie ses grosses oreilles rondes. Mauwda pensa qu'il devenait fou, tant cette vision lui paraissait réaliste. Pourtant, la créature était bien réelle.

— Ah eh ! cria-t-elle en agitant ses bras fins, semblables à son visage, vers le garçon.

Aucun son ne put sortir de la bouche de Mauwda Zirhmon. Au lieu d'aller accueillir le nouvel arrivant, le jeune homme décida de se diriger vers un arbre et de se taper la tête contre celui-ci, espérant se réveiller. Cependant, rien ne se passa. La créature poussa un cri de surprise en voyant Mauwda se faire du mal et regretta immédiatement de l'avoir interpellé.

— Kolmi dug mbawer ewe ? demanda la créature d'une voix brisée en posant ses pieds nus au sol.

Ses vêtements contrastaient avec son apparence. La créature portait une chemise et un pantalon, mais n’avait pas de chaussures. Mauwda se demanda d’où cette chose pouvait venir. L’arrivant, qui paraissait être un mâle, répéta ses mots en gesticulant avec ses mains. Le jeune homme le regardait, sans voix. Mauwda ne comprenait rien de ce qu’il disait.

— Moi, Aspiri, finit-il par dire.

— Mauwda, se présenta le garçon, incertain de la pertinence de sa réponse.

Le dénommé Aspiri s’était exprimé dans la langue internationale, parlée par les deux plus grands empires et la plupart des pays du monde : le Formaris. Mauwda avait eu l’occasion d’apprendre cette langue dans son temple. Rahzi Zirhmon, qui lui répétait chaque fois qu’il rechignait à l'étudier, lui avait assuré qu’elle lui serait utile pour le grand voyage qui l’attendait.

— Toi aider moi ? demanda Aspiri en s’approchant de Mauwda.

— Rahzam ijh fzur ? demanda San Mahran, qui venait d’arriver sur la plage.

— Aspiri, répondit sèchement Mauwda. Iz kormur a maron.

San Mahran scruta Aspiri. Cette « chose » ne lui inspirait pas confiance.

— T’es quoi ? demanda-t-il, cherchant ses mots.

L’homme venait de se tourner vers la créature, méfiant. Aspiri semblait mal à l’aise.

— Méritinits, répondit-il fièrement, arborant un grand sourire.

Mauwda avait entendu parler de ce peuple, mais il n’en avait jamais vu. Ces créatures vivaient cachées quelque part dans le monde et ne quittaient jamais leur territoire. Rahzi Zirhmon disait que c’était la nature elle-même qui les protégeait.

San Mahran guida le Méritinits vers le camp. À sa vue, tous poussèrent des cris d’exclamation. Personne n’osa s’approcher de lui. Aspiri s’assit en tailleur à côté de Mauwda, observant l’assemblée d’un œil méfiant. Un long silence, qui semblait durer une éternité, pesa sur le campement. Mauwda se sentait mal à l’aise.

— Que fais-tu ici ? demanda San Mahran en apportant à manger.

— Moi perdu, répondit Aspiri, essayant de voler de la nourriture à Mauwda.

Les autres ne comprenaient pas ce qu’ils disaient. Le Formaris était très peu utilisé à Tchaïkhiva. Seuls les plus riches et les marchands comprenaient cette langue.

— Que fait un Méritinits ici ?

Mauwda regardait San Mahran et Aspiri échanger des paroles. Il essayait de comprendre ce qui était dit, mais le Méritinits s’exprimait de manière étrange, et San Mahran avait un fort accent.

— Forcé de partir.

Les deux Tchaïkhiviens échangèrent un regard méfiant. Une personne bannie n’apportait jamais rien de bon. Ils devaient le faire partir au plus vite.

— Que veux-tu ? demanda alors Mauwda.

— Vivres et bateau.

— Nous n’avons pas de bateaux.

Cette situation irritait San Mahran. Ce dénommé Aspiri devait absolument partir sans leur causer de problèmes. Cependant, le problème était déjà là. L’homme voyait la curiosité dans le regard de Mauwda. Le garçon, qui rêvait de prendre la mer, pourrait très bien suivre la créature s’ils lui donnaient un navire. San Mahran ne savait pas s’il devait le laisser faire ou non.

Mauwda était l’un des élus de la grande prophétie, l’une des neuf lunes. Et selon les dires, ce garçon allait vivre son aventure aux côtés d’un Méritinits. San Mahran ignorait si cette prophétie était vraie ou simplement une légende. Mais si tel était le cas, si Mauwda Zirhmon était destiné à brûler Stilrion, alors il devait le laisser partir pour accomplir son destin.

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