Tinasvili
La gemme verte est une pierre enchantée qui confère à son porteur le pouvoir de maîtriser la nature. Là où elle se trouve, la végétation foisonne et les animaux y prospèrent en harmonie. Les adeptes de cette magie demeurèrent extrêmement secrets. Seul Loclan Gormon est resté célèbre pour avoir aidé les Méritinits à échapper aux humains. Toutefois, il fut exécuté pour avoir trahi son propre peuple.
Extrait de L’encyclopédie de la Magie par les sorcières de Gorgoline
Jeannes Senford avançait au cœur de la jungle, suivie de près par les membres méfiants de son équipage. Les pirates du Distillé des Mers connaissaient bien les dangers des chasses aux trésors. Les plus anciens savaient que ces expéditions étaient souvent truffées de pièges.
Leur navire était donc resté à l'ancre sur la plage, gardé par une partie de l’équipage de Jeannes Senford.
Le légendaire trésor de Louisse Yornan était très convoité par les pirates de cette génération. La capitaine du Distillé des Mers savait qu'elle devait le trouver rapidement, sous peine de se faire devancer.
Ils arrivèrent enfin devant une grotte nichée au cœur de la jungle, celle-là même qui les mènerait au trésor légendaire. L'équipage pirate descendit prudemment les escaliers qui s’enfonçaient dans les entrailles de la terre.
— Nous l'avons enfin trouvé, capitaine, dit l’un des pirates.
— Je sais, répondit Jeannes Senford avec un sourire malicieux.
La jeune capitaine s’arrêta net devant l’incroyable spectacle qui s’offrait à elle. Une caverne entière remplie de bijoux, de diamants et d’or. Jamais elle n’avait vu de telles richesses. Jeannes passa une main dans ses cheveux tout en éclatant d’un rire strident. Ses épais sourcils se soulevèrent de satisfaction. Elle savait qu’avec cet or, elle pourrait vivre paisiblement jusqu’à la fin de ses jours.
— Allez, les filles ! cria-t-elle sans même jeter un regard à ses compagnons. Remplissez vos sacs de tout cet or !
Tous les hommes présents se mirent aussitôt au travail. La capitaine, quant à elle, s’installa et commença à essayer les anciens bijoux de Louisse Yornan, ce légendaire capitaine qui avait été l’un des premiers pirates du monde. Ils travaillaient joyeusement en chantant, mais aucun ne se doutait de l’horreur qui les attendait au retour.
Sur la rive, près de l’endroit où le Distillé des Mers était ancré, un autre navire au pavillon noir approchait rapidement. Il ne fallut que quelques instants aux pirates restés à bord pour reconnaître le DeadShead, le célèbre vaisseau du redoutable pirate Barbe Noire. À son apparition, la lumière du jour commençait à s’estomper, tandis que des squelettes déguisés en pirates émergeaient du sol.
— Protégez le navire ! ordonna l'un des hommes de Senford.
Les pirates du Distillé s'armèrent un à un. Le DeadShead envoya un boulet de canon qui fracassa la coque du Distillé en mille morceaux. Sur la sombre proue, un homme se tenait debout, fier et dominant. Son rire étrange et reconnaissable résonnait. Vêtu entièrement de noir, seules ses dents jaunes et son crochet en or ajoutaient une touche de couleur à sa silhouette. Sa barbe noire, épaisse et désordonnée, se mêlait à ses longs cheveux, cachés en partie sous son chapeau tricorne, qu'il ne quittait jamais. Trois cicatrices noires marquaient son œil droit.
Ses bottes en cuir touchèrent le sable d’un bond parfaitement maîtrisé. Barbe Noire avançait lentement vers le groupe de pirates. Le foulard noué à sa taille flottait dans le vent. Derrière lui, son armée de squelettes et son équipage le suivaient, se moquant des membres du Distillé des Mers, qui tremblaient de peur. Barbe Noire s'approcha du pirate le plus courageux.
— Où est mon trésor ? chuchota-t-il à son oreille en effleurant son visage avec son crochet, fixé à sa main gauche.
Sa voix reflétait toute la cruauté du pirate. L’entendre suffit à anéantir la bravoure du moussaillon. Ce dernier n’hésita pas à remettre au capitaine la copie de la carte menant au trésor de Louisse Yornan.
— Tuez-les, ordonna Barbe Noire aux squelettes en leur tournant le dos.
Les squelettes armés exécutèrent les ordres sans pitié. Les membres du Distillé des Mers hurlèrent de terreur, implorant de l’aide. Le capitaine du DeadShead savourait cet instant, se délectant de la sensation de toute-puissance. Et il l'était. Lui, qui possédait la magie la plus puissante, ne craignait personne, à l'exception de deux autres pirates : John Canterbelt et son frère. Heureusement pour lui, ces deux capitaines avaient scellé un pacte, jurant de ne jamais s'attaquer.
Le groupe de Jeannes Senford arriva sur la plage, les bras chargés de sacs remplis de trésors. Devant le massacre qui se déroulait sous leurs yeux, ils restèrent pétrifiés. Aucun n'osa prononcer un mot. Barbe Noire les aperçut. Il se tourna vers eux en riant, puis fixa son regard sur les sacs de trésor.
— Comme c’est gentil, vous m'avez rapporté mon trésor, les remercia-t-il en s'approchant d’eux.
L'un des moussaillons dégaina son épée, prêt à se défendre, mais il fut poignardé dans le dos par un squelette. Jeannes Senford, terrifiée, recula lentement vers la jungle en s’emparant d’un autre sac. La capitaine savait qu'elle n'avait aucune chance contre Barbe Noire. Il était le pirate le plus puissant du monde. Jamais une simple capitaine comme elle ne pourrait l'affronter. Alors, elle se mise à courir vers le cœur de la forêt.
— Reviens ici, espèce de lâche !
La voix de Barbe Noire fit tressaillir tout le corps de Jeannes Senford. Elle savait que sa fuite était loin d’être héroïque. Elle savait aussi qu’en abandonnant son équipage, elle les condamnait à une mort certaine. Mais Jeannes ne voulait pas mourir. Elle rêvait de vivre paisiblement, sans se soucier de personne. Pourtant, en s'enfuyant ainsi, elle savait également que cette vie de tranquillité lui serait refusée. Barbe Noire la traquerait pour récupérer le trésor. Alors, Jeannes Senford devait se cacher, dans un lieu où personne ne pourrait la trouver. Et, quand le temps serait venu, quand le monde l'aurait oubliée, elle reviendrait, sous un autre nom, pour dominer les mers.
Aspiri Laguamente observait le lapin grignoter l'herbe, une pauvre créature ignorant que la mort l'attendait. Le Méritinits pointait l’animal avec sa flèche, concentré, attendant le moment parfait pour tirer. Mais le lapin était encore trop loin. Il respirait silencieusement, se fondant dans les bruits de la nature environnante. « Encore un peu… Oui, c'est ça… Maintenant. »
Alors qu'Aspiri s'apprêtait à tirer, une main brune vint arrêter sa trajectoire.
— Combien de fois t’ai-je dit de ne pas faire ça ?
Vaïka Alguedemer se tenait debout, tenant la flèche d'Aspiri. Son visage d'elfe était sérieux, et elle le fixait de ses yeux roses. Aspiri n’osa pas dire un mot, baissant simplement les yeux noirs. Devant une telle beauté, il se sentait impuissant. Vaïka était la Méritinits la plus parfaite de l'île : grande, parfaitement formée, avec un visage à la fois dur et doux. Aspiri se considérait chanceux d’être celui que Vaïka avait choisi, et non un autre.
— Je suis désolé, ma belle, s'excusa le Méritinits, sans pour autant exprimer de vrais regrets.
— Tu as beau t'excuser, cela ne t’empêchera pas de recommencer demain. Je ne comprends pas pourquoi tu veux tant manger de la viande. Tu sais que tu es le seul Méritinits à en consommer dans le monde.
Aspiri écoutait à peine les paroles de sa compagne ; il les connaissait par cœur. Chaque fois qu'elle le surprenait en train de chasser, il avait droit à ce même discours. Vaïka savait également que ses paroles étaient vaines. Aspiri était têtu. Quand il voulait quelque chose, il faisait tout pour l'obtenir. C’est ainsi qu’ils avaient fini par être ensemble.
— Viens, on rentre, ordonna-t-elle en lui prenant la main.
Ils s'avancèrent tous deux vers le village, au bord de la mer. Aspiri portait son arc sur ses épaules nues et observait sa compagne. À chaque pas, elle se balançait légèrement, et ses fesses, couvertes d’un simple tissu, ondulaient lorsque ses pieds touchaient le sol. Sa peau, d'un bois plus foncé que celle d'Aspiri, et ses petites oreilles contrastaient avec son apparence.
Aspiri était, lui aussi, considéré comme très beau pour un Méritinits. Bien bâti, avec une peau parfaite, toutes les femelles du village rêvaient de s’unir à lui. Ses zébrures inhabituelles sur la peau étaient très enviées.
Aspiri et Vaïka arrivèrent à Lismatve, un village côtier appartenant à l'archipel de Tinasvili. Cet archipel, caché par la nature elle-même, était inconnu des Hommes. Peu nombreux étaient ceux qui pouvaient y entrer et en sortir. À Tinasvili vivaient tous les Méritinits existants. C’était leur terre.
Ce peuple avait été contraint de se cacher dans ces îles pour échapper aux persécutions des Hommes. Guidés par Loclan Gormon, le seul être humain à les considérer comme ses égaux, ils avaient décidé de rester confinés sur ces îles, protéger par la nature.
Les Méritinits entretenaient un lien très particulier avec la nature, qu’ils vénéraient comme une déesse. Aucun Méritinits n'était autorisé à se nourrir d'êtres vivants ou à en tuer. Les anciens racontaient que tout Méritinits qui enfreindrait cette règle serait puni par le grand gardien cerf, Xumach, protecteur de la forêt.
Cependant, cela n'avait jamais empêché Aspiri Laguamente d'enfreindre cette règle à de nombreuses reprises. Se sentant différent de ses congénères, il ne parvenait pas à trouver sa place à Tinasvili. Il en voulait plus. Il rêvait de partir loin de ce village qu’il voyait comme une prison, loin de ses parents et de ses nombreux frères et sœurs. Aspiri désirait prendre la mer, découvrir le monde des Hommes, et enfin se sentir libre.
Mais pour l’instant, il était à Lismatve, ce village simple. Recouvert de petites huttes en bois. Retrouvant chaque soir sa famille, celle qui lui avait offert une vie normale. Il répétait chaque jour la même routine. Le jeune Méritinits voulait abandonner cette existence monotone pour en trouver une nouvelle, remplie de dangers et d’aventures.
Tous les Méritinits de Lismatve s'étaient rassemblés sur la plage autour d'un grand feu. Ce jour-là, le village célébrait l'anniversaire de Tinasvili, comme chaque année. Les huttes superposées sur les grandes montagnes d’Ador étaient ornées de fleurs de toutes les couleurs. Des banderoles faites de feuilles avaient été placées entre les grandes torches installées le long des escaliers menant aux habitations des montagnes. Les arbres qui entouraient le village avaient été décorés de lanternes suspendues à leurs branches, ainsi que de messages de paix. La fête, qui durait une semaine, battait son plein. Les Méritinits passaient leurs soirées à danser et à chanter autour du feu. Ce moment était attendu avec impatience chaque année.
Aspiri Laguamente et Vaïka Alguedemer étaient allongés l’un contre l’autre, à l'écart sur la plage, observant le calme de l’océan.
— Tu es sûre que tes parents accepteront notre alliance ? demanda Aspiri, rompant leur long silence.
— Oui, j’en suis persuadée, répondit Vaïka, à moitié endormie.
Aspiri avait proposé à sa compagne de s'unir pour toujours. Vaïka avait accepté sans hésiter, car elle attendait cette demande depuis longtemps. Mais l'accord des parents des deux côtés était nécessaire. Ceux d'Aspiri, qui espéraient voir leur fils se ranger, étaient enchantés par cette nouvelle. En revanche, les parents de Vaïka étaient plus réticents.
Le jeune Méritinits était connu dans le village pour ses nombreux actes de rébellion. Il avait été surpris à plusieurs reprises en train de manger de la viande, de chercher des trésors cachés, voire de tenter de s'enfuir pour rejoindre le monde des Hommes. Ils ne voulaient donc pas que leur fille soit entraînée dans ces histoires.
— S’ils refusent, alors je t'enlèverai de force, plaisanta Aspiri.
Vaïka laissa échapper un petit rire qui fit rougir Aspiri. Il aimait profondément sa compagne.
— De toute façon, je suis le plus fort ici, ajouta-t-il avec fierté.
Soudain, il aperçut quelque chose au loin. Un Méritinits, allongé sur une planche, semblait épuisé. Aspiri plongea brusquement dans l'eau pour secourir le blessé.
Les Méritinits étaient réputés pour être d'excellents nageurs, capables de rester plus longtemps sous l'eau que les Hommes. Selon les légendes, les plus nobles d'entre eux pouvaient même invoquer les esprits de la nature pour les aider, mais personne n’avait jamais pu le prouver.
Aspiri ramena le Méritinits sur la plage, près de Vaïka. Il était vieux, et ses blessures rendaient son visage méconnaissable. Il serrait fermement une bouteille en verre dans sa main.
— Mon dieu..., souffla Vaïka en le voyant recracher l'eau et le sang qu'il avait dans la bouche.
Le blessé respirait difficilement et ne pouvait se tenir debout.
— Vieillard, vous allez bien ? demanda Aspiri, inquiet.
En guise de réponse, le vieux Méritinits tendit la bouteille à Aspiri. Cette bouteille avait une couleur verdâtre avec un autocollant dessus. On pouvait apercevoir sur l’étiquette une écriture dans une langue inconnue en dessous d’un dessin de bateaux. Le couple n'avait jamais vu un tel objet. À Tinasvili, aucun artisan ne fabriquait de telles choses. Ils l'examinèrent délicatement.
— Regarde..., remarqua Aspiri. Qu'est-ce que c'est ?
À l'intérieur de la bouteille, se trouvait un parchemin froissé, maintenu en place par une corde rouge. Vaïka ouvrit la bouteille, en sortit le parchemin et le déroula. Dessus, était dessinée la carte d'une île avec un chemin menant à une grande croix.
— Suivez cette carte, murmura le vieux blessé. Elle mène à un trésor.
— Comment ça ? demanda Aspiri, dont les pupilles s'étaient dilatées.
— Un trésor d'un grand pirate... Mais méfiez-vous de son gardien. Il ne vous laissera pas passer. Prenez garde à...
Le Méritinits s'effondra soudainement sur le sol. Vaïka vérifia s'il était encore en vie.
— Il est mort..., dit-elle.
Aspiri n'écoutait plus sa compagne, trop fasciné par la carte au trésor.
— C’est merveilleux, souffla-t-il, incapable de détacher ses yeux de la carte.
— Merveilleux ?!
Vaïka le regarda avec effroi. Un Méritinits était mort, comment pouvait-il trouver cela merveilleux ? Elle ne comprenait pas l’attitude de son compagnon, qui souriait.
— Tu te rends compte que cette carte nous mène à un trésor légendaire ? Si on le trouve…
— On ne va pas partir à la recherche de ce trésor.
— Comment ça ?
— C’est toujours la même chose avec toi. Tu ne changeras donc jamais ?
Vaïka était furieuse contre Aspiri. Elle avait l’impression de parler à un mur. Chaque fois, il voulait partir, trouvant une excuse. Et à chaque fois, c’était elle qui devait le ramener. Elle en avait assez.
— À chaque fois, tu dis que tu vas arrêter, continua-t-elle. Que tu vas te concentrer sur ton village, sur ta famille. Mais finalement, c’est toujours la même histoire. Quand vas-tu cesser de te comporter comme un enfant ?
— Tu ne comprends pas, répliqua Aspiri en se levant. Avec tout cet or, on pourrait vivre tranquillement à l’autre bout de l’archipel. On serait riches.
— Mais ce n’est pas ce que je veux. Je te connais, Aspiri. Tu trouves toujours une excuse, et ensuite, tu repars à la recherche d’un nouveau trésor. Quand vas-tu te comporter normalement, comme un Méritinits ? Quand deviendras-tu comme nous, hein ?
Aspiri n’aimait pas les paroles de sa compagne. Il savait qu’elle était contre son désir d’aventure, mais il pensait qu’au moins, elle le comprendrait. Mais ici, personne ne le comprenait.
— Je n’ai jamais été comme vous. Et je ne compte pas le devenir.
Vaïka ne prit pas la peine de répondre. Elle tourna les talons pour retourner à la fête, laissant Aspiri seul. Le Méritinits regarda le cadavre se faire engloutir par l’océan. La carte était toujours entre ses mains, bien serrée. Si personne ne voulait le suivre, alors il partirait seul. Il retrouverait ce trésor. Il le ramènerait à Lismatve et serait accueilli comme un héros.
Aspiri préparait son sac dans sa chambre. Très peu d’affaires lui suffisaient, il n’avait besoin que de quoi se nourrir. Après sa dispute avec Vaïka, le Méritinits était parti à la recherche d’un bateau. Heureusement pour lui, un vieux navire, amarré près du port, était prêt à naviguer. Il n’avait plus qu’à le voler. Aspiri s'était dit qu'il devait attendre la nuit suivante pour partir à la recherche du trésor. Sa famille n’était pas au courant de ses intentions, et il n’était pas prêt à leur en parler. Il savait qu’ils feraient tout pour l’en empêcher.
— Que fais-tu ?
« Et merde », pensa Aspiri. Sa jeune sœur, Melki, se tenait debout dans sa chambre. Elle était encore bien trop jeune pour comprendre que son frère cadet allait partir pour longtemps.
Aspiri savait que Melki allait appeler leur grand frère. L’aîné de la famille, la fierté des vieux parents. Aspiri n’avait aucune envie de le voir, mais il n’avait pas le choix. Il allait devoir négocier avec lui. Au moins, c’était lui et non sa sœur jumelle.
— Eraki ! cria-t-elle d’une voix forte.
Eraki apparut sur le seuil de la chambre. Grand et musclé, tout comme Aspiri, mais sa beauté n’était pas à la hauteur de celle de son frère cadet. Bien qu’ils n’aient que deux ans d’écart, les deux frères étaient en constante compétition. Mais à chaque fois, Eraki remportait la faveur des parents. Aspiri n'était que le second, cherchant encore sa place au sein de la famille.
Eraki jeta un coup d’œil au sac d’Aspiri.
— Tu comptes fuguer ? demanda-t-il calmement.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? répliqua Aspiri.
Melki était déjà repartie vaquer à ses occupations. Les histoires entre ses frères ne l’intéressaient pas. Tout ce qu’elle voulait, c’était d’être bien vue par Eraki.
— J’ai toujours su que ce moment finirait par arriver.
Eraki avait pris cet air de chef de famille qu’Aspiri détestait tant.
— Au moins, ça prouve que, de nous deux, ce sera moi, le meilleur, continua-t-il avec un sourire espiègle.
— Tais-toi.
— Parle-moi autrement. Je reste ton aîné.
Aspiri ne prit même pas la peine de répondre à cette remarque.
— Je me suis toujours demandé pourquoi tu étais si différent de nous, commença Eraki en posant une main sur l’épaule de son frère. Quand moi, je voulais juste vivre comme un Méritinits, toi, j’avais l’impression que tu voulais être un homme. Tu te souviens, quand on jouait ensemble, tu disais toujours être un guerrier des mers à la recherche de trésors ?
— Oui, vaguement.
Eraki était la personne qui connaissait le mieux Aspiri, avec leur sœur jumelle, Asipi. Il savait constamment quand son frère était triste, heureux ou troublé. Aspiri n’avait jamais pu lui cacher quoi que ce soit.
— C’est pour toujours ?
La question d’Eraki surprit Aspiri. Le Méritinits n'avait aucune idée de l’ampleur de son voyage. Toute sa vie, il avait cherché à fuir sa famille, mais jamais il n’avait envisagé de la quitter définitivement.
— Je vais juste découvrir le monde, répondit Aspiri.
— Avec Vaïka ?
Aspiri fit non de la tête. Eraki comprit que ce voyage à travers Tinasvili avait un tout autre objectif.
— Très bien, continua l’aîné. Je ne dirai rien aux parents si, à ton retour, tu fais tout ce que je te demande.
Eraki semblait fier de son affirmation. Il affichait ce sourire idiot qu’il prenait à chaque fois qu’il croyait avoir fait quelque chose d’extraordinaire. Aspiri le regarda sans émotion. Parfois, il se demandait comment ils pouvaient partager le même sang.
— Je te déteste, répondit Aspiri en prenant son sac, malicieux.
— Hé ! Sale…
Les deux frères se disputèrent comme à leur habitude. Pendant leurs chamailleries, personne ne pouvait comprendre ce qu’ils disaient. Ils avaient créé une langue qui leur était propre.
Aspiri venait de monter à bord de sa barque. Tout ce dont il avait besoin tenait dans son sac. Il avait profité de la fête au village pour s’éclipser.
L’air était frais et le vent commençait à s’agiter. Ce n’était pas de bon augure pour le Méritinits. L’eau aussi devenait agitée. Aspiri ne pouvait se permettre d’avoir des ennuis. Il était déjà bien trop loin du rivage. Avant d'atteindre la prochaine île de Tinasvili, il devrait attendre un bon moment.
Soudain, une énorme vague se dressa au-dessus de sa barque. Aspiri manœuvra brusquement, mais il était trop tard, l’embarcation se renversa. Le Méritinits se retrouva dans l’eau. Il devait absolument récupérer sa barque. Mais la vague continuait de le submerger. Il cacha la bouteille en verre dans sa tunique avant de prendre la vague en pleine tête.
Il coulait, impuissant face aux forces de la nature, comme si Xumach le punissait pour tous ses actes.
Il devait absolument remonter à la surface, mais d'autres vagues l'en empêchaient. Il parvint à attraper une planche de bois provenant de sa barque brisée, mais un gros rocher le frappa au visage. Aspiri perdit connaissance immédiatement, laissant sa seule planche le guider, inconscient, à travers cette mer impitoyable.
Aspiri Laguamente se réveilla sur une plage déserte. Dans le silence paisible, seul le bruit des vagues le rompait. Le Méritinits regarda autour de lui. Il n’y avait rien, excepté une forêt sombre qui s’étendait jusqu’aux montagnes. Sa barque était complètement détruite et son sac avait disparu. Il n’avait plus rien.
— Je suis perdu… murmura-t-il, craignant de réveiller une bête féroce.
Aucun écho ne résonna sur la plage. C’était le vide absolu.
— PUTAIN DE MERDE ! cria-t-il, jetant un morceau de bois dans l’eau.
Les oiseaux cachés dans les arbres s’envolèrent, surpris par le cri d’Aspiri. Le Méritinits s’effondra sur le sable, désorienté. Il ne savait que faire. Mais lorsqu'il fouilla la poche de sa tunique, il remarqua que la carte était toujours là. Aspiri la sortit délicatement, de peur de l’abîmer davantage. Le parchemin était trempé, l’eau avait effacé certains traits, mais elle restait encore lisible.
Le Méritinits sauta de joie en voyant qu’il pouvait toujours se guider vers le trésor. Il n’avait plus qu’à trouver un navire pour quitter cette île déserte.
Cependant, le bois était rare sur cette plage et Aspiri n’avait aucune arme pour abattre les arbres. Il allait devoir s’enfoncer dans la forêt pour en trouver.
Aspiri marchait prudemment à travers les arbres, ramassant les plus gros morceaux de bois qu'il pouvait trouver. Il savait qu'il resterait sur cette île plusieurs jours. Il devait se construire un campement sécurisé et marquer les chemins parcourus. Passionné depuis toujours par les chasses au trésor, le Méritinits avait développé un certain talent pour la cartographie.
Avec un morceau d’écorce et un bâton bien taillé, il grava les itinéraires qu'il avait explorés depuis son arrivée sur l'île.
Après un long moment de marche, il atteignit un grand fleuve qui traversait la forêt. De nombreux bouts de bois flottaient avec le courant, emportés vers le cœur de l'île. « C’est ma chance », pensa Aspiri. Il suivit à son tour le courant, marchant de plus en plus vite, tout en lâchant les morceaux de bois qu'il avait ramassés plus tôt.
Le fleuve menait à un petit lac où un trois-mâts échoué reposait. Le navire était à moitié retourné. Des planches manquaient à la coque, l’un des mâts était complètement brisé et les voiles blanches étaient déchirées. Un drapeau blanc, arborant une balance dorée, pendait au sommet du mât central. Aspiri ne pouvait rêver mieux. Lui qui cherchait désespérément de quoi construire une barque se retrouvait devant un véritable navire de guerre. Il lui suffisait de le réparer, et il pourrait repartir.
— Oh ! cria une voix venant du navire.
L’être qui habitait le bateau était une étrange créature barbue. Sa peau était entièrement rouge, parsemée de taches sombres. Ses petits yeux étaient cachés par de longs cheveux châtains et sales, qui retombaient sur son dos.
— Eh oh ! cria encore l’étrange créature en agitant ses bras maigres.
L’inconnu s’approcha d’Aspiri, lui permettant de mieux l’observer. Il portait des vêtements étranges, couverts de boue et complètement déchirés. Ses ongles, tant aux pieds qu’aux mains, étaient noircis par le temps. Cet être était sans doute l’une des créatures les plus repoussantes qu’Aspiri ait jamais vues.
— Un Méritinits ! s’exclama l’inconnu en voyant Aspiri se rapprocher.
L’étranger s’empara des mains d’Aspiri. Il dégageait une odeur nauséabonde, et son haleine était insupportable.
— Viens, viens, dit-il en conduisant Aspiri vers un campement qu'il avait aménagé.
La créature lui servit un liquide dans un gobelet qu’elle tendit à Aspiri. Elle s’assit en face de lui, incapable de retenir le tremblement de sa maigre jambe. Elle le fixait attentivement, presque excitée, de ses yeux bruns.
— Mais qui êtes-vous ? demanda finalement Aspiri.
— Oh ! Pardon, répondit l’inconnu, avalant bruyamment le contenu de son gobelet. Je suis Mark Robinson, enchanté.
Le dénommé Mark Robinson tendit la main. Aspiri ne comprenait pas ce qu'il attendait de lui. Il regarda la main de l'inconnu avec dégoût, imaginant toutes sortes de créatures qui auraient pu se développer à l’intérieur. Voyant qu’Aspiri n’était pas disposé à lui serrer la main, Mark la ramena autour de son gobelet.
— C’est quoi, un Mark Robinson ? demanda le Méritinits avec méfiance.
L’inconnu éclata de rire, jurant dans une langue qu’Aspiri ne connaissait pas.
— Mark Robinson, c’est mon nom, finit-il par répondre après s’être moqué de lui. Moi, je suis un homme. Un être humain, vous connaissez ?
Les yeux d’Aspiri s’écarquillèrent. Bien sûr qu’Aspiri savait ce qu’était un homme, mais il n’en avait jamais vu.
« Alors, c’est à ça que ressemblent les Hommes ? », pensa le Méritinits, déçu par ce qu’il voyait. Dans toutes les histoires qu’il avait entendues, les Hommes étaient décrits comme beaux, grands et fiers, rien à voir avec l’individu qui se tenait devant lui.
— Et que fait un homme ici ? demanda Aspiri, toujours sur ses gardes.
Aspiri se méfiait de ce Mark Robinson. Les humains n’étaient pas autorisés à pénétrer sur le territoire de Tinasvili, et cet humain parlait en plus leur langue.
— Je suis à la recherche d'une pirate nommée Jeannes Senford, répondit-il en mangeant une larve qui passait à côté de lui. Vous la connaissez ?
Le Méritinits fit signe que non.
— Ce n’est pas grave, poursuivit Mark. C’est une pirate qui a commis plusieurs crimes dans le passé et qui a disparu du jour au lendemain. Pouf ! (Il accompagna ses mots de gestes théâtraux qu’Aspiri trouva ridicules.) Cette pirate m’a volé mon honneur de capitaine dans la Marine Internationale. J’y ai même perdu mon lieutenant. Je la poursuivais alors qu’elle cherchait le trésor de Louise Yornan. Il fallait absolument que je l’attrape, sinon j’allais perdre mon grade de capitaine et être rétrogradé au rang de maître de bord. Tu imagines l'humiliation ? J’avais déjà échoué à de nombreuses missions, mais cette fois, nous étions trop peu nombreux. Elle et son équipage ont massacré tous mes matelots. Je suis le seul survivant de L’Intrépide.
Mark Robinson parlait à une telle vitesse qu’Aspiri avait du mal à suivre.
— L’Intrépide ?
— Oui, L’Intrépide, c’est le nom de mon navire. Quoi qu’il en soit, elle s’est réfugiée ici, à Tinasvili, avec le trésor.
Aspiri ne comprenait pas pourquoi Mark Robinson lui racontait toute cette histoire. Il ne lui avait rien demandé et ne voulait rien savoir sur lui. Tout ce qu'il souhaitait, c’était une embarcation pour retrouver le trésor de sa carte. Toutefois, une idée lui traversa l’esprit : et si le trésor de Louise Yornan était celui qu’il cherchait lui-même ?
— Et vous, que faites-vous ici ? demanda Robinson, tirant Aspiri de ses pensées.
— Je me suis perdu, répondit-il sèchement en détournant le regard.
Mark Robinson comprit qu’Aspiri ne lui disait pas tout. Ayant étudié la culture des Méritinits, appris leur langue et analysé leur comportement, il trouvait étrange qu’un des leurs soit perdu sur une île déserte, loin de son village. Aucun Méritinits ne quittait jamais son territoire. Le capitaine remarqua alors la bouteille en verre qu’Aspiri tenait fermement. Ce genre de bouteilles, souvent utilisées pour le rhum, n’étaient pas consommées à Tinasvili.
— Et qu’est-ce que c’est que cette bouteille en verre ? osa-t-il demander.
Aspiri réalisa qu’il tenait toujours la bouteille. Il hésitait à révéler l’existence de sa carte à l’homme. Toute sa vie, on lui avait appris à ne pas faire confiance aux humains.
— C’est une carte au trésor, n’est-ce pas ? conclut Mark Robinson en apercevant le parchemin à l’intérieur. C’est un Méritinits qui l’a dessinée. Je l'avais chargé de retrouver Jeannes Senford, mais il n’est jamais revenu. Donne-moi ça.
Aspiri serra la bouteille contre son torse pour la protéger. Il se sentait mal à l’aise. Robinson s’approcha brusquement, visiblement déterminé à voir la carte. Instinctivement, Aspiri recula, prêt à s’enfuir.
— Et si on passait un marché ? proposa soudain Mark Robinson, allongé sur le sol.
— C’est-à-dire ?
Aspiri saisit un bâton pour se défendre, sentant une montée de confiance.
— Cette carte mène probablement à Jeannes Senford et à son trésor. On va la chercher ensemble. Moi, je récupère mon honneur, et toi, tu auras ton trésor. Ça te va ?
Le Méritinits restait méfiant face à la proposition de Mark Robinson, mais elle était tentante. Il savait qu’il aurait du mal à trouver le trésor tout seul. Lentement, il s’approcha de l’homme et lui tendit la main.
— J’accepte, mais je garde la carte, dit-il enfin.
— D’accord, mais je récupère un quart du trésor, ajouta le capitaine en tendant sa main crasseuse.
— Hein ?
Mark Robinson le regardait sérieusement. Pendant un bref instant, Aspiri crut voir l’homme tel qu’on le lui avait décrit dans les récits, mais ce sentiment disparut vite lorsqu'il sourit, dévoilant des dents jaunes, presque noires.
— Bon, d’accord, accepta Aspiri à contrecœur. Il n’avait aucune envie de céder une seule pièce de son trésor à un humain.
Le Méritinits avait toujours été avide. Il cherchait constamment des moyens de gagner de l’argent et, à plusieurs reprises, avait recours à des actes peu moraux.
— Mais avant de partir à la recherche du trésor, il nous faut un moyen de transport, ajouta Mark Robinson en fixant L’Intrépide.
L’Intrépide fut réparé au bout d’une semaine. Travaillant ensemble, Aspiri Laguamente et Mark Robinson parvinrent à s’entendre. Ainsi, après de nombreux efforts, ils réussirent à remettre le navire à l’eau. Durant cette semaine, le capitaine expliqua à Aspiri le fonctionnement de la marine.
— C’est à la fois simple et complexe, disait-il. Les pirates sont de plus en plus nombreux dans notre monde. Pillant les villes, tuant de pauvres innocents, les États les plus puissants ont décidé de chercher une solution pour mettre fin à cela. Chacun envoyait ses soldats pour capturer ces criminels, mais lorsqu'ils franchissaient la frontière d’un autre État, les soldats ne pouvaient plus avancer, ce qui permettait aux pirates de se cacher où bon leur semblait. Alors, les gouvernements de la plupart des États ont décidé de conclure un pacte pour s’opposer à la piraterie, mais aussi à d’autres crimes. Toutes ces puissances ont mis en place une organisation qui navigue sur toutes les mers, leur permettant d’agir sur des territoires qui ne leur appartiennent pas.
— Elle a un nom ? demanda Aspiri.
— Oui, elle s’appelle « l’Alliance Navale contre les Organisations Criminelles », dite « l’ANOC ». La marine ne travaille donc pour aucun pays et n’exécute les ordres d’aucun gouvernement. Seul un groupe de personnes, élus par les dirigeants des plus grandes puissances, donnent des directives à la marine. On les appelle « les Gardiens ».
— Quel drôle de nom…
— Les Gardiens se trouvent sur une île appartenant à l’ANOC, Zarmaroc, accessible seulement aux travailleurs et à leur famille. Aucun chef de gouvernement ne peut y pénétrer sans autorisation. Près de cette île, se trouve une île voisine dans laquelle se dresse la plus grande prison du monde, Egornad, où sont enfermés les plus grands criminels de la planète.
— Est-il possible de s’en échapper ?
— J’aimerais dire non, mais un homme y est parvenu. Un infâme pirate : Rico Horminder, surnommé Œil Noir, l’un des plus grands de sa génération.
Mark Robinson raconta le fonctionnement du monde à Aspiri, qui était émerveillé par toutes ces histoires. Le monde des Hommes lui semblait fascinant.
En quittant l’île, Mark Robinson avait décidé de se refaire une « petite beauté ». Il disait qu’il attendait que l’Intrépide soit à nouveau opérationnel pour redevenir le capitaine qu’il avait été autrefois.
Aspiri l’attendait en haut du grand mât, contemplant le bleu paisible de l’eau. L’Intrépide n’avançait pas, il flottait simplement. Aux yeux du Méritinits, c’était la plus belle construction qu’il ait jamais vue.
— Alors, comment je suis ? demanda Mark en sortant de sa cabine, tandis qu’Aspiri se posa au sol.
Aspiri ne prit pas la peine de répondre. Il le regarda un instant, puis retourna à sa contemplation.
— Tu pourrais au moins répondre, insista Mark.
Mark Robinson n’était plus l’homme négligé que le Méritinits avait rencontré. Sa barbe et ses cheveux avaient été coupés, révélant un visage plus ferme. Une fine moustache se dessinait sous son nez, et quelques rides encadraient ses grands yeux. Sa maigreur restait dissimulée sous des vêtements élégants : un long manteau bleu, un pantalon brun recouvert de bottes en cuir. Le manteau arborait de légères taches jaunes qui accentuaient son charisme. À sa ceinture, était accrochée une fine épée, son arme. Sur sa tête trônait un large chapeau bleu orné d’une plume.
« Voilà donc les Hommes dans toute leur splendeur », pensa Aspiri Laguamente en le regardant.
Mark Robinson tenait la barre de L'Intrépide. En la tournant de gauche à droite, il guidait le navire à travers les mers paisibles. Aspiri Laguamente était toujours perché sur son mât, scrutant l'horizon. Il ne pouvait jamais s’empêcher d’attendre à cet endroit. Pendant ce temps, le capitaine chantait dans sa langue :
Douce mer, mène-nous
Au fin fond de l’océan
Toute la nuit, aimons-nous
Avec elle, nous danserons.
Une journée en mer était longue pour les deux mâles. Le capitaine ne faisait que guider le vaisseau, espérant que quelque chose puisse démontrer ses compétences en navigation, tandis qu’Aspiri se promenait de pièce en pièce. La seule occupation qu’il avait pu trouver fut d’apprendre le formaris, la langue parlée dans la plupart des pays du monde des Hommes, ainsi que de se renseigner sur la navigation.
Soudain, une violente secousse frappa L'Intrépide. Aspiri tomba du mât alors qu’il lisait un livre écrit par les humains, dans lequel il ne comprenait qu’un mot sur dix. La secousse se fit ressentir de l’autre côté du bateau. Cette fois-ci, ce fut Mark Robinson qui s’écroula. Puis, une immense ombre passa au-dessus du vaisseau. Aspiri comprit immédiatement de quoi il s’agissait.
— C’est l'Orst ! cria Aspiri en pointant du doigt la créature géante.
— C’est quoi, l'Orst ?! s'inquiéta Robinson, terrifié.
Aspiri n’eut pas le temps de répondre. Le monstre des mers surgit devant eux, ouvrant sa gueule immense remplie de dents acérées. Une affreuse odeur se répandit sur le navire. Mark Robinson tourna brusquement la barre, manquant de faire chavirer L'Intrépide.
— C’est le gardien des mers de Tinasvili, il traque les bateaux qui s’aventurent sur son territoire, expliqua Aspiri, accroché au mât.
Mais Mark Robinson ne l’écoutait pas. Trop concentré à trouver un moyen de se sortir de cette situation, il voyait bien que le monstre marin continuait de les poursuivre. L'Intrépide n’était pas assez rapide pour le semer. La seule solution était de l’attaquer, mais le capitaine ignorait l’état de l’armurerie.
— Tire sur cette chose avec les canons ! ordonna Robinson.
— Les canons ?
Aspiri Laguamente regarda l’homme avec un air d’incompréhension. Il ne savait pas ce que c'étaient des canons. Voyant le désarroi d’Aspiri, Mark Robinson décida de s’en occuper lui-même. Pendant ce temps, Aspiri devait guider le navire.
Le capitaine descendit vers le faux-pont, jusqu'au canon le plus proche du monstre. Il restait très peu de boulets, et Robinson n’était pas certain qu’ils fonctionnent encore. Il devait à tout prix activer le canon, et vite. Mais L'Intrépide tanguait dangereusement. Aspiri n’avait jamais navigué sur un tel navire.
Sur le pont, Aspiri faisait tourner la barre du mieux qu’il pouvait, souvent maladroitement. L'Orst était toujours sur leurs talons. Aspiri savait qu’ils ne pourraient jamais le distancer seuls ; il aurait besoin de l’aide des gardiens de la nature. Il se pencha alors vers l’eau, tentant d’entrer en contact avec elle.
— Maître des eaux, maîtres de la nature, venez à notre aide, implora-t-il. Protégez-nous des monstres, je vous en supplie.
Rien ne se produisit. Aucune aide ne se manifesta. Aspiri n’avait jamais vu les gardiens de la nature et se demandait s’ils n’étaient qu’une légende. Pourtant, Vaïka lui avait raconté qu’elle en avait aperçu un, un jour. Alors, il fit tout son possible pour qu'un gardien vienne à leur secours.
— Je vous en supplie, gardiens, répéta-t-il, désespéré. Nous avons besoin de vous.
— Que fais-tu ?! s'écria Mark Robinson, dont la tête venait de dépasser sur le pont.
— Je demande de l’aide aux gardiens de la nature.
— Au lieu d’implorer des gardiens qui n’existent probablement pas, concentre-toi à semer ce monstre !
Le capitaine semblait furieux. Aspiri exécuta rapidement ses ordres. Les gardiens ne viendraient pas à lui. Il n’était pas assez digne.
L'Orst était toujours derrière L'Intrépide. Soudain, le Méritinits parvint à esquiver l’attaque du monstre. Mark Robinson devait se hâter d’activer le canon ; le navire ne tiendrait plus longtemps.
L'Orst ouvrit de nouveau sa gueule, aspirant cette fois-ci tout le navire. « C’est fini », pensa Aspiri, désespéré. Lui, qui avait tant rêvé de partir à l’aventure, de découvrir de nombreux trésors et d’explorer le vaste monde des Hommes, voyait tous ses rêves se dissiper. Alors qu’il attendait sa fin, un bruit sourd retentit depuis le bas du pont. Un boulet s’enfonça rapidement dans la gueule de l'Orst, qui poussa un cri effroyable. Le monstre plongea au fond des eaux, laissant à L'Intrépide l’occasion de s’échapper.
Mark Robinson rejoignit Aspiri, fier de son tir, lui prouvant qu’il était un bon capitaine. Ainsi, le vaisseau de guerre se dirigea tranquillement vers l’île au trésor.
L’intrépide arriva au large de l’île au trésor, une île paradisiaque dominée par une grande montagne. Cet endroit n’était recouvert que de verdure, sans aucune trace de vie visible. Mark Robinson fut le premier à poser pied à terre, après avoir dissimulé le navire dans un lieu caché.
Le bateau était arrivé près d’une grotte dont l’intérieur était envahi par la nature. C’était à cet endroit que, selon la carte qu’Aspiri Laguamente tenait fermement, ils devaient commencer leur chemin pour trouver le trésor de Louisse Yornan.
Le capitaine et le Méritinits avançaient prudemment dans la forêt, espérant ne croiser aucune bête sauvage. Cette forêt abritait divers insectes, tous plus dangereux les uns que les autres. Mark Robinson ne cessait de pousser des cris de frayeur dès qu’il en rencontrait un. Aspiri se contentait de les chasser de son corps.
À Lismatve, il avait souvent été visité par des insectes et savait comment réagir en cas de piqûre. Plusieurs fois, Aspiri fut tenté de goûter à certains d’entre eux, mais il abandonna rapidement en constatant leur goût infâme.
Trouvant le temps long, le Méritinits tenta d’en apprendre davantage sur son compagnon.
— Donc, tu as de la famille ? demanda-t-il en scrutant la carte pour éviter de croiser son regard.
— Oui, une femme et un fils, répondit le capitaine, mal à l’aise.
— Ton fils, il est jeune ?
Aspiri essayait de rendre la conversation intéressante, mais il sentait que parler de sa famille gênait le capitaine.
— Il avait douze ans quand je les ai quittés…
Mark Robinson baissa les yeux, ne voulant pas penser à sa famille. Cela faisait plus d’un an qu’il était parti à la recherche de Jeannes Senford, et il ne savait pas combien de temps il avait passé seul dans cette forêt. Le capitaine craignait de revoir sa femme et son fils. Il pensait qu’ils l’avaient oublié ou qu’ils étaient passés à autre chose. Mark Robinson se demandait s’il était encore digne d’eux.
Aspiri Laguamente comprit qu’il ne servait à rien de lui poser des questions sur sa vie personnelle, alors il décida de changer de sujet.
— Pourquoi as-tu rejoint la marine ? demanda le Méritinits avec une innocence feinte.
— Je voulais juste devenir un héros, répondit-il, les yeux brillants. Les pirates pillent et tuent de pauvres innocents. Je voulais juste aider ceux qui en avaient besoin.
Mark Robinson regardait Aspiri. Le Méritinits perçut une lueur d’espoir dans son regard. « C’est un homme juste… » pensa-t-il en réfléchissant à son comportement.
— Mais au fond de moi, je comprends la philosophie des pirates, reprit le capitaine. Vivre libre, sans aucune loi. Ne pas être obligé de suivre les ordres des gouvernements corrompus. Parfois, je me dis que les puissants sont plus pourris que les pirates.
Aspiri écoutait Mark Robinson avec admiration. Cet homme était l’être le plus remarquable qu’il ait jamais rencontré. Pourtant, le Méritinits savait qu’ils finiraient par s’affronter. Aspiri était un être cupide, prêt à voler quand il en avait envie. Il savait que s’il entrait dans le monde des Hommes, il deviendrait un criminel.
Cela, le capitaine l’avait également bien compris.
Soudain, une flèche se planta aux pieds de Mark Robinson, puis une deuxième, et une troisième. Des êtres camouflés, perchés dans les arbres et dotés de longues oreilles, leur tiraient dessus avec des arcs. Sans plus attendre, le capitaine et le Méritinits s’enfuirent en courant à travers la forêt, espérant semer leurs assaillants. Mais ces derniers avaient tendu des pièges partout. De gros morceaux de bois vinrent assommer le duo, les mettant à la merci de leurs ennemis.
Aspiri Laguamente se réveilla, attaché à un pieu en bois. Autour de lui, d’étranges Méritinits attendaient, prosternés aux pieds du trône sur lequel était assis Mark Robinson. Ces Méritinits étaient différents de ceux de Lismatve. Tandis que, dans son village, tout le monde avait la couleur du bois, ceux-ci étaient presque verts. Leurs oreilles étaient moins grandes, mais plus pointues.
Aspiri tenta de capter le regard du capitaine, mais celui-ci ne bougea pas. Il restait assis, fier.
Aspiri reconnut ce peuple. À Tinasvili, on les appelait les Wakamo. Des Méritinits qui avaient refusé de suivre les ordres du roi pour vivre dans la nature, aux côtés des dieux. À force de vivre en forêt, leur physionomie avait évolué en fonction de l'environnement. Il était rare d’en voir à Tinasvili, mais si on cherchait bien, on pouvait les reconnaître dans les forêts.
— Mark, qu’est-ce que tu fais ? Viens m’aider ! l’implora Aspiri.
Cependant, Mark Robinson ne fit rien. Il était perdu, ne sachant comment réagir. Le capitaine s’était réveillé sur un trône et avait été directement idolâtré. Il était évident pour lui que ces créatures le prenaient pour un dieu.
Eux, qui n’avaient jamais vu d’humains, furent flattés d’en trouver sur leurs terres. Pourtant, ce que les Wakamo ne savaient pas, c’était que les humains eux-mêmes étaient ceux qui détruisaient la nature.
Aspiri tenta de faire tomber son pieu au sol, mais les Wakamo l'arrêtèrent en le menaçant avec des lances. L’un d’eux bougea ses doigts devant lui.
Ce peuple avait renoncé à la parole pour ne pas déranger la Mère Nature, Chokwa. Alors, pour se faire comprendre, ils avaient décidé d’apprendre le langage des signes.
Heureusement pour Mark Robinson, il avait appris ce type de langage dans son éducation.
— Laissez-le partir, ordonna-t-il en bougeant ses doigts. Il est avec moi.
— C’est un traître, répondit celui qui semblait être le chef, dans la même langue. Nous devons l’offrir au dieu Xumach demain.
— Je vois...
Le capitaine savait que, pour l’instant, il ne pouvait rien faire. Il était seul face à une armée de Méritinits qui connaissaient la forêt mieux que quiconque. Mark Robinson n’avait pas d’autre choix que d’accepter. Mais il allait trouver un plan pour les sortir tous les deux de cette situation.
— Aspiri, l'interpella le capitaine sans que les Wakamo comprennent. Demain, ils te donneront en sacrifice, mais ne t’inquiète pas, je te sauverai.
Mark Robinson était porté sur son fauteuil par les Wakamo qui chantaient leurs chants traditionnels. Ce jour-là, Aspiri Laguamente allait être sacrifié en l’honneur de la déesse Chokwa. Toute la population s’était rassemblée au cœur de la forêt pour suivre le cortège.
Aspiri, toujours accroché à son pieu en bois, restait serein. Le Méritinits avait passé une mauvaise nuit, mais il savait qu’il allait être sauvé. Il avait confiance en le capitaine.
Mark Robinson avait dissimulé un pistolet dans ses vêtements, une arme que les habitants de Tinasvili ne connaissaient pas, pas même Aspiri. Ces inventions, créées quelques années auparavant, avaient bouleversé le monde des Hommes, qui n’avaient pas tardé à en faire usage. Pour la première fois, les humains s’étaient sentis aussi puissants que des magiciens.
Les Wakamo s’étaient mis à danser autour d’Aspiri, récitant des incantations dans la langue de la nature. Seuls les êtres vivants en harmonie avec elle pouvaient comprendre ce langage. Aspiri était bien trop impur pour le parler.
La fête battait son plein, et les Wakamo étaient entrés en transe avec la nature. Le capitaine trouvait ces rituels étranges mais très respectables. Mark Robinson avait toujours aimé découvrir de nouvelles cultures et comprendre comment vivaient les populations autochtones, contrairement à Aspiri, qui trouvait tous ces rituels ridicules. À ses yeux, les Méritinits n’étaient pas suffisamment développés, et les Wakamo étaient encore pires, croyant qu’un sacrifice pouvait apaiser la colère d’une déesse.
Soudain, un grand bruit retentit dans toute la forêt. Tous les Wakamo poussèrent des cris d'effroi en se couvrant la tête de leurs mains. Mark Robinson se tenait debout, son arme à feu levée. Un oiseau mort gisait à ses pieds.
« C’est donc ça, le vrai pouvoir… » pensa Aspiri, émerveillé. Jamais il n’avait vu une telle chose. C’était mieux qu’un arc et des flèches. Cette arme pouvait tuer un être en une fraction de seconde. Avec ce pistolet, le Méritinits se sentait capable de devenir l’être le plus puissant de Tinasvili.
Les Wakamo s’écartèrent, laissant un passage au capitaine. Personne n’osait bouger ni prononcer un mot. Mark Robinson détacha rapidement son compagnon. Il avait honte de son geste. Tuer une pauvre créature innocente pour servir ses propres intérêts. C’était le genre de comportement que des pirates auraient eu.
L’homme avait joué avec la peur. La peur de ceux qui respectaient la nature comme personne d’autre ne le faisait. Il savait que les Wakamo seraient profondément bouleversés pendant un long moment, remettant en question leurs croyances. Mais Mark Robinson n’avait pas eu le choix. Son ami allait être sacrifié sous ses yeux. Et jamais il n’aurait pu retrouver son honneur.
— C’était incroyable ce que tu as fait ! s’exclama le Méritinits en s’enfuyant en courant.
— Tais-toi, répliqua sèchement le capitaine.
— Oh, ça va. Mais c’est quoi cette arme ? Je peux en avoir une ?
— Non. Cette arme est la pire invention créée par les Hommes.
Mark Robinson et Aspiri Laguamente s’enfoncèrent ensemble dans la forêt, suivant la carte qui les guidait vers la grotte aux trésors.
Aspiri Laguamente et Mark Robinson avançaient lentement dans la forêt sombre. La fatigue commençait à se faire ressentir dans leurs pas. Toute la journée, ils avaient couru dans l’espoir d’échapper aux Wakamo et aux autres créatures qui habitaient cette forêt.
Le duo avait l’impression qu’ils ne trouveraient jamais la grotte aux trésors. Leurs rêves s’évanouissaient un à un, et leur espoir s’était enfoui au plus profond de leur cœur. Pourtant, ils continuaient d’avancer. Aucun des deux ne pouvait s’arrêter. Ils marchaient en plein cœur de la forêt, inconscients de ce qu’ils étaient en train de faire.
Leur âme était animée par l’aventure. Ils étaient des aventuriers, toujours à la recherche de trésors dans des lieux inhabités, se faisant des ennemis partout où ils allaient. Ils aimaient cela.
C’est cet esprit qui les mena enfin devant la grotte qu’ils espéraient tant trouver.
Le capitaine et le Méritinits se retrouvèrent face à un grand trou au cœur de la montagne. Ce trou menait à un passage creusé dans la pierre.
— Tu crois que c’est là ? demanda Robinson, sceptique.
— Allons voir ça, répondit Aspiri, incapable de rester sur place.
Le duo s’avança dans le passage souterrain, une torche à la main, créée par Mark Robinson. Un silence pesant régnait dans cet endroit. Le capitaine le brisa.
— Pourquoi as-tu quitté ton village, toi ? demanda-t-il sans regarder son compagnon.
Aspiri prit le temps de réfléchir à cette question. Jamais on ne lui avait posé une question aussi étrange.
— J’en avais simplement envie, répondit-il enfin.
— Vraiment ?
Mark Robinson le regardait, un sourcil levé.
— Bah, je ne sais pas, souffla Aspiri en haussant les épaules. Je m’ennuyais chez moi. Je faisais toujours la même chose, chaque jour. Avec toutes ces règles pour ne pas décevoir les dieux et les gardiens de la nature... Et puis, je ne supportais pas les regards des autres. Tout le monde disait dans mon dos que j’étais un Méritinits raté parce que je n’avais jamais rencontré de gardiens.
Le capitaine écoutait calmement Aspiri se plaindre sans faire de commentaire. Il comprenait à la fois son compagnon et son peuple. Aspiri Laguamente était simplement né au mauvais endroit.
— Donc, quand j’ai vu la carte au trésor, j’ai sauté sur l’occasion, conclut le Méritinits, dont les yeux s’étaient illuminés d’un grand sourire en parlant du trésor.
Mark Robinson en déduisit que son compagnon était réellement avide d’or. Cela en devenait presque ridicule.
Soudain, Aspiri s’arrêta net. Le capitaine le percuta dans le dos.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en se frottant le front.
Aspiri ne répondit pas. Il fixait le sol, là où se trouvait un grand cratère recouvert d’or dans chaque recoins. Une merveille qu’Aspiri n’avait jamais pu voir.
— Nous l’avons trouvé, chuchota le Méritinits, hypnotisé.
Mark Robinson posa les pieds au sol et remarqua l’épave d’un navire. Il lui fallut peu de temps pour reconnaître le Distillé des Mers, ce même navire qu’il avait pourchassé pendant des années.
— Fais attention, prévint le capitaine à voix basse lorsqu’Aspiri le rejoignit. La propriétaire du trésor ne doit pas être très loin.
Le Méritinits n’écouta pas les conseils de Mark Robinson. Il se contenta de ramasser toutes les pièces d’or qu’il pouvait dans les coffres vides. Il avait attendu ce moment trop longtemps pour avoir peur d’une simple pirate. Aspiri allait revenir à Lismatve, couvert de gloire. Il entrerait dans l’histoire de Tinasvili, comme le seul Méritinits à avoir apporté richesse à son peuple. Vaïka l’aimerait à nouveau, et ensemble, ils découvriraient le monde des Hommes.
— Sales voleurs ! cracha une voix féminine brisée.
Aspiri Laguamente releva doucement la tête. Une arme était braquée sur sa tempe. La propriétaire de cette arme était une femme enlaidie par le temps.
— Jeannes Senford, lança Mark Robinson en la regardant.
La pirate se tourna vers son ancien ennemi. Son pistolet, tenu par une main pourrie, restait pointé au même endroit.
— Cela faisait longtemps, mon cher Mark… siffla-t-elle de ses lèvres abîmées.
— On dirait que tu as perdu toute ta prestance, voleuse.
À première vue, Aspiri remarqua que cette remarque n'avait pas plu à la pirate, qui lui cracha au visage. Jeannes Senford sourit, révélant une bouche dans laquelle il ne restait que la moitié de ses dents pointues.
— Enfin, je vais pouvoir m'emparer de ta tête, s'exclama la pirate en se jetant sur le capitaine.
Mark Robinson parvint à l'arrêter avec son sabre. À son tour, la femme sortit une lame usée de son fourreau. Aspiri profita de cette distraction pour s'enfuir avec le trésor.
— Je ne te laisserai pas détruire ce que j'ai mis tant de temps à bâtir, dit-elle en échangeant des coups de sabre avec Robinson.
Après sa défaite contre Barbe Noire, Jeannes Senford s'était réfugiée dans la caverne aux trésors, veillant à ne pas être suivie. Heureusement pour elle, le pirate était parti avec le peu de trésor qu'il avait réussi à récupérer.
L'ancienne capitaine n'avait pas osé quitter sa caverne pendant des mois, craignant de voir son équipage exterminé. Durant des mois, elle vécut dans la forêt, apprenant à survivre dans cet environnement hostile. Jamais elle ne s'éloignait de son trésor, devenu sa seule raison de vivre. Plus tard, elle réussit à récupérer le Distillé des Mers, qu'elle fit remonter le fleuve jusqu'à la caverne. Ce navire devint sa demeure, qu'elle remplissait chaque jour du trésor de Yornan, dans l'espoir de le faire fonctionner et de revenir dans son monde sous une nouvelle identité.
Mais ce Méritinits avait gâché tous ses plans. Cette créature, venue seule, avait cartographié tout son voyage pour atteindre cet endroit. Jeannes croyait l'avoir tué et fait disparaître sa carte, mais voilà qu'elle se trouvait entre les mains de Mark Robinson et d'un autre Méritinits.
Plus le temps passait, plus les coups de Jeannes Senford devenaient imprécis. Elle ne savait plus se battre. Mark Robinson pensait avoir l'avantage, mais il se battait contre la pirate depuis trop longtemps. Lui aussi commençait à se fatiguer. Il n'était plus aussi jeune que lorsqu'il était encore un simple mousse.
Soudain, la pirate lui donna un coup de pied entre les jambes, le mettant à terre. Toutes ses armes tombèrent avec lui. « Seuls des pirates peuvent commettre des actes aussi lâches », pensa-t-il en tentant d'apaiser sa douleur.
Le capitaine regarda Aspiri Laguamente grimper vers la sortie. « Alors, il m'abandonne ? » se demanda-t-il, désespéré.
Aspiri savait que son comportement était lâche. Mark Robinson l'avait aidé dans son voyage. Et voilà qu'il le laissait au sol. Le Méritinits se sentait honteux, impuissant. Le combat de sabre entre les deux adversaires révélait toute l'étendue du gouffre entre le monde des humains et le sien. Aspiri savait qu'il se ferait tuer dès qu'il poserait le pied hors de Tinasvili.
Mark Robinson et Jeannes Senford se battaient précision qu’aucun Méritinits ne pouvait un jour espérer égaler. La guerre à Tinasvili n’existait pas. Les plus gros adversaires qu’Aspiri dû combattre furent des bêtes de ferme. Alors, en regardant Jeannes Senford, il eut peur.
— Aspiri ! implora Robinson, à terre.
— Jamais, il ne se retournera ! ricana la pirate.
Le Méritinits tourna lentement la tête pour croiser le regard de son compagnon. Jeannes Senford le frappait sans relâche à coups de pied. Puis, son regard se porta vers le pistolet du capitaine. Aspiri eut une étrange envie de s'en emparer. Un long moment, il resta immobile, déchiré entre deux choix.
Mark Robinson se sentit trahi par la réaction d'Aspiri. Lui, qui lui avait fait confiance, qui l'avait aidé, se voyait abandonné. Le capitaine avait honte. Jamais il ne pourrait rentrer chez lui. Jamais il ne retrouverait son honneur. Car il était faible et incapable.
Soudain, les coups de pied de la pirate s'arrêtèrent. Un grand bruit résonna dans la caverne, faisant trembler les parois. Jeannes Senford s'effondra au sol, murmurant des mots.
— Dès que Barbe Noire découvrira que c'est vous qui êtes en possession du trésor de Louisse Yornan, il fera tout pour vous retrouver.
Jeannes Senford mourut sur ces mots. Une mare de sang se répandit autour de son corps, tandis qu'Aspiri se tenait derrière elle, le pistolet à la main. Le Méritinits était calme et serein, comme s'il avait fait cela toute sa vie. Puis, il tourna le dos à Mark Robinson pour aller récupérer le trésor.
— Tu viens ? dit-il calmement en se retournant vers le capitaine, avant de s'éloigner en sifflant.
— Regarde, on voit ton village, remarqua Mark Robinson.
Aspiri Laguamente s'était approché de lui. Il avait l'impression qu'une éternité s'était écoulée depuis la dernière fois qu'il avait mis les pieds à Lismatve. Pourtant, son voyage n'avait duré que deux semaines. Le Méritinits ne cessait de se demander comment les habitants du village l'accueilleraient.
Après avoir tué Jeanne Senford, le duo avait chargé L’Intrépide du trésor de Louise Yornan. Aspiri avait pris soin de partager équitablement l'or dans les coffres. Le capitaine avait également insisté pour récupérer le corps inerte de la pirate en guise de preuve.
Mark Robinson avait ensuite proposé à Aspiri de le raccompagner chez lui, ce que le Méritinits accepta sans hésiter.
L’Intrépide s'était arrêté sur une plage déserte, non loin de Lismatve.
— Alors, c'est ici qu'on se dit au revoir, remarqua le capitaine.
— Je crois bien que oui… affirma Aspiri.
Un silence gênant envahit la plage. Aucun des deux n'osait parler.
— Je...
— Merci pour ton aide, le coupa Robinson.
— On se reverra ? demanda Aspiri.
— Si tu décides de reprendre la mer, sûrement.
L'homme et le Méritinits échangèrent une poignée de main amicale.
— Tu seras toujours le bienvenu avec moi, ajouta Mark Robinson.
Aspiri inclina la tête en signe de respect, puis sauta dans une barque que le navire avait mise à sa disposition avec ses coffres. Une fois sur l'eau, L'Intrépide opéra un demi-tour, disparaissant à l'horizon, vers un monde inconnu aux yeux du Méritinits.
Sur son navire, le capitaine voulut admirer l'or qu'il avait réussi à récupérer, mais au lieu de trouver le trésor dans les coffres, il ne vit que des cailloux.
— Sale pirate ! jura-t-il en riant.
Aspiri Laguamente avançait à cheval, tirant une charrette qu'il avait réussi à acheter à un vieux Méritinits en échange d'une pièce d'or. Fier de son coup contre Mark Robinson, il se dirigeait avec hâte sur son cheval blanc. Au loin, il apercevait les toits des maisons de Lismatve.
Pendant ce temps, Vaïka contemplait l'eau bleue, assise sur le sable fin. Chaque jour, à la même heure, elle attendait le retour d'Aspiri. La Méritinits savait qu'elle aurait dû rester avec lui, le soutenir. Mais toute sa vie, on lui avait appris à devenir une bonne Méritinits. Pourtant, depuis qu'elle avait rencontré Aspiri Laguamente, ses pensées devenaient différentes. Elle avait de plus en plus envie de quitter son village pour découvrir le monde.
— Aspiri ne reviendra pas, affirma Eraki en arrivant.
Lui aussi attendait le retour de son frère avec impatience. Mais au fond de lui, il savait qu'il ne le reverrait jamais.
— Regardez qui est de retour ! cria une voix familière.
Vaïka fut la première à sauter au cou d'Aspiri Laguamente lorsqu'il descendit de son cheval, puis elle l'envoya violemment au sol.
— Eh, arrête, tu m'as fait mal ! Qu'est-ce qui t'a pris ?
— Qu'est-ce qui m'a pris ! Ce n'est pas moi qui suis partie du jour au lendemain pendant deux semaines ! cria-t-elle.
— Désolé… s'excusa-t-il en touchant sa plaie.
— Et moi qui pensais que je ne te reverrais jamais, dit Eraki en aidant son frère à se relever. Je suis content de te voir, ajouta-t-il en le prenant dans ses bras.
En voyant qu'Aspiri était revenu, toute la population de Lismatve s'était rassemblée autour du Méritinits, lui demandant où il était passé.
— Qu'y a-t-il dans ces coffres ? demanda Asipi, qui ne semblait pas partager l'enthousiasme des autres.
— Ça, commença Aspiri fièrement, c'est ce qui rendra Lismatve riche.
À ces mots, toute l'assemblée s'exclama de surprise. Aspiri et Asipi ouvrirent ensemble les coffres remplis de pièces d’or. La population s’approcha pour admirer le trésor qu'Aspiri leur avait apporté.
— Eh, poussez-vous ! les calma Eraki, lui aussi curieux.
— Tu as volé un trésor de la nature ?! s’exclama le chef de Lismatve, un vieux Méritinits.
— Bien sûr que non, se défendit Aspiri, c’était à une pirate. Un homme m’a aidé à le prendre.
— Un homme ! s’exclama toute l’assemblée.
Tous les Méritinits se mirent à regarder Aspiri comme une bête curieuse. Le jeune Méritinits commençait à se sentir mal à l’aise. Lui, qui pensait que tout le monde l’accueillerait comme un héros, se retrouvait vu comme un étranger. Même Vaïka n’osait pas le regarder dans les yeux.
— Alors tu as pactisé avec un de ces sales humains, cracha Eraki.
— Ce n’est pas un sale humain. Ils ne sont pas tous comme on le croit. Certains sont bons.
— Tu n’es pas digne d’être un Méritinits, mon fils, ajouta la mère d’Aspiri derrière lui.
— Mais maman...
— Va-t’en, je ne veux plus te voir, tu es banni de Tinasvili, continua-t-elle. Tu me fais honte.
— Eraki, Vaïka, Asipi, dites quelque chose !
Tous trois n’osaient pas le regarder. Ses autres frères et sœurs s’étaient cachés dans la foule. Aspiri Laguamente ne comprenait pas la réaction de ses camarades. Il se sentait trahi.
— Vous êtes pires que les Hommes ! jura-t-il avant de partir à cheval dans la forêt.
Aspiri Laguamente galopait, laissant tomber des pièces du trésor sur son passage. Il ne voulait plus entendre parler des Méritinits. Il irait dans le monde des humains, retrouverait Mark Robinson et se ferait un nom.
Soudain, son cheval s’arrêta net, le projetant au sol avant de s'enfuir au galop dans la forêt, laissant l’or à terre. Devant lui se tenait un majestueux cerf, debout dans une mare. Cet animal était grand, bien plus grand que ses semblables. Il avait la couleur de la forêt, avec d’étranges motifs vert lumineux sur sa peau. Son pelage ressemblait à des algues, et ses bois, où reposaient des oiseaux, étaient ornés de fleurs.
Le cerf regarda le Méritinits de ses yeux vert intense.
— Aspiri… dit-il calmement, à la grande surprise du Méritinits.
— Grand gardien Xumach ! dit Aspiri en se prosternant à ses pieds.
Aspiri tremblait de tous ses membres. Xumach ne s’était jamais montré à personne. Pour le Méritinits, sa présence était un mauvais présage. Aspiri attendait que le cerf le punisse, mais à la place, Xumach se prosterna devant lui. Aspiri se releva lentement, regardant le gardien faire ce geste.
Le Méritinits ne comprenait pas ce qu'il se passait.
— Je t'en supplie, continua Xumach, toujours prosterné, protège ma forêt, ne la détruis pas.
— Grand gardien... parvint à dire Aspiri, sous le choc.
— Tu dois protéger le cœur de la magie, ou nous disparaîtrons tous. Tu n’es pas comme les autres Méritinits, ajouta Xumach en se relevant pour le regarder dans les yeux. Toi seul connais la véritable signification de la vie.
À ces mots, le gardien de la forêt disparut dans les arbres sombres, laissant Aspiri Laguamente seul, en proie à l’incompréhension.
Le petit groupe qui accompagnait Aspiri venait d'arriver au grand port de Tchaïkhiva, dans la petite ville de Mildau. Ce lieu était l'un des centres du commerce maritime. De nombreux marchands y allaient et venaient pour échanger des produits. C'était également dans cette ville que les navires officiels, qu'ils soient politiques ou touristiques, accostaient principalement.
San Mahran avait réussi à conclure un marché avec le capitaine d'un navire marchand, (qui faillit s'évanouir lorsqu'Aspiri dévoila son visage en retirant sa capuche) pour emmener Aspiri avec lui. Le Méritinits avait réussi à le payer avec de l'or, dont seul les dieux savaient où il l'avait trouvé.
Mauwda n'avait jamais eu l'occasion de mettre les pieds à Mildau. Lors de ses voyages religieux, il n'était conduit que dans les plus grandes villes du royaume. Mais cette petite ville ne valait pas la peine qu'on s'y arrête, selon lui. Remplie de remparts, elle ne possédait aucun monument digne d'intérêt. Cette petite ville jaune ne comptait qu'un seul temple, qui ajoutait une touche de bleu au paysage.
Tandis que San Mahran était parti chercher des provisions, Mauwda avait été chargé d'amener Aspiri sur le navire et de lui faire ses adieux. Ne comprenant pas pourquoi, son maître lui avait confié un sac contenant des vêtements, des provisions et un bon nombre de Rougols.
— Bon, eh bien, il est temps de se dire au revoir, dit Mauwda, tandis qu'Aspiri montait à bord du navire.
— Oui..., confirma Aspiri d'une moue triste. Je suis content de t'avoir rencontré.
Un silence s'installa entre l'homme et le Méritinits. Aspiri Laguamente n'arrivait pas à avancer. Pourtant, il le devait. Il devait retrouver son ami Mark Robinson.
Durant son périple à travers le désert de Somari, aux côtés de Mauwda et des autres, personne n'avait pu lui fournir de renseignements sur le capitaine de L'Intrépide.
Soudain, une idée lui vint à l'esprit. Lui qui ne connaissait personne aurait besoin d'un guide pour l'aider. À plusieurs reprises, Mauwda Zirhmon avait montré qu'il était un bon chasseur et, surtout, un excellent tireur durant leur voyage.
— Tu viens ? demanda Aspiri.
— Hein ?
Mauwda regardait le Méritinits d'un air stupéfait. Le jeune homme ne s'attendait pas à cette question. Jamais il n'aurait imaginé, en venant ici, qu'il partirait dans un monde inconnu aux côtés d'une créature aussi étrange. Il ne pouvait pas. Il devait rester aux côtés de San Mahran. Pourtant, il se souvint de sa conversation avec Nahima Sadire, de son envie de prendre la mer. Mauwda se disait qu'il aurait dû entreprendre ce voyage avec elle, mais elle n'était plus là.
Soudain, il sentit comme une main le pousser vers le navire marchand. Ce toucher était chaleureux, empli de bonté. Mauwda Zirhmon se retourna, espérant apercevoir Rahzi Zirhmon, son père spirituel, resté à Monchoris. Mais à la place, il ne vit qu'un vieillard tentant de progresser péniblement.
— Tu te dépêches, petit ? grogna le vieil homme.
Mauwda ne réagit pas à la remarque et continua d'observer Aspiri, qui venait d'arriver sur le pont.
— Tu viens ? répéta Aspiri, impatient.
— Oui, c'est bon, j'arrive, répondit Mauwda en avançant lentement.
Ses jambes bougeaient d'elles-mêmes. Le jeune homme se sentait comme transporté par cette envie. Il savait qu'il n'était pas censé faire cela. Mauwda devait rester aux côtés de San Mahran. Mais son désir était plus fort que lui. Il voulait découvrir le monde, rencontrer de nouvelles personnes, vivre une aventure. Le garçon avait le pressentiment que s'il opérait un demi-tour, il le regretterait.
Mauwda regardait le bateau s'éloigner du rivage. Lui qui n'avait connu que son pays, voilà qu'il le quittait, aux côtés d'un Méritinits. Il repensa à la prophétie le concernant. « Finalement, elle va se réaliser », pensa-t-il en regardant Aspiri.
Au loin, dans les dunes de Tchaïkhiva, il aperçut un groupe marchant dans le sable. Rapidement, Mauwda reconnut San Mahran et les autres, se disant qu'ils étaient partis sans lui. Un étrange sentiment l'envahit : un mélange d'excitation, de nostalgie et de peur.
Le jeune Tchaïkhiviens s'aventurait dans un monde inconnu. Un monde où seuls les plus forts pouvaient survivre.
— Tu as entendu la nouvelle ?
Aspiri Laguamente observait un groupe d'hommes jouant aux cartes. Le Méritinits ne voulait pas déranger Mauwda, qui voyait son monde disparaître au loin. Aspiri connaissait ce sentiment. Celui de quitter tout ce qu'on avait bâti. Pourtant, il était heureux de son sort.
— Quoi donc ? demanda un autre marchand.
Aspiri se rapprocha encore plus du groupe.
— Un groupe de trois pirates a attaqué une base de la marine à Formana. Je ne sais plus laquelle. On raconte que l'un d'entre eux serait un nain.
— Pas croyable. On n'a jamais vu un nain devenir pirate. C'est quoi cet équipage ?
— Ils se font appeler la Reine Noire. Tiens, regarde.
Des avis de recherche furent montrés aux marchands, sur lesquels on pouvait voir un jeune homme, une jeune femme rousse et un nain.
Annotations
Versions