Nokwa
La gemme rouge à le pouvoir de contrôler n’importe quel être humain avec seulement un contact des lèvres. Reflétant l’amour passionnel, elle peut être considérer pour beaucoup comme étant la forme de magie la plus puissante. Pourtant, lorsque Aman Caltiros avait tenté de créer son armée en manipulant un village, il fût rapidement arrêté par deux vagabonds pour une raison que tout le monde ignore.
Extrait de L’encyclopédie de la Magie par les sorcières de Gorgoline
Il y a fort longtemps, avant même la création de l’empire de Drakonia, existait une cité bien plus puissante que Stilrion, dissimulée dans la grande montagne Sakwi. Elle se nommait Rogmad. Selon les légendes, cette cité était considérée comme la maison de la magie. Certains racontaient même que les premiers magiciens étaient originaires de Rogmad.
Les magiciens y enseignaient la magie aux plus jeunes, veillant soigneusement à ce que le savoir demeure au sein de la cité. À Rogmad, la vie devenait plus facile : on y aidait les personnes dans le besoin et on favorisait le bien-être de la nature. Chacun était libre d'agir comme il le souhaitait, tant que cela ne nuisait pas à autrui. De nombreux pèlerinages avaient lieu dans l’espoir de voir les rêves se réaliser.
Cependant, une règle devait être respectée : la magie ne devait pas franchir les frontières de Rogmad. Mais cette règle fut transgressée. Un homme, en échange d’argent, transmit son savoir à une riche famille influente du pays, qui diffusa ensuite ce savoir dans le pays, puis dans le monde entier.
En l’espace de quelques années, la magie devint un savoir répandu parmi les Hommes. Alors que certains l’utilisaient pour faire le bien, d’autres s’en servaient pour assouvir leurs intérêts personnels.
Rapidement, la loi du plus fort s’installa dans de nombreuses régions, et des créatures autrefois intouchables devinrent des proies pour les Hommes. Forcées de se cacher dans les montagnes ou dans les forêts, les créatures magiques disparurent peu à peu, tandis que l’Homme régnait en maître sur le monde.
Pourtant, un jour, un aventurier commit l’irréparable. Cet homme, avide de découvertes, brûla l’antre d’un dragon avec l’aide de la magie qu’il avait apprise. Dans cet incendie, la dragonne Dilark survécut, mais ses petits, qui venaient de naître, périrent dans les flammes.
Éprise d’un profond désir de vengeance, Dilark incendia la ville natale de l’aventurier avant de tourner son attention vers les véritables responsables : les magiciens de Rogmad, qu’elle jugeait coupables d’avoir répandu ce « fléau » dans le monde.
Alors, Dilark s’envola vers la montagne Sakwi et plongea la cité de Rogmad dans les profondeurs de la roche.
Ainsi, perdue dans les abysses de la montagne, Rogmad devint une légende racontée aux enfants. Néanmoins, certains chercheurs sont persuadés que cette cité de la magie a réellement existé et qu’un jour, elle refera surface dans le monde.
Aisha Mamaka se réveilla en sursaut, se cognant la tête contre la planche au-dessus d’elle.
— Aisha, dépêche-toi ! cria un homme en frappant à sa porte.
— Merde, je vais être en retard, réalisa la jeune femme, encore à moitié endormie.
Elle sauta de ce qui lui servait de lit : une vieille planche recouverte de paille. Rapidement, elle se rinça le visage dans un seau d’eau devenue trouble au fil des jours. Elle aperçut son reflet, ces mêmes taches dorées qui constellaient son visage et se reflétaient dans ses yeux de la même teinte, héritage de sa mère dont elle se serait bien passée.
Son père lui répétait souvent que ces attributs étaient un don des dieux, symbolisant son noble sang. Mais, même enfant, Aisha n’avait jamais cru à ces belles paroles. Elle n’avait rien de noble ; toute sa vie, elle l’avait passée dans la pauvreté, contrainte de vendre son corps pour ne pas mourir de faim.
Mais tout allait changer. La jeune femme s'apprêtait à rejoindre le monde des riches, auprès d’un vieil aristocrate de Nokwa, un ancien client tombé sous le charme des éclats dorés de sa peau noire.
— Tu es enfin prête ? demanda son père, Kolko Mamaka, qui l’attendait sur le seuil de la porte.
— Oui, on peut y aller, répondit-elle sans enthousiasme.
Ils quittèrent ensemble leur maison délabrée, sous les regards des autres habitants du quartier. Ici, tout le monde connaissait Aisha Mamaka, et chacun l'appréciait à sa manière. Les femmes la jalousaient pour sa chance d’épouser un riche marchand, tandis que les hommes regrettaient de ne pas avoir pu passer davantage de temps avec elle.
Aisha, elle, était inquiète. Elle n’avait que rarement quitté son quartier, un endroit où tout le monde vivait sur un pied d’égalité, malgré la pauvreté. L’idée de passer ses jours avec un vieil homme, qui aurait tout pouvoir sur elle, l’angoissait. Elle savait que, dès le mariage prononcé, elle deviendrait son esclave.
— Allez, monte, ordonna Kolko en grimpant dans le palanquin porté par des serviteurs.
Aisha obéit, jetant un dernier regard aux habitants du quartier, qui avaient toujours été si bienveillants envers elle. Les rideaux du palanquin se fermèrent tandis qu’elle observait encore les ruelles marquées par la misère.
— Aisha, j’aimerais te voir plus joyeuse à notre arrivée pour la cérémonie, dit son père en cours de route.
— Parce que je ne semble pas heureuse, là ? répliqua-t-elle ironiquement.
Son père la fixa avec sévérité.
— Ne sois pas insolente. Tu sais très bien que ce mariage est une bonne chose pour tout le monde.
— Surtout pour toi, murmura Aisha, suffisamment fort pour qu’il l’entende.
— Aurais-tu préféré rester une fille de joie toute ta vie ?
— Oui, si cela m’avait permis de rester libre. De toute façon, tu t’es servi de mon métier pour me vendre à ce vieil homme riche.
Les tensions entre le père et la fille montaient à mesure que le palanquin avançait vers le lieu de la cérémonie.
— Comme maman, je n’ai jamais été pour toi qu’un pion, juste bon à t’assurer une belle vie, ajouta Aisha avec colère.
— Ne me parle pas de ta mère.
La mère d’Aisha portait, elle aussi, des marques et des yeux dorés sur sa peau noire. C’était une très belle femme, tuée lorsque la pirate Ash de la Goria avait pillé le village dans lequel elle se trouvait avec Kolko. Depuis, il avait dû élever Aisha seul, sans un sou.
Petite, Aisha aimait entendre son père raconter que sa mère était la dernière descendante d’un peuple légendaire, capable de canaliser toutes les formes de magie, et que ses yeux d’or recelaient un immense pouvoir. Aisha n’avait jamais cru à ces histoires, mais les écoutait volontiers. À cette époque, son père était encore bon avec elle.
— Aisha, dit calmement Kolko Mamaka, je comprends que ce soit difficile pour toi ; mais un jour, tu me remercieras. Je suis sûr que Konto Chawni saura prendre soin de toi.
— Monsieur, nous sommes arrivés, prévint l’un des serviteurs.
— Viens, ma fille, insista Kolko Mamaka en sortant du palanquin.
Le père et sa fille étaient arrivés devant une magnifique demeure aux teintes de terre rouge. Le grand manoir était orné de motifs aux couleurs chaudes, racontant la grande histoire de la république de Nokwa. Devant l’entrée, de nombreux serviteurs s’activaient dans la cour et remplissaient la fontaine, dont l’eau d’un bleu profond étonnait Aisha et Kolko Mamaka.
— Êtes-vous Aisha Mamaka ? demanda une petite fille se trouvant derrière la jeune femme.
— Oui…, répondit doucement Aisha, troublée par la maigreur de l’enfant dans cette maison pourtant si luxueuse.
La petite fille prit Aisha par la main et la guida vers une grande pièce remplie de robes et de bijoux. Kolko Mamaka, quant à lui, s'installa dans une pièce séparée où il enfila l’unique boubou qu’il possédait, assorti d'un kufi sombre, dépareillé de sa tenue.
Les servantes chargées d’habiller Aisha l’installèrent dans un bain comme elle n’en avait jamais connu. Elles prirent soin de son corps avec une délicatesse infinie, souhaitant la rendre plus belle encore.
En sortant du bain, Aisha Mamaka contempla son corps nu dans le miroir. Elle comprenait pourquoi tant d’hommes voulaient l’épouser. Elle était belle, grande et élancée, avec des courbes parfaites. Les marques dorées sur sa peau sombre ajoutaient à son charme.
Les servantes coiffèrent ses cheveux crépus, réalisant de longues tresses décorées de fils d’or qui faisaient ressortir ses yeux aux paupières tombantes. Pendant des heures, Aisha fut maquillée, coiffée et habillée avec soin.
Kolko Mamaka attendait debout, à l'écart, l'arrivée de sa fille. Il se sentait humilié, lui, le père de la mariée, mis de côté.
Devant l’autel, en train de discuter avec d’autres hommes, se tenait Konto Chawni, un homme plus âgé que Kolko, dont les cheveux grisonnaient, contrastant avec sa peau noire et ridée. Son dos était voûté, presque bossu, et ses jambes, soutenues par une canne, tremblaient. Le vieil homme semblait pathétique, mais il riait bruyamment avec ses proches.
Kolko comprenait bien qu’Aisha était pour eux un sujet de plaisanterie, une femme destinée aux plaisirs de la nuit, non à l'amour.
Sa fille allait devenir la neuvième épouse de cet homme et serait sans doute vite remplacée lorsqu'elle commencera à vieillir.
Soudain, une femme se mit à crier avant que la musique ne commence. Un groupe de femmes en blanc avança en dansant, au centre desquelles une figure vêtue de noir se distinguait.
Aisha Mamaka avait le visage recouvert d’un voile sombre, surmonté d’une grande couronne de plumes. Sa longue robe, bien trop serrée, volait au gré du vent, faisant danser ses nombreux bijoux colorés.
Konto Chawni, vêtu pour s’assortir à Aisha, avançait vers elle, fier et déterminé. Bousculant ses autres épouses en blanc, il retira délicatement le voile d’Aisha, révélant son visage à toute l’assemblée.
Kolko Mamaka, qui ne parvenait pas bien à voir la scène, eut du mal à reconnaître sa fille. Mais lorsqu’il l’aperçut, habillée et maquillée ainsi, les larmes lui montèrent aux yeux. Tous les traits d’Aisha lui rappelaient ceux de sa mère. Elle était aussi belle qu’elle. Sa fille semblait si noble et si pure.
Kolko Mamaka savait qu’en offrant sa fille à cet homme, il ne la reverrait probablement jamais. Avant la cérémonie, Konto Chawni avait refusé de lui verser la dot. Kolko s’y était attendu.
S’il avait supplié cet homme de prendre sa fille pour épouse, ce n’était pas pour obtenir une dot, mais pour qu’Aisha n'ait pas à vendre son corps toute sa vie. Il voulait lui éviter une vie de pauvreté, lui donner la chance de vivre pleinement. Kolko savait que le marié était vieux et qu’il ne vivrait sans doute pas longtemps. Certes, Aisha devrait vivre à ses côtés quelques années, mais à sa mort, elle serait libre et indépendante.
Les larmes aux yeux, Kolko Mamaka repartit dans son quartier, seul, pour attendre que la maladie vienne l’emporter. Il n’avait rien, pas même l’occasion de dire un dernier adieu à sa fille bien-aimée.
Aisha, quant à elle, chercha des yeux son père absent parmi l’assemblée, tandis que Konto Chawni savourait déjà l’idée de leur nuit de noces, prévue pour le soir même.
Aisha Mamaka se promenait dans les rues de Kondor, admirant l’architecture étonnante de la ville. À chacun de ses pas, la jeune mariée se demandait comment une telle beauté pouvait coexister avec le délabrement de son propre quartier.
Dans son quartier d’origine, les couleurs étaient absentes, alors qu’au centre de la ville, toutes les maisons empilées les unes sur les autres débordaient de teintes vives. Aisha traversa l'un des nombreux ponts reliant les bâtiments entre eux, observant en haut et en bas les autres habitants qui circulaient sur les passerelles des étages supérieurs et inférieurs.
Les habitants de Kondor arboraient tous des vêtements uniques, aux couleurs éclatantes. Bien que souvent composés de tissus simples, c’étaient les bijoux et les tresses des femmes qui permettaient de distinguer la classe sociale des individus.
Pour la première fois, en se promenant dans Kondor, Aisha comprit pourquoi ce pays était considéré comme l’un des plus puissants. Seule démocratie au monde et grand allié de Drakonia, c’était dans le commerce des armes que Nokwa tirait toute sa richesse. Pourtant, cette prospérité ne profitait qu'à une minorité. Seules les familles les plus puissantes, représentant environ dix pour cent de la population, en bénéficiaient. Le reste de la population était livré à elle-même, où seule la loi du plus fort régnait.
Un soldat qui patrouillait dans le centre de Kondor la bouscula, sa lance dorée à la main. La jeune femme se protégea instinctivement le ventre, déjà légèrement arrondi.
Depuis son mariage avec Konto Chawni, le vieil homme passait ses nuits avec elle jusqu’à la mettre enceinte. Lorsque Aisha en avait pris conscience, elle avait ressenti le besoin de prendre l’air pour oublier cette réalité pesante. Elle n’était pas prête à devenir mère.
En arpentant les rues de Kondor, elle réfléchissait à la manière d’annoncer cette nouvelle à son mari abominable, qui ne la considérait que comme un objet sexuel.
— Reviens ici, sale étranger ! cria un soldat en courant.
Ce soldat poursuivait un jeune homme à la peau claire et légèrement bronzée, qui n’était pas originaire de Nokwa. Mince, mais musclé, il était grand pour son âge, avec des yeux bleu clair contrastant avec ses cheveux noires et ondulés.
Aisha Mamaka avait déjà vu des hommes blancs à Nokwa, bien qu’ils soient rares. Mais celui qui courait semblait différent de tous les autres. Malgré sa chemise et son pantalon, il portait des colliers, des bracelets et des coiffures ornées de plumes, et son visage était peint de symboles traditionnels.
L'étranger passa tout près d’Aisha, qui s’empara instinctivement de son poignet. Elle ne savait pas pourquoi elle agissait ainsi, elle ne connaissait même pas ce garçon, mais elle ressentait le besoin de l’aider. Peut-être se reconnaissait-elle en lui.
Le jeune homme tenta de se dégager, mais Aisha le retenait fermement.
— Excusez mon ami, il n’a jamais compris la valeur de l’argent, intervint-elle en s’interposant. Combien coûtent les produits qu’il a achetés ?
— Douze rougols quatre-vingt-cinq, répondit le marchand, profitant de l’occasion pour augmenter légèrement le prix.
Aisha paya la somme demandée sous les yeux ébahis de l'étranger, puis l’emmena vers une petite taverne. Le jeune homme n’avait toujours rien dit, se contentant de temps en temps de passer la main dans ses cheveux, visiblement mal à l’aise.
— Dis-moi, qui es-tu ? demanda-t-elle en recevant une chope de bière.
L'étranger regarda autour de lui, cherchant une échappatoire. Aisha le fixait droit dans les yeux, son regard doré hypnotisant.
— Alors ? insista-t-elle.
— Elendio Nelson, finit par dire l’étranger, qui semblait encore chercher un moyen de s’échapper.
— Elendio Nelson, répéta Aisha. Tu ne parais pas venir d’ici. Alors, dis-moi, d’où viens-tu ?
Elendio ne parvenait pas à se décider : devait-il faire confiance à cette femme qui l'avait aidé ? Depuis son arrivée à Nokwa par un navire marchand, il ne se sentait pas à sa place. Dans ce pays, où tous avaient la peau noire, les gens ne cessaient de le juger à cause de sa différence. Lui, qui avait été jugé toute sa vie, espérait qu’en quittant son foyer, les choses changeraient ; mais rien n’avait évolué. Il ne se sentait toujours pas accepté.
— Vich-Tori, tu connais ?
Aisha remarqua le léger accent d’Elendio. Malgré cela, le jeune homme semblait confiant, presque sûr de lui. Vich-Tori était un village dont elle avait déjà entendu parler : ses habitants, cachés dans la forêt d’Erminnad, pensaient être les derniers survivants de l’humanité.
— Mais dis-moi, que fait un habitant de Vich-Tori dans les parages ? demanda Aisha sans répondre à la question d’Elendio.
Un plateau de nourriture arriva à leur table. Affamé, Elendio Nelson se rua dessus. Cela faisait plusieurs jours qu’il n’avait pas mangé à sa faim, faute d’argent. Depuis son départ de Vich-Tori, il avait goûté à de nombreux plats, mais aucun n’égalait ceux de cette taverne.
— Ça te plaît ? demanda Aisha avec un grand sourire.
Elendio hocha la tête frénétiquement. Ce plat était un véritable festin. Pendant des jours, il avait survécu en mangeant des fruits desséchés et des restes à moitié périmés. Non pas qu’il détestât cela, mais il préférait les plats préparés avec soin et amour.
— Si je suis ici, répondit Elendio, qui se souvenait soudainement de la question de sa sauveuse, c’est parce que je cherche la cité de Rogmad. Tu connais ?
— Cette cité n’est qu’une légende.
— Ah ça non ! s’énerva Elendio en fronçant les sourcils. Je n’ai pas passé des jours à passer de bateau en bateau, à dormir sur de la paille — même si elle et moi avons une grande histoire en commun — pour apprendre que tout cela n’a servi à rien. Rogmad existe, un point c’est tout. Si que no mele tuvie de filia calnavale.
Aisha ne comprit pas la dernière phrase d’Elendio, mais elle n’avait pas vraiment envie de savoir ce qu’il avait dit.
Durant ses longs voyages en bateau et en charrette, le jeune Vich-Torien avait appris en cachette le Formaris, grâce à un livre que le vieux Aztila lui avait donné avant son départ.
— Et toi, qui es-tu ? demanda Elendio, les yeux rivés sur son assiette.
« Quel étrange personnage », pensa Aisha Mamaka.
— Je m’appelle Aisha Chawni. Je suis originaire de cette ville.
Elendio ne réagit pas, ce qui irrita fortement Aisha. Elle le fixa intensément, cherchant à le mettre mal à l’aise. Elendio comprit trop tard que son silence lui avait déplu, et sursauta lorsqu’elle frappa brusquement la table.
— Je te préviens, Elendio Nelson, s’énerva Aisha, s’il y a bien une chose que je ne supporte pas, c’est qu’on me prenne pour une conne.
— Pardon, je suis désolé, s'excusa-t-il bruyamment, baissant la tête.
Aisha ne put s’empêcher de lâcher un petit rire en voyant la réaction excessive d’Elendio.
— En fait, Aisha, ajouta-t-il en passant une main nerveuse dans ses cheveux, je sais que j’abuse de ta gentillesse, mais… (il hésita) serait-il possible que tu m’héberges quelque temps ?
— Oui, bien sûr, répondit-elle sans hésiter, à son grand étonnement.
Le visage d’Elendio s’illumina d’un grand sourire, ce qui surprit la jeune femme. Elle le trouvait beau, ce jeune homme.
Aisha Mamaka ouvrit doucement la porte, espérant passer inaperçue. Mais Konto Chawni était dans la cour, juste en face d’elle, en train de siroter un jus. Voyant que sa femme s’était absentée, il avait décidé de l’attendre avec impatience. Pourtant, Aisha n’était pas seule. Un jeune homme l’accompagnait, et il n’était manifestement pas originaire de Nokwa.
— Où étais-tu passée, Aisha ? demanda l’homme sans même la regarder.
— Je suis sortie prendre l’air, répondit-elle.
Elendio Nelson remarqua que le ton d’Aisha avait changé depuis leur rencontre. Elle semblait redouter cet homme.
— Qui est ce jeune homme qui t’accompagne ? ajouta Konto, sans attendre de réponse.
— C’est...
— Je suis Elendio Nelson, intervint le jeune homme en tendant la main vers l’homme assis. Vous devez être le grand-père d’Aisha. C’est un honneur de vous rencontrer.
Le souffle d’Aisha se coupa dès qu’Elendio prononça ces mots. Elle savait que cette remarque déplairait à Konto, dont le visage commençait déjà à rougir. Elendio comprit trop tard son erreur et réalisa que cet homme était en réalité le mari d’Aisha.
— Je... veuillez m’excuser ! Je voulais dire « mari ».
Elendio trouvait cet homme bien trop âgé pour être marié à une femme aussi jeune qu’Aisha. Dans son village, un tel mariage n’aurait jamais été accepté. Mais après tout ce temps passé loin de Vich-Tori, il commençait à penser que sa population était plus civilisée que d’autres.
— Elendio ne parle pas très bien notre langue, le Formaris, intervint Aisha pour le sauver. Il est encore en train d’apprendre, pardonnez-lui, mon époux.
— Soit, conclut Konto Chawni. Et que fait ce grossier personnage dans ma maison, aux côtés de ma femme ?
— Elendio s’est perdu. Il n’a nulle part où aller, ni où dormir, et il risque le danger. Je me suis dit que nous pourrions lui offrir l’hospitalité.
Le vieil homme examina Elendio de haut en bas, le mettant mal à l’aise, puis s’approcha pour évaluer sa constitution.
— Ce garçon est plutôt bien bâti, même s’il est un peu maigre. Il pourra être utile pour s’occuper du jardin. Mais sache, Aisha, que je ne lui donnerai pas un sou pour son travail.
— Merci beaucoup, monsieur, répondit Elendio, soulagé.
Alors qu’Elendio était conduit dans la chambre des domestiques, Aisha le rejoignit pour lui annoncer une nouvelle.
— Que veux-tu encore ? demanda son mari, impatient.
Aisha prit une grande inspiration, posant la main sur son ventre.
— Mon époux... J’ai une grande nouvelle à vous annoncer, dit-elle en marquant une pause, observant l’expression intriguée de Konto Chawni. Je suis enceinte.
Les yeux ridés du vieil homme s’agrandirent de joie. Il attrapa sa femme pour l’embrasser violemment, ses lèvres flétries et malodorantes lui donnant un frisson de dégoût. Aisha s’écarta aussitôt, écœurée.
— Si c’est le cas, s’exclama Konto Chawni, organisons une fête pour célébrer l’arrivée de notre premier enfant !
Aisha ne répondit pas et, après s’être inclinée, rejoignit Elendio Nelson, qui contemplait une boussole.
— Pourquoi regardes-tu cette boussole ? demanda-t-elle depuis le seuil de la porte.
— J’essaye de comprendre, répondit-il pensivement. On m’a dit que cet objet permet de retrouver le nord grâce à l’aiguille. Mais à quoi bon savoir où se trouve le nord ?
Aisha le regardait, attendrie. Elendio lui faisait penser à un enfant découvrant le monde. Elle, plus âgée que lui, se sentait soudain comme une grande sœur.
— La boussole permet de ne jamais se perdre, expliqua-t-elle en s’asseyant à ses côtés sur le lit miteux. Elle te guide pour retrouver ton chemin et t’amener à ton but. (Elendio la fixait avec des yeux curieux.) C’est un peu comme ton guide personnel.
Le jeune homme referma la boussole brusquement et la rangea dans son sac. Il comprit alors pourquoi son père, Braden Nelson, l’avait laissé à Vich-Tori : il voulait que son fils le retrouve grâce à cette boussole.
— J’ai une question, reprit-il. Pourquoi t’es-tu mariée avec un vieil homme ?
Aisha baissa les yeux.
— Je n’ai pas choisi. Mon père m’a vendue à cet homme quand j’ai eu l’âge de me marier. Konto a attendu mes dix-neuf ans pour m’épouser, le temps de profiter encore un peu de sa première femme.
— Et tu voudrais partir ?
— Oui, j’aimerais tant... Mais c’est impossible. Konto est un homme très puissant à Nokwa. Si je m’enfuyais, il enverrait toute la garde du pays pour me retrouver.
— Et si on essayait de partir tous les deux ? proposa Elendio en se levant. On pourrait aller à Rogmad. Là-bas, ils pourraient nous protéger.
— Mais pourquoi veux-tu absolument rejoindre cette cité qui n’existe peut-être pas ?
Elendio sortit une pierre jaune de son sac. La gemme, éclatante sous la lumière du soleil, hypnotisa Aisha.
— Cette gemme est la dernière chose que mon père m’a confiée avant de disparaître, expliqua-t-il en plongeant son regard dans celui de la jeune femme. Elle est censée me donner des pouvoirs magiques, mais pour cela, je dois me rendre à Rogmad. Tu comprends maintenant ?
Aisha hocha la tête. Elle savait que le projet d’Elendio Nelson était une folie, mais si l’accompagner pouvait lui permettre d’échapper à son mari, elle était prête à le suivre. Aisha Mamaka irait retrouver la cité légendaire de Rogmad aux côtés d’Elendio Nelson.
Aisha Mamaka essayait de s'intégrer aux conversations que partageaient les riches invités de Konto Chawni. La jeune femme ne se sentait pas à sa place dans cet environnement. Parmi les vêtements luxueux, les conversations élaborées et les jugements de tous côtés, Aisha avait l’impression d’étouffer. Konto Chawni ne cessait de la saisir par la taille avec sa main tremblante pour la garder à ses côtés. La jeune femme le dépassait d’au moins une tête.
— Oui, ma femme est un personnage délicieux, répétait-il sans cesse.
Aisha faisait de son mieux pour ignorer les remarques déplacées des hommes qui l'entouraient. Elle savait que les contredire lui causerait des ennuis. Elle préférait donc chercher Elendio Nelson, qui servait les invités dans la salle de réception.
Le jeune Vich-Torien allait de table en table avec les autres domestiques, sans jamais avoir une minute de repos depuis le début de la cérémonie. Il était sollicité de toutes parts, et son agilité remarquable avait attiré l’attention de la cheffe des domestiques. Depuis son arrivée dans la somptueuse demeure de Konto Chawni, le jeune homme avait été affecté aux tâches les plus ardues.
Cela ne le dérangeait pas vraiment, ayant connu des situations bien pires dans les prisons de Vich-Tori. Mais de temps à autre, il espérait tout de même pouvoir se reposer.
—Elendio, l’interpella une petite serveuse, le seigneur Ch’Kani manque de boisson. Sers-lui-en.
—Oui, cheffe
Elendio Nelson se dirigea rapidement vers le seigneur Ch’Kani, qui était en pleine conversation avec Aisha. Celle-ci, en apercevant son ami, en oublia le seigneur et alla à la rencontre du Vich-Torien.
—Oh, mon seigneur, lança-t-elle en voyant la moue de Ch’Kani. Je vous présente mon ami, qui vient tout droit de la forêt d’Erminnad. Cela faisait longtemps que je n'avais pas eu l'occasion de lui parler. Comprenez mon enthousiasme de le revoir.
—Oui, je comprends parfaitement, ma chère dame, répondit Ch’Kani en saluant respectueusement Elendio.
Le jeune homme nota que cet homme se distinguait des autres bourgeois présents. Il semblait plus noble et moins vaniteux que les autres. Quant à Aisha, elle tomba rapidement sous le charme du seigneur. Un bel homme, assez jeune, qui savait trouver les bons mots avec elle.
Pendant qu’Elendio retournait servir les invités, Aisha continua sa conversation avec Ch’Kani. La jeune femme avait toujours apprécié la compagnie des hommes et, dès qu’elle en trouvait un séduisant, elle s’efforçait de le charmer.
Konto Chawni observait de loin sa nouvelle femme discuter avec un homme plus influent que lui. Le vieil homme se sentait humilié. Lui qui avait organisé cette cérémonie pour célébrer l’arrivée de leur futur enfant, voyait sa femme courtiser des hommes plus jeunes. Konto savait qu’il était vieux, même s’il tentait de le dissimuler. Pourtant, il se considérait comme un homme puissant ; et elle, une femme faible. Il pensait avoir tous les droits sur elle : pour lui, Aisha était sa possession. C’est du moins ce qu’il croyait. Depuis qu’elle avait rencontré Elendio Nelson, Aisha ne lui appartenait plus vraiment.
— Viens, il faut qu’on parle, ordonna-t-il en saisissant Aisha par le poignet.
— Qu’est-ce qu’il vous prend ? J’étais en pleine discussion, mon époux, répliqua-t-elle.
— Je veux juste passer du temps avec ma femme.
Aisha comprit ce que Konto Chawni insinuait. Elle détestait être dans le lit avec son mari, se sentant impuissante et vulnérable dans sa nudité. Elle avait espéré qu’en tombant enceinte, il cesserait de la convoquer la nuit. Mais cela n’avait rien changé.
Konto Chawni la jeta violemment sur le lit.
— Déshabille-toi, imposa-t-il en enlevant ses propres vêtements.
— Mais, mon cher, nous sommes en pleine cérémonie. Nous ne pouvons pas faire ça. Et puis, je ne suis pas sûre que ce soit bon pour notre enfant.
— Je m’en moque. Allez, enlève-les. Je veux te voir nue.
Alors qu’Aisha commençait à retirer ses vêtements sous le regard avide de Konto Chawni, elle se rappela sa conversation avec Elendio. Elle devait partir avec lui à la recherche de Rogmad. Cette cérémonie était son unique chance de s’échapper des griffes de son mari. Alors que Konto Chawni s'emparait de ses cuisses, elle le frappa violemment avec un vase posé près du lit. L’homme s’effondra, assommé, entre les jambes d’Aisha.
Profitant de cette ouverture, Aisha Mamaka enfila un long manteau et se glissa dans la salle de réception. Cachée sous des foulards, elle s’approcha d’Elendio, qui, pensant être discret, se goinfrait au buffet.
— Aisha, qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il, la bouche pleine.
— Viens, on y va, dit-elle d’un ton déterminé.
— Mais attends, je viens à peine de commencer à manger.
Aisha le foudroya du regard, faisant perler une goutte de sueur sur la tempe d’Elendio.
— Bon, d’accord, j’arrive, céda-t-il. Mais je dois d’abord récupérer mon sac.
Elendio arriva enfin au portail, où Aisha avait réussi à escalader la grille grâce aux arbres. Le Vich-Torien la rejoignit d’un bond, avec une grande agilité. Ensemble, ils s’élancèrent dans les rues sombres de Kondor, cherchant un endroit où Aisha Mamaka pourrait se sentir en sécurité.
Aisha Mamaka se réveilla tranquillement pour préparer le petit déjeuner avec le peu de nourriture qu’elle avait trouvée. Après leur départ de la demeure de Konto Chawni, Elendio Nelson et elle étaient partis se réfugier dans un quartier pauvre, dans une maison abandonnée. En chemin, ils avaient volé toute la nourriture qu’ils avaient pu trouver.
— Bonjour, Aisha, la salua Elendio, encore à moitié endormi.
Voyant que ce qui ressemblait à un petit déjeuner était prêt, le jeune homme se plongea dans son assiette.
— Tu cuisines bien, dis-donc, dit-il entre deux bouchées.
Ce qu’Aisha avait préparé était loin d’être un festin. Elle avait simplement tenté de faire quelque chose avec les maigres provisions disponibles. Dans son quartier natal, elle avait l’habitude de rassembler les habitants une fois par semaine pour partager un grand repas qu’elle avait cuisiné. C’était un souvenir simple, un moment où chacun mangeait ensemble en bavardant bruyamment, mais pour elle, il était précieux. Aisha ne s’était jamais rendu compte à quel point ces petits moments de vie pouvaient avoir une valeur inestimable.
— Tout va bien ? demanda Elendio, remarquant qu’elle ne touchait pas à son assiette.
— Oui, ça va.
En sortant, Aisha aperçut un journal jeté à leurs pieds. À l’intérieur, deux avis de recherche avaient été publiés pour la capture d’Elendio Nelson et d’Aisha Mamaka.
— Cela n’annonce rien de bon, murmura-t-elle, méfiante, en scrutant les alentours.
— Il faut qu’on quitte cette ville rapidement, ajouta Elendio.
Elendio et Aisha marchaient dans les quartiers pauvres de Kondor, là où vivaient les exclus, ceux que l’on préférait ne pas voir. Après avoir passé plusieurs mois parmi les fortunés, Aisha se rendait compte du gouffre entre les deux mondes de la ville. Ils étaient toujours à Kondor, mais c’était comme s’ils se trouvaient dans des lieux complètement différents.
Les rues qu’ils traversaient étaient bordées de maisons — si on pouvait les appeler ainsi — proches de l’effondrement. La population, squelettique, priait les dieux pour de l’aide. Des enfants fouillaient dans les poubelles, espérant trouver quelque chose à manger. Aisha ressentit une profonde tristesse en pensant qu’au monde des riches, on laissait parfois la nourriture se perdre volontairement.
À mesure qu’ils avançaient, elle remarquait les regards des habitants se poser sur eux. Aisha sentait le danger approcher, et Elendio aussi. Ses poils se hérissèrent lorsqu’une femme sortit un couteau de sa poche pour se jeter sur elle. La jeune femme se tint prête à parer l’attaque.
Dans son quartier, Aisha avait souvent dû se battre contre d’autres enfants ou piller les plus riches. Ces expériences lui avaient appris à se défendre. Les autres la craignaient pour ses compétences en combat, qu’un vieil homme vivant à l’écart lui avait enseignées. On disait qu’il avait été un ancien pirate.
— Donnez-nous à manger ! implora la femme qui les avait attaqués. Mon enfant va mourir.
Elendio, choqué, fouilla dans son sac pour leur donner le peu de nourriture qui leur restait, mais Aisha l’arrêta. Eux aussi en avaient besoin.
Voyant qu’ils n’étaient pas prêts à céder quoi que ce soit, la femme se jeta sur eux, mais Aisha s’empara rapidement de son couteau et le lui planta dans le ventre. Elendio, pétrifié, observa la femme s’effondrer, mourante, sur le sol. Il n’avait rien vu venir, tout s’était passé trop vite. Pourtant, il était un guerrier de Vich-Tori, un chasseur remarquable dans son village. Mais le monde dans lequel il s’était aventuré était bien différent, et seul un natif pouvait y survivre. Elendio savait que s’il voulait retrouver son père, il devrait devenir plus fort. Des hommes se mettraient sans doute en travers de son chemin, et il lui faudrait les combattre, voire les tuer. Cette idée l’effrayait.
Aisha Mamaka avançait lentement vers la sortie de la ville. Personne n’osait s’approcher d’elle. Son manteau noir flottait dans le vent, et les dorures sur son visage brillaient sous les rayons du soleil. Elle détacha la broche de son manteau et la jeta au sol. La foule se jeta dessus comme des chats affamés. Derrière elle, Elendio l’observait. Elle était proche, et pourtant, elle lui semblait si lointaine. Il connaissait les efforts qu’il lui faudrait fournir pour un jour l’atteindre.
Aisha Mamaka et Elendio Nelson avançaient sur leurs chevaux volés, traversant le cœur de la savane. Heureusement pour eux, l’hiver approchait, et la chaleur devenait moins accablante.
Elendio n’avait jamais vu de tels paysages. Lui qui n’avait connu que l’étouffante forêt dense, se retrouvait plongé dans ce monde aride. Il ne pouvait détacher son regard de cette vaste œuvre d’art naturelle.
La savane s’étendait à perte de vue, infinie sous un ciel chargé de nuages gris. La pluie commençait à tomber, transformant la plaine en une mer ondulante avec le balancement des hautes herbes dorées. Par endroits, les dernières feuilles des baobabs s’envolaient au souffle du vent frais. Le silence, profond, n’était brisé que par le claquement des gouttes de pluie sur le sol et le bruit des sabots des chevaux. Certains animaux couraient se réfugier sous les arbres, espérant échapper à la douce averse.
Ce monde était bien différent de tout ce qu’Elendio avait connu. Silencieux et impitoyable, il n’offrait de place qu’au plus fort, seul capable de régner sur la savane.
Aisha, quant à elle, n’avait eu que peu d’occasions de se promener dans ces étendues sauvages. Son père lui interdisait, répétant sans cesse que la savane était trop dangereuse pour elle. Pourtant, les chasseurs y allaient chaque matin et en revenaient chaque soir.
Soudain, un rugissement féroce retentit depuis le sommet d’une butte. Un lion immense se tenait là, prêt à bondir. Cet animal, plus grand que la normale, arborait un pelage blanc pâle. Aisha pensa d’abord qu’ils se retrouvaient face à un lion garine – une espèce plus grande, douée parfois de parole. Mais ce lion semblait encore différent : plus noble, et surtout, vêtu d’une armure d’or, comme les marques qui ornaient le visage d’Aisha. Il portait une sorte de couronne et des protections dorées aux pattes. Son corps et ses griffes étaient couverts de motifs d’or, seule sa crinière blanche demeurant naturelle.
Il ne faisait aucun doute pour Aisha et Elendio, restés figés, que cet animal imposant était magnifique.
— Personne n’entre sur mon territoire ! rugit-il d’une voix puissante, mais brisée, prêt à bondir.
Elendio Nelson fut stupéfait d’entendre un animal parler.
— C’est moi, ou ce truc vient de nous menacer ? demanda-t-il à Aisha en tournant le dos au lion.
— C’est normal, répondit-elle. C’est un lion garine. Ce genre d’animal parle. En revanche, son armure…
— Personne ne me traite de garine ! rugit le lion, bondissant soudain sur le cheval d’Aisha.
Le cheval hennit de douleur lorsque le lion lui arracha une patte, le sang coulant de sa cuisse. La monture d’Aisha n’allait pas survivre longtemps.
— FUYONS ! cria la jeune femme en montant sur l’étalon d’Elendio.
Le cheval galopait aussi vite que possible, poursuivi par le lion qui les suivait avec la rapidité d’un guépard. Elendio, fasciné, admirait la puissance avec laquelle le lion se rapprochait d’eux. Cet animal n’était décidément pas comme les autres.
— S’il y a bien une chose que je déteste, ce sont les lâches ! lança le lion en leur barrant la route.
Le cheval, pris de panique, projeta Elendio et Aisha au sol avant de s’enfuir. Le duo, désormais à la merci de la bête, se retrouva impuissant. La pluie fine s’était muée en déluge, et la crinière du lion, imbibée, devenait lourde. Aisha rabattit sa capuche pour se protéger de l’averse, tandis qu’Elendio, trop concentré, n’y prêta aucune attention. La situation devenait critique, alors que la savane, autour d’eux, semblait déserte.
D'un seul coup, le lion blanc bondit sur Aisha. La jeune femme s'écroula au sol, exposant son visage à l'animal. Il la fixait intensément de ses yeux dorés. Son regard, ferme et dangereux, traduisait toute sa puissance. Aisha ne pouvait détacher ses yeux de lui. Son cœur battait à tout rompre, et sa respiration s'accélérait de plus en plus. Elle avait peur. Le prédateur marqua une longue pause qui parut interminable. Le poids du lion était écrasant, et Aisha en souffrait.
— Ce n'est pas possible, dit-il enfin.
Aisha n'osa prononcer un mot. Elendio s'approchait doucement de l'animal, une pierre à la main comme arme.
— Que fait une Ronéris ici ? ajouta le lion.
Il fallut un moment à Aisha pour réaliser que le lion avait parlé. Elle cligna des yeux alors que l'animal s'éloignait. Elendio baissa son caillou, mais le tenait toujours fermement.
— Je ne comprends pas, continua le lion. Vous êtes censée être à Rogmad.
— Attendez ! s'exclama Elendio. Vous connaissez Rogmad ? (Le lion se tourna vers le jeune homme, furieux). Je cherche cette cité. On m'a dit que je la trouverais à Nokwa, mais je ne sais pas où. On m’a dit que si je cherchais une cité légendaire, je pourrais la trouver dans la savane.
— Mais la savane est vaste, vermine, cracha l'animal. Et pourquoi partiriez-vous pour Rogmad ?
Elendio Nelson sortit une gemme jaune de son sac. Le fauve la fixa intensément, comme hypnotisé.
— Mais dites-moi, intervint Aisha, perplexe. Vous avez dit que j'étais censée être à Rogmad. Qu'est-ce que cela signifie ?
— Rien du tout. Je vous ai simplement confondue avec quelqu'un d'autre.
Le lion avait les yeux rivés sur la gemme d'Elendio. Ni le Vich-Torien ni Aisha ne pouvaient deviner ce qui lui passait par la tête. L'animal marmonnait quelque chose d'incompréhensible. Ses babines se retroussaient par moments alors qu'il prononçait certains mots. Puis, il s'approcha d'Elendio pour le renifler. Le jeune homme resta immobile, droit, n'osant pas bouger. Le lion dégageait une forte odeur de sang.
— Puis-je vous poser une question ? demanda Aisha en s'approchant, elle aussi, du lion.
— Je t'écoute... répondit-il.
— Qui êtes-vous ?
Il se tourna vers la jeune femme, l'observant tout en tournant autour d'elle avec prudence. Puis il s'assit, ouvrant sa large gueule pour bâiller, révélant ses canines acérées.
— Je suis le gardien de cette savane, se présenta-t-il. C'est moi qui décide quels hommes peuvent pénétrer le territoire des animaux. On me nomme Kairo.
Aisha avait déjà entendu ce nom dans les histoires que son père lui racontait quand elle était enfant. Les récits disaient que ce dieu-lion guidait les morts vers l'au-delà. Elle n'avait jamais vraiment cru à ces légendes, mais en cet instant, elle se demandait si elles pouvaient être réelles.
Kairo fixait intensément Aisha. Les marques dorées sur son corps le troublaient. Seuls les Ronéris en portaient, mais ces êtres étaient censés être enfermés à Rogmad. Il ne savait pas s'il pouvait lui faire confiance, à elle ou à son compagnon qui tenait une gemme dans ses mains. Ce dernier lui rappelait une petite fille rousse qu'il avait rencontrée il y a quelques années. Innocente, sans conscience de tout le pouvoir que renfermaient ces petites pierres. Cela l'irritait de l'admettre, mais Kairo avait besoin de l'aide de ce « sale sorcier ».
La pluie avait cessé de tomber.
— Suivez-moi, ordonna-t-il en s'engageant sur les terres des animaux.
— Où ça ? demanda Elendio.
Kairo ne lui répondit pas. Lorsqu'il passa près d'un groupe d'animaux qui s'abreuvait dans un fleuve, tous se prosternèrent devant lui. Non par crainte, mais par respect.
Aisha Mamaka et Elendio Nelson marchaient depuis longtemps derrière Kairo. La fatigue se lisait dans leur démarche. Ils voyaient maintenant le soleil du matin se lever, sans s’être rendu compte que leur marche avait duré toute la nuit. Aucune pause ne leur était accordée. Le lion continuait d’avancer sans relâche.
— Dites-moi, quand est-ce qu’on arrive ? osa demander Aisha, à bout de souffle.
— Bientôt, répondit simplement Kairo.
La réponse ne satisfaisait pas la jeune femme, qui ne réagissait même pas à l’aurore. Pourtant, la beauté du lever du jour fascinait Kairo, qui regardait la lumière illuminer la savane, éclairant les terres et réveillant les animaux endormis. Le spectacle était si merveilleux que même Elendio — malgré sa fatigue — pouvait en attester.
Au loin, sur une colline, se dessinait une petite hutte modeste. Aisha mit du temps à la repérer, mais dès qu’elle la vit pour la première fois, ses yeux s’écarquillèrent et un large sourire apparut sur son visage. La jeune femme avait perdu tout espoir de retrouver une trace de civilisation, craignant que le lion ne les fasse marcher jusqu’à l’épuisement.
— ENFIN ! s’écria Elendio en courant vers la hutte, lui aussi ravi de retrouver un signe de vie.
— Eh bien, il a de l’énergie à revendre, le jeune homme, remarqua Kairo.
Aisha crut voir un sourire fugace se dessiner sur le museau du lion, mais l’illusion disparut aussitôt. Kairo se mit alors à courir, chaque bond dépassant le précédent en puissance, et il laissa Elendio derrière lui. Aisha, épuisée, restait à l’arrière.
Un drôle de personnage sortit de la hutte, poussant un cri strident lorsque Kairo se jeta sur lui.
— Kairo ! Quelle surprise…, dit-il, espérant ne pas finir entre les crocs du fauve.
Elendio arriva peu après, essoufflé, suivi par Aisha. En apercevant cette dernière, l’homme ne put s’empêcher de s’évanouir, raide.
— Aidez-moi à l’allonger, ordonna Kairo.
Aisha et Elendio, déjà fatigués, transportèrent l’homme à l’intérieur de la hutte. La demeure était très simple, équipée seulement de quoi cuisiner et d’un matelas à même le sol, avec peu de lumière filtrant à l’intérieur.
— M’Dolu, réveille-toi, vieux sorcier, lança Kairo en lui donnant un coup de patte au visage.
Aisha en profita pour observer l’homme allongé sur son lit. M’Dolu n’avait rien de séduisant. Avec ses quelques cheveux épars à la base du crâne et sa longue moustache qui rejoignait sa barbe blanche, il paraissait proche de la mort. Son corps maigre était recouvert de rides, et son nez épais frémissait chaque fois que Kairo posait sa queue touffue dessus.
— Je sais que tu fais semblant de dormir, ajouta Kairo.
M’Dolu se tourna en marmonnant des paroles incompréhensibles. Elendio remarqua alors que la majorité de ses dents manquait. Voyant que l’homme n’était pas près de se lever, le lion le frappa soudainement au ventre.
— AAHH ! cria le dormeur. Pourquoi as-tu fait ça ?
— Je viens pour tes services, répondit Kairo. Je n’ai pas le temps d’attendre ton réveil.
— De toute façon, tu ne viens jamais pour prendre un thé, répondit M’Dolu avec une moue. Du thé, les jeunes ?
M’Dolu se tourna vers Aisha et Elendio en leur adressant un large sourire dont ils se seraient bien passés, son haleine étant épouvantable. Aisha détourna la tête de dégoût.
— Oui, je veux bien, répondit Elendio en essayant de rester poli.
Aisha n’était pas enthousiaste à l’idée de boire du thé, mais Elendio avait déjà accepté. Le vieil homme se leva de son lit pour préparer son thé, en chantonnant. Il portait un vieux drap blanc enroulé autour de la taille et retenu par son épaule osseuse. Il était pieds nus.
— Alors, pourquoi m’as-tu amené ces deux jeunes gens ? demanda-t-il à Kairo, qui s’était allongé à sa place.
— Pour la même raison que la dernière fois, répondit le lion.
— Je vois…
Aisha et Elendio ne comprenaient pas le sujet de leur discussion, mais ils savaient qu’ils ne devaient pas intervenir.
— Donc, ils sont en possession d’une gemme, devina M’Dolu, en observant le regard méfiant d’Elendio.
M’Dolu examina attentivement le jeune homme. Tous les porteurs de gemmes avaient ce même regard. Seule la dernière enfant venue avait réagi différemment. Il pensa avec nostalgie à cette petite rousse, se demandant ce qu’elle était devenue. « Elle doit être grande, maintenant », songea-t-il.
— Voici votre thé, dit-il en tendant les tasses à Aisha et Elendio, assis par terre. Au fait, je ne me suis pas présenté. Je m’appelle M’Dolu.
— Ils connaissent déjà ton nom, fit remarquer Kairo. M’Dolu est un vieux sorcier, l’un des rares hommes à avoir reçu la formation des sorcières de Gorgoline. C’est un vieil ami à moi.
À chaque mot prononcé, M’Dolu hochait la tête fièrement. Aisha avait du mal à croire que cet homme excentrique soit un véritable sorcier.
— Bon, petit, montre-moi ta gemme, dit-il, pressé.
Elendio obéit et sortit la gemme jaune. Le jeune homme savait qu’il ne devait pas la montrer à n’importe qui, mais Kairo et M’Dolu n’étaient pas des inconnus. Kairo, avec sa prestance et sa force, savait imposer le respect. Voir un lion aussi imposant respecter un vieillard comme M’Dolu convainquait Elendio de la fiabilité du sorcier.
Elendio n’avait jamais rencontré de sorcier auparavant. À Vich-Tori, sa mère, Ameyal Nahuati, lui racontait parfois des histoires dans lesquelles figuraient de tels personnages, mais il pensait que ce n’étaient que des contes. Pourtant, les marins qu’il avait croisés pendant son voyage jusqu’à Nokwa lui parlaient de magie, réservée à quelques élus. Certains disaient même que tout le monde pouvait l’apprendre, avec suffisamment d’entraînement. Elendio croyait en certaines légendes et divinités, mais il n’avait jamais imaginé pouvoir maîtriser la magie. Toutefois, la gemme jaune confiée par l’Ancien Aztila semblait capable de choses surnaturelles.
— Je vois…, analysa le sorcier en inspectant la gemme. La couleur est bonne. (Il frappa la gemme contre le sol sans qu’elle ne se brise.) Et elle est résistante. Je crois bien, petit, que tu es en possession d’une véritable gemme magique… et en plus de la gemme jaune.
— Ça change quelque chose ? demanda Elendio.
— Oui ! (Il s’approcha brusquement de lui.) Cela fait des années que personne n’a eu en main cette gemme, au point qu’on pensait qu’elle avait disparu. Mais voilà qu’elle refait surface. Comment l’as-tu trouvée ?
Elendio raconta son histoire à M’Dolu, qui l’écoutait attentivement, omettant toutefois de mentionner Leia Pendleton. Aisha commençait à s’endormir (tout comme Kairo) ; la jeune femme avait déjà entendu ce récit, long et ennuyeux, que son ami lui avait conté lors de leurs discussions clandestines dans la demeure de Konto Chawni, et elle avait bien failli s’endormir ce jour-là aussi.
— D’accord, je comprends, conclut M’Dolu. Je ne savais pas qu’il existait un village dans les arbres qui se croit le dernier de l’humanité ! (Le sorcier se tourna vers le lion assoupi, espérant qu’il rirait avec lui, mais celui-ci l’ignora.) Bon, toute personne en possession d’une gemme peut l’activer à Rogmad, et c’est là que j’interviens. Kairo et moi allons t’accompagner dans la cité. Mais la jeune femme reste ici.
— Comment ça ?! s’exclama Aisha, qui venait d’entendre la dernière phrase.
M’Dolu tourna un regard furieux vers elle, fronçant ses fins sourcils.
— Et alors ? la provoqua-t-il. As-tu une gemme sur toi ? Si oui, montre-la-moi tout de suite. À Rogmad, on ne laisse pas entrer n’importe qui.
— En fait, si je l’ai ramenée, c’est parce qu’elle n’est pas n’importe qui.
Kairo venait de se réveiller. L’animal, affamé, tournait en rond dans la hutte.
— Explique-moi tout, mon vieil ami, interrogea M’Dolu.
— As-tu remarqué les marques de la jeune femme ? (Le sorcier observa Aisha et, en voyant ses marques, ouvrit grand la bouche, surpris.) Elle porte les marques et les yeux de la population de Rogmad. Jamais, dans ma vie, je n’avais vu une telle personne en dehors de la cité. Tu te souviens de l’histoire d’Inami Naklomo ? (M’Dolu acquiesça.) Il y a peut-être un lien.
— Attendez, je ne comprends pas, intervint Aisha. Que voulez-vous dire ?
— Ce que nous voulons dire, répondit Kairo sévèrement, c’est que la population de Rogmad est comme toi, tout comme les gardiens comme moi. Mes dorures viennent de là.
Aisha Mamaka ne comprenait pas ce qu’il se passait. Ces deux êtres semblaient sous-entendre qu’elle était originaire de Rogmad, mais elle n’y avait jamais mis les pieds. Son père était tout à fait normal ; seule sa mère, qu’elle avait très peu connue, aurait pu venir de cette cité. Allait-elle enfin découvrir la vérité sur ses différences ?
— Alors, elle aussi, nous devons l’emmener à Rogmad, conclut M’Dolu, soudain plus sérieux. Bien, partons maintenant, car le voyage sera long.
M’Dolu se leva pour s’habiller. Il mit un bonnet ridicule sur sa tête, s’empara d’un sac coloré et d’un grand bâton. Tous sortirent, suivant le sorcier enthousiaste qui sautillait partout. Cependant, Aisha Mamaka et Elendio Nelson, épuisés, s’écroulèrent de sommeil.
— Ça te dit de tirer la charrette ? demanda le sorcier en souriant.
Le lion grogna, mais laissa M’Dolu attacher la charrette à son dos et installer avec peine les deux jeunes gens dedans.
— Kairo, ordonna-t-il, emmène-les vers la montagne Sakwi pour trouver la cité de Rogmad.
Kairo ne répondit pas, mais rugit férocement et se mit en route, emportant Elendio Nelson et Aisha Mamaka à une vitesse fulgurante vers leur destination.
La charrette avançait tranquillement dans la savane endormie. Au loin, la silhouette de Sakwi commençait à se dessiner, une grande montagne surplombant Nokwa. Aisha Mamaka et Elendio Nelson, qui s’étaient réveillés entre-temps, l’admiraient.
— Alors, c’est là-dedans que se trouve la cité de Rogmad ? demanda Elendio avec enthousiasme.
— Eh oui, mon garçon, répondit M’Dolu, heureux d’y retourner. N’est-ce pas impressionnant ?
Elendio, trop émerveillé pour répondre, observait en silence. Jamais il n’avait vu quelque chose d’aussi gigantesque, et il avait du mal à croire que mère Nature ait pu créer une telle merveille. On ne pouvait même pas en voir le sommet tant elle était haute.
Aisha avait toujours rêvé de voir Sakwi. Son père lui racontait maintes histoires sur ses voyages et les cultures des populations qui y vivaient. Aucune ville n’était construite sur ces montagnes, où le climat devenait trop froid en altitude.
— On y est presque, dit Aisha en s’asseyant à l’arrière de la charrette pour éviter d’être entendue.
Kairo ralentit le pas pour discuter de la vie avec M’Dolu.
— En fait, j’ai oublié de te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi, ajouta la jeune femme.
— Ce n’est rien, ne t’inquiète pas, répondit Elendio en passant une main dans ses cheveux. C’est normal d’aider une amie.
Un long silence s’installa entre les deux jeunes gens. Le sorcier et le lion jetèrent un coup d’œil en arrière pour voir si quelque chose d’intéressant se passait, mais ils ne virent que deux jeunes gens un peu gênés. Ils retournèrent alors à leurs occupations. Aisha caressa son ventre arrondi.
— Tu penses que ce sera une fille ou un garçon ? demanda-t-elle finalement.
— Je ne sais pas, seuls les dieux peuvent en décider, répondit Elendio.
— J’ai peur, Elendio, dit-elle en le regardant, maintenant que j’ai quitté mon mari, je ne sais pas quoi faire de moi et de mon enfant.
— Abandonne-le. De toute façon, il ne t’apportera que de mauvais souvenirs.
— Mais je ne peux pas. Même si je déteste son père, il reste mon enfant, celui que je vais porter pendant neuf mois.
— Tu peux venir avec moi. Ensemble, avec Leia Pendleton, nous serons plus forts, et tu ne seras pas seule pour élever ton enfant.
Au nom de Leia Pendleton, M’Dolu et Kairo réagirent. Ils avaient rencontré cette fille, elle aussi en quête de sa gemme, une pauvre enfant portant un fardeau bien trop lourd pour elle. Lorsqu’elle était entrée à Rogmad, toute la cité avait entendu le rugissement du dragon, endormi depuis des années. Cela n’étonnait pas Kairo qu’Elendio Nelson doive retrouver cette jeune fille ; elle connaissait bien son père.
Kairo décida d’accélérer le pas en traversant la montagne.
— Sans vouloir te blesser, reprit Aisha, mais j’espère vraiment trouver un autre père pour élever mon enfant.
— Je comprends, répondit Elendio, déçu de ne pas pouvoir l’aider davantage.
— Mais tu pourrais être l’oncle que tout neveu ou nièce rêve d’avoir.
Le visage d’Elendio s’illumina de nouveau, bien que la lumière fût absente. La charrette entrait dans une sombre grotte aux parois étroites.
— Où sommes-nous ? demanda Elendio.
— À l’entrée de la cité de Rogmad, répondit Kairo.
Aisha et Elendio n’avaient pas réalisé à quelle vitesse ils avaient voyagé. Le lion avait gravi la montagne en un temps record. Ils arrivèrent devant une immense porte en pierre, gardée par deux lionnes en armures dorées, assises. La porte était ornée de motifs racontant l’histoire de la magie.
Le lieu se trouvait dans le creux de la montagne, coincé entre des parois rocheuses. Les lionnes se prosternèrent à la vue de Kairo.
— Mon roi, dirent-elles en chœur. Avez-vous la clé ?
Kairo se tourna vers Elendio, l’air sérieux.
— Donne ta gemme, ordonna-t-il.
— Non, elle est à moi.
M’Dolu, rapidement, s’empara de la gemme jaune dans le sac du jeune homme et la plaça dans l’un des huit creux qui entouraient le dessin d’un monstre. Au contact de la gemme, la porte s’ouvrit lourdement, révélant un long couloir. Dès que les humains firent un pas à l’intérieur, tous s’évanouirent brusquement, sous les yeux de Kairo resté à l’extérieur.
— Ces pauvres humains ne sont pas habitués à la puissance de la magie, conclut Kairo en repartant vers la savane tandis que la porte se refermait.
Aisha Mamaka se réveilla brusquement. Une crampe atroce lui traversait le ventre, qui avait enflé. Elle se trouvait dans une étrange salle inconnue. Le lieu était très coloré et rempli de fioles de liquides. Son lit était bien plus confortable que tout ce qu'elle avait connu dans la demeure de Konto Chawni.
Une belle femme, portant les mêmes marques sur le visage qu’Aisha, avec des cheveux et des yeux dorés, entra dans la pièce. Ses vêtements, eux aussi colorés, étaient assortis à la pièce. En voyant Aisha assise sur le lit, la femme poussa un cri d'exclamation avant de courir vers l'extérieur. La jeune femme ne comprit pas sa réaction et se demanda si elle ne s’était pas transformée en monstre.
Un instant plus tard, Elendio Nelson — habillé de vêtements colorés qui ne lui allaient pas — et M’Dolu arrivèrent accompagnés d'une inconnue étrange.
— Aisha, je suis tellement content que tu sois réveillée, s’exclama Elendio en s’approchant d’elle.
— Tu vas bien, jeune fille ? demanda le sorcier.
— Plus ou moins, répondit Aisha. Pour être honnête, j'ai de fortes crampes à l'estomac.
— C’est normal, expliqua l'inconnue. Vous avez dormi avec votre bébé dans le ventre pendant une nuit. Les soignants ont dû utiliser la magie pour que l’enfant survive, mais cela a des effets secondaires.
— Une nuit ? s’étonna Aisha. Toi aussi, Elendio ?
Le jeune homme acquiesça.
— Mais où sommes-nous ? demanda-t-elle.
— Ma chère enfant, dit M’Dolu en se redressant, te voilà dans la cité légendaire de Rogmad.
Aisha Mamaka se leva en tenant son ventre et se dirigea vers la sortie. Devant elle, s’étendait un paysage splendide. Une grande ville couverte par la montagne se dressait devant elle, où des maisons se superposaient, reliées entre elles par de nombreux ponts.
Bien qu’enfouie sous la montagne, la cité était très lumineuse grâce à la magie des habitants, qui arboraient tous des marques sur la peau ainsi que des yeux et des cheveux dorés. De nombreuses personnes vêtues de tenues extravagantes se promenaient entre les bâtiments colorés et couverts de verdure.
Une immense statue en pierre d’une femme, représentant la première magicienne, soutenait le plafond de Rogmad. Des murs, une grande cascade se déversait. Peu de lumière naturelle passait entre les parois, à l'exception d'une ouverture gardée par des lionnes en armure, donnant sur une sorte d'arène entourée de statues de magiciens. Cette grande arène, suspendue à un morceau de la montagne, semblait flotter dans les airs.
— C'est magnifique, murmura Aisha, les yeux rivés sur le paysage.
— Oui, je sais, répondit une voix. Je me présente, je suis Chok’Mali, la reine de Rogmad.
Chok’Mali arborait un sourire accueillant. Elle semblait belle et puissante, bien différente de son mari. Sa tenue colorée, accompagnée d’une couronne en argent, ajoutait à sa prestance.
— Pour ceux qui n'ont jamais mis les pieds à Rogmad, il leur faut une nuit de sommeil pour s'habituer à la forte concentration de magie.
Aisha ne sut quoi répondre. La reine, voyant cela, décida de lui faire visiter les lieux. Dans cette cité, toute la population pouvait apprendre la magie, enseignée dès le plus jeune âge aux enfants. Ce don, étudié pendant des années, permettait à Rogmad de rester cachée des Hommes.
— Mais la magie n'est pas réservée qu'aux Ronéris, expliqua Chok’Mali. Tous les êtres vivants peuvent l'apprendre. D'ailleurs, dans votre monde, il existe aussi des magiciens et des sorciers. (Elle lança un regard noir à M’Dolu, qui détourna les yeux.) Toute forme de magie peut être apprise, même si certains maîtres sont devenus rares. Les gemmes sont aussi un excellent moyen de maîtriser une magie très puissante.
— Pourriez-vous m'en dire plus sur les gemmes, s'il vous plaît ? demanda Elendio.
— Il n’en existe que huit dans le monde, créées par la déesse de la vie elle-même, Vérénis — son nom change selon les peuples. Ces pierres magiques possèdent chacune une couleur et un don. La gemme orange permet d’invoquer des créatures, animales ou légendaires, pour défendre et attaquer ; la rouge permet de contrôler autrui avec un simple baiser, soyez prudents avec celle-ci ; la bleue offre un apprentissage rapide et un raisonnement supérieur ; la verte permet de contrôler la nature et favorise l’amitié avec la forêt, c'est ma préférée ; la violette touche à l'esprit, notamment à la télékinésie et aux illusions ; la noire, la plus redoutée, ouvre les portes du monde des morts ; la blanche, la plus puissante, confère l’immortalité et des dons de guérison ; enfin, la tienne, la jaune, te permet d’invoquer n’importe quel objet à condition de l’avoir toi-même créé.
— Peut-on avoir le pouvoir de deux gemmes ?
— Non pas vraiment. Bien que personne de vivant l’ai pu le faire, il est pourtant possible de remplacer un pouvoir grâce à la gemme blanche. Prenons un exemple : imaginez que vous aillez la gemme blanche initialement, mais qu’après vous décidiez d’avoir la rouge ; votre corps disparaîtra aussitôt. Par ailleurs, si vous avez la gemme rouge d’abord puis vous décidez d’avoir la blanche, le pouvoir de la gemme rouge disparaîtra pour vous donner l’immortalité de la blanche. Vous comprenez ?
— Oui, répondit Elendio. Mais comment active-t-on ces gemmes ?
— Attends, laisse-moi finir. Pour ouvrir une gemme, il faut d'abord entrer en contact avec la magie. Ces gemmes, s'activent grâce à un rituel effectué par des magiciens, rares à l'extérieur de la cité. Mais ici, seuls les guerriers peuvent en maîtriser une ; un être faible n'a pas sa place dans l'usage de la magie. Si tu veux vraiment activer ta gemme, tu devras prouver ta valeur dans un combat à mort.
Le visage de Chok’Mali s'était assombri. Elendio Nelson n’avait jamais tué personne, et cette idée le terrifiait. Cependant, il savait que, tôt ou tard, cela serait inévitable. Il se dit donc que ce moment était propice pour progresser, mais il devait faire attention à ne pas perdre, car il n’y aurait pas de seconde chance.
Aisha Mamaka essayait de se frayer un chemin parmi la foule de personnes rassemblés autour de l’arène. Les Ronéris avaient rarement l’occasion de voir l’activation d’une gemme, mais ceux qui l’avaient déjà vue racontaient que c’était un moment impressionnant.
— Aisha, par ici ! l’interpella une voix familière.
M’Dolu l’attrapa par le bras pour l’emmener à une place près de la reine et de sa famille. Le vieux sorcier avait sorti sa tenue de cérémonie, qui semblait un peu ridicule avec son long chapeau pointu et sa robe ample inspirée des rois de Little-Garp.
— Alors, tu me trouves beau ? demanda-t-il, fier de lui.
— Magnifique, répondit Aisha, ne voulant pas le vexer.
M’Dolu sourit, heureux de cette réponse, et alla s’asseoir.
Soudain, les tambours retentirent et des danseurs habillés de jupes de feuilles et coiffés de plumes entrèrent dans l’arène, brandissant des flammes. Un spectacle de danse et de feu commença, rappelant les traditions de Vich-Tori. Puis, la musique s’arrêta, et un homme vêtu de jaune arriva au centre de l’arène.
— Mes chers frères, aujourd’hui est un jour de fête ! cria-t-il en levant les bras. Aujourd’hui, un enfant deviendra un guerrier !
La foule hurla d'excitation en tapant des pieds.
— Aux origines des temps, il n’y avait rien, poursuivit-il. (Les flammes dansèrent pour illustrer ses paroles.) Puis, Vérénis apparut, grande et puissante, pour créer notre monde. La magie, une source inconnue parcourut la terre pour trouver une maison dans laquelle se reposer. Mais les Hommes, étaient épris d’une soif de progrès. Alors, tandis que dans son lieu de naissance, le peuple avait décidé de mélanger la magie avec le progrès, elle, décida de s’installer ici, à Rogmad. Et nous, que fîmes-nous ? Nous l’avons maîtrisée et utilisée pour aider nos frères et sœurs venus du monde entier. Car, telle est la seule règle que nous impose notre déesse mère. Pourtant, certains l’ont utilisée pour leurs propres fins, pour accomplir leurs rêves les plus fous. C’est pourquoi seuls les nobles guerriers ont le droit de posséder les gemmes magiques, ces pierres aux multiples couleurs, tant convoitées. Même ici, à Rogmad, chacun de vous rêve d’en tenir une dans sa main. Et peut-être que, parmi nous, l’un de vous parviendra à s’emparer du pouvoir de l’une d’entre elles : la jaune !
La foule poussa un cri d’exclamation.
— Celle qui crée et qui détruit, celle qui représente les plus valeureux guerriers, sabreurs ou tireurs plus récemment. Peut-être que l’un d’entre vous suivra les traces de Cartole Toladriam ou de Miyel Lumini, deux guerriers qui ont tant apporté au monde ! Mais cessons de ressasser le passé, car aujourd’hui est un jour de présent et d’avenir. Un jeune homme va marquer son époque. Mais rappelez-vous, ce n’est pas la magie qui fait l’homme, mais bien l’âme. Elendio Nelson ne sera pas considéré comme un valeureux guerrier simplement en recevant le pouvoir de sa gemme ; il devra prouver sa force et son honneur. Mais aujourd’hui, il nous montrera qui il est et s’il mérite un pouvoir aussi puissant que celui-ci. Mesdames et messieurs, voici le jeune Vich-Torien qui a bravé le monde pour nous rejoindre : Elendio Nelson !
La foule applaudit frénétiquement tandis qu’Elendio apparut, monté sur un jaguar, accompagné de danseurs, cracheurs de feu. En face, un Ronéris était juché sur le dos de Kairo, qui avait disparu pendant une semaine pour s’assurer que personne n’avait suivi Aisha et Elendio dans la savane.
Elendio Nelson se sentait mal à l’aise sur son jaguar, beaucoup plus grand que la moyenne. Bien qu’il essayât de paraître confiant, il ne pouvait s’empêcher de penser que la mort l’attendait. Le guerrier qui avançait devant lui paraissait fort et expérimenté. Son corps était couvert de cicatrices, souvenirs de batailles contre des chasseurs ayant tenté de pénétrer la savane protégée par Kairo. Un homme qui avait déjà prouvé sa valeur, contrairement à Elendio, qui n’avait rien accompli jusqu’à présent. Son seul exploit avait été d’être chassé de son village. Bien sûr, il s’était déjà battu contre des animaux qu’il chassait, mais aussi contre des Hommes, bien qu’il n’ait jamais tué. Ses combats étaient ceux organisés par ses maîtres à l’école, où on leur apprenait à être de bons soldats.
— Approchez, ordonna doucement l’orateur. Vous savez tous deux que ce combat se terminera par la mort de l’un d’entre vous ?
Tous deux acquiescèrent.
— Très bien. Je vous rappelle les règles : il est interdit de quitter l’arène, sous peine d’être abattu par nos soldats ; il est également interdit d’attaquer la foule, ce qui vous vaudrait la même sanction. Et enfin, n’oubliez pas que l’honneur est primordial ici. Pas de coups dans le dos, compris ?
— Oui, répondirent les deux guerriers fièrement.
Elendio tenait fermement son épée et vérifia que son arc et ses flèches étaient bien attachés dans son dos. Son adversaire portait un bouclier et une lance, de la même couleur dorée que ses yeux, ses cheveux et ses marques faciales — l’arme la plus répandue à Rogmad.
— Messieurs, engagez-vous avec honneur ! continua l’orateur d’une voix forte.
Elendio et son adversaire se redressèrent et se regardèrent dans les yeux.
— Nous jurons, crièrent-ils en chœur, de nous battre avec honneur et de respecter notre ennemi. Nos lames et notre sang serviront Vérénis, notre mère qui nous a donné la vie.
Les Ronéris avaient proposé à Elendio de porter les tenues traditionnelles de combat de Vich-Tori, ce qu’il avait accepté. Les artisans lui avaient créé un casque et une armure en plumes pour le haut du torse. Il avait aussi reçu plusieurs accessoires, ainsi qu’un bouclier orné d’une tête de jaguar. Son corps était décoré de peintures rouges, symboles de son village.
La reine se leva tandis que les deux guerriers, agenouillés devant elle, attendaient en silence. D'un geste de la main, elle fit bouger les statues de magiciens qui brandirent leurs armes vers le ciel. Ce mouvement marqua le début du combat.
Aisha observait la scène, sans perdre une seconde, murmurant des prières pour la victoire d'Elendio, qui tournait lentement autour de son adversaire. Un échange de regards tendus s'installa entre eux, un duel silencieux où le premier à céder pourrait déclencher l'attaque. Le Ronéris, à demi accroupi, tenait son bouclier devant lui, tandis que le Vich-Torien posait son épée sur son propre bouclier, protégeant son corps.
Voyant Elendio distrait, le Ronéris bondit soudain vers lui, frappant son bouclier avec sa lance à double tranchant. Elendio para de justesse, conscient qu'il devait rester vigilant. Un bruit de métal résonna dans l'arène, accompagné des cris d'excitation de certains spectateurs.
Soudain, Elendio poussa un cri et s'élança, épée en avant. Il tenta une frappe vers le haut, mais sa lame fut repoussée par la lance de son adversaire avec un mouvement gracieux. Reculant, le Vich-Torien comprit qu’il devait trouver une faille dans la défense de la lance. Il contourna alors son adversaire pour l’attaquer de dos, mais le Ronéris anticipa et riposta avec son bouclier et sa lance. Elendio esquiva de justesse le coup avec son propre bouclier.
Le Ronéris contre-attaqua, visant les jambes pour faire chuter son adversaire. Apeurée, Aisha détourna le regard, craignant de voir son ami mourir. Elendio, qui portait toujours son arc en bandoulière, encocha une flèche et la décocha, blessant son adversaire à l'épaule. La foule s’exclama à la vue du sang doré qui coulait, mais le Ronéris ignora la douleur et essuya le sang d'un revers de main, concentré de nouveau sur Elendio.
Elendio profita de cette ouverture pour attaquer, son épée levée. Mais le guerrier planta sa lance dans le sol, s’en servant comme pivot pour donner un coup de pied au visage d’Elendio. Les deux combattants se redressèrent, essoufflés, chacun ayant compris la valeur de l’autre.
— Le combat peut commencer, murmura M’Dolu, penché pour mieux voir.
Elendio posa une main au sol avant de la poser sur son cœur. Un geste qu’il avait l’habitude de faire pour demander la force des dieux. Il banda ensuite son arc et tira une nouvelle flèche, mais son adversaire la bloqua sans difficulté avec son bouclier. Suffisamment distrait, il ne vit pas Elendio fondre sur lui, prêt à conclure le combat. Le guerrier para de justesse avec sa lance, et s’ensuivit un échange rapide de coups, résonnant dans l’arène. La foule retenait son souffle, tandis qu’Aisha, debout, suivait le duel sans pouvoir se calmer.
Soudain, le guerrier à la lance lança une dernière attaque en même temps qu’Elendio. Les deux hommes restèrent immobiles, l’épée d’Elendio sortant, ensanglantée, du corps du Ronéris.
— Tu t’es bien battu, murmura ce dernier avant de s’effondrer, d’abord à genoux, puis allongé.
Elendio, haletant, contempla le corps inerte devant lui. Il toucha son flanc blessé par la lance, qu’il avait jusqu’ici ignorée. Il s’effondra alors à genoux, s’appuyant sur son épée, tandis que son casque tombait au sol.
Un silence de mort s’abattit dans l’arène. Elendio, un genou à terre, retenu par l’épée, ne réalisait pas encore qu’il avait gagné. Puis, la foule se leva d’un seul élan pour l’applaudir. Aisha fut la première à scander son nom, bientôt rejointe par le reste des spectateurs.
Elendio se releva, se tournant sur lui-même pour voir la foule en liesse. Jamais il ne s’était senti aussi respecté.
Soudain, les statues abaissèrent leurs armes vers lui, et la reine lança une gemme jaune dans sa direction. La pierre s’éleva et, avec les armes, émit une lumière dorée qui traversa le corps d’Elendio. Ses yeux prirent la même couleur que la gemme, et toutes les armes se rassemblèrent autour de lui. Puis, soudain, la lumière disparut, et Elendio s’effondra.
Elendio Nelson se réveilla dans la même chambre où il avait logé à son arrivée à Rogmad. Aisha Mamaka était assise à ses côtés, lisant un livre.
— Bien dormi ? demanda-t-elle avec chaleur.
— Plus ou moins, répondit-il, se demandant si son combat dans l’arène n’était qu’un rêve.
— Tu t’es bien battu hier, tu as mérité cette gemme.
— Merci.
— Que comptes-tu faire maintenant ?
Elendio passa une main dans ses cheveux, un peu gêné.
— Je pense partir à la recherche de Leia Pendleton. Quand j’ai interrogé la reine à son sujet, elle m’a dit que Leia faisait partie de l’équipage de John Canterbelt, comme mon père. Peut-être s’est-elle fait un nom dans la piraterie. Mais je quitterai Rogmad seulement après la naissance de ton enfant.
— Tu peux partir dès maintenant, si tu le souhaites.
— Comment ça ?
— Je compte rester ici pour accoucher et laisser mon enfant en sécurité ici. Quant à toi, tu dois retrouver Leia. Sache toutefois que tu seras peut-être recherché pour mon enlèvement. Fais attention à qui tu fais confiance et où tu mets les pieds. Nous nous retrouverons plus tard, et alors, tu me présenteras Leia.
— Où est-ce qu’on se retrouve ?
— À Helmtown, l’île des pirates, dans un an, jour pour jour. Je trouverai un moyen de m’y rendre. Qu’en dis-tu ?
— D’accord. Dans un an à Helmtown.
Une fois guéri de ses blessures et après avoir reçu un grimoire expliquant le fonctionnement des gemmes, Elendio Nelson quitta la cité de Rogmad, laissant Aisha Mamaka aux soins du sorcier M’Dolu pour la naissance de son enfant. Aisha ne ressentait aucune tristesse en lui disant au revoir, sachant qu’elle le retrouverait en d’autres lieux et que leurs aventures ensemble n’étaient pas terminées.
Aisha Mamaka berçait son fils dans ses bras. Le petit Kargom Mamaka avait hérité de sa mère ses yeux dorés, ses marques, et même son visage. Seul le regard rappelait son père.
— On ne peut vraiment rien y faire ? Vous comptez réellement partir en nous laissant le petit ?
La reine, Chok’Mali, était arrivée silencieusement de derrière. Elle, qui avait mis au monde l’enfant d’Aisha, semblait attristée de la voir s’en aller.
— Il le faut, et je ne peux pas l’emmener avec moi, répondit Aisha.
— Vous ne pouvez pas, ou vous ne voulez pas ?
— Un peu des deux, je l’avoue. Avoir un enfant dans les bras, c’est porter un poids immense. Un enfant a besoin de stabilité pour grandir.
Un long silence pesa entre les deux femmes. Aisha avait passé plusieurs mois à Rogmad pour apprendre les coutumes de la cité. Elle était devenue l’une des leurs.
— Puis-je vous poser une question ? demanda Chok’Mali.
— Je vous écoute, Majesté, répondit la jeune femme.
— Pourquoi avez-vous refusé d’apprendre la magie ?
— Mon esprit est faible. Je suis une personne attirée par le pouvoir et la richesse. Je sais que si j’apprenais la magie, je l’utiliserais à mes fins, oubliant ce qui est vraiment important.
— Voilà pourtant des paroles qui témoignent d’un esprit fort.
La reine contempla l’enfant qu’Aisha tenait dans ses bras, un beau garçon qui serait sans doute promis à de grandes choses.
— Puis-je, à mon tour, vous poser une question ? demanda la jeune femme.
— Oui, bien sûr.
— Existe-t-il un moyen de tuer l’utilisateur de la gemme blanche ?
— Oui, mais c’est très compliqué. Seule la déesse Vérénis pourrait le faire, mais pour cela, il faudrait la réveiller. Et pour y parvenir, il faut réunir le pouvoir des huit gemmes, en utilisant un élément génétique des porteurs, comme un cheveu, ou les pierres elles-mêmes.
— Aisha, viens ! appela M’Dolu, qui était resté à ses côtés pendant sa grossesse.
— J’arrive.
M’Dolu attendait devant la porte, portant un sac plus gros que lui sur ses épaules. Il était chargé d’accompagner Aisha jusqu’à la côte, où elle embarquerait sur un navire.
— Faites bon voyage, lui dit Chok’Mali en prenant le petit Kargom dans ses bras.
— Merci…
Aisha rejoignit M’Dolu, prête à partir. La porte s’ouvrit alors qu’ils avançaient vers la lumière du soleil, au sommet de la grande montagne. Kairo, le lion, les attendait, couché, prêt à les conduire.
— Je vous emmène vers Chalimigasti ? demanda le lion pour s’assurer de leur destination.
— Non, répondit Aisha en le contredisant. Emmène-moi d’abord à Kondor.
— Kondor ? s’étonna M’Dolu. Pourquoi retourner dans cette ville affreuse ?
— J’ai quelque chose à y régler.
Kairo bondit vers Kondor en souriant, la ville d’origine d’Aisha. En elle, il revoyait sa mère, la grande Inami Naklomo, qui avait quitté Rogmad par amour pour un homme du nom de Kolko Mamaka, un chasseur perdu dans les montagnes, qu’elle avait sauvé et épousé. La reine avait rêvé de faire d’elle sa successeure, mais elle avait refusé à tout titre pour partir explorer Nokwa.
— Nous y sommes, annonça Kairo en arrivant aux abords de Kondor. Devons-nous t’attendre ?
— Non, ce n’est pas la peine. Je trouverai un moyen de me rendre seule à Chalimigasti, répondit-elle, confiante.
Kairo et M’Dolu la saluèrent, et M’Dolu versa quelques larmes.
— Fais attention à toi, ma petite Aisha, sanglota-t-il en la serrant dans ses bras.
— Vous allez me manquer…
Kairo et M’Dolu repartirent ensemble, traversant la savane sous un soleil éclatant, le vieux sorcier juché sur le dos du lion. Aisha saisit la lance que la reine lui avait offerte, une arme résistante et agile, qu’elle avait appris à manier lors de son séjour à Rogmad.
Aisha Mamaka marchait fièrement dans les rues de Kondor, sous les regards intrigués des habitants. Aucun n’avait vu une femme aussi assurée, armée, et aussi belle. Elle arriva devant la demeure où elle avait tant souffert, ce manoir dans lequel le vieil homme l’avait abusée nuit après nuit. Les gardes la reconnurent et la laissèrent passer.
— Où puis-je trouver Konto Chawni ? demanda-t-elle à une jeune servante.
— Dans sa chambre, la nuit commence à tomber.
Aisha avançait sereinement vers la chambre de son mari. Elle n’avait pas besoin de guide : elle connaissait bien trop bien le chemin. Elle s’arrêta devant la porte d’où s’échappaient des cris de plaisir. Konto Chawni l’avait déjà oubliée.
Elle entra brusquement. Konto était en pleine étreinte avec une de ses jeunes épouses, tous deux nus. Aisha manqua de vomir en voyant ce corps décrépi dans les bras d’une adolescente.
— Qui est là ? demanda le vieil homme, essoufflé.
— Aisha Mamaka, votre épouse.
Konto tourna brusquement la tête, un sourire en coin. La disparition de sa plus belle épouse l’avait bouleversé, au point qu’il l’avait cherchée dans toute la république pendant un mois. Et elle était là, devant lui, toujours aussi belle, sans l’ombre d’Elendio Nelson. Oubliant sa compagne, il s’avança vers elle, s’appuyant sur une canne.
— Déshabille-toi, femme. Amusons-nous tous les deux, ordonna-t-il.
— Non.
— Comment ça ? Tu n’es pas revenue pour me revoir ?
— Non.
— Tu ne sais dire que « non » ?
— Non.
Quand Konto Chawni fut assez près, Aisha leva sa lance et lui trancha la gorge. Il tituba, le sang s’écoulant en abondance.
— Qu’as-tu fait ? balbutia-t-il, mourant.
— Ce que j’ai rêvé de faire pendant des mois, répondit-elle en le regardant s’effondrer.
Aisha Mamaka sortit de la demeure sans un mot. Il fallut un long moment pour que les gens comprennent que Konto Chawni avait été tué. Un temps suffisant pour qu’Aisha puisse s’emparer de l’argent de son mari et quitter Kondor à cheval, en direction de Chalimigasti, pour fuir ce pays qui lui avait tant fait de mal.
Aisha Mamaka était à genoux, blessée. Les matelots du navire marchand priaient les dieux pour ne pas être tués. Les pirates, eux, étaient en train de piller le bateau. Heureusement pour elle, Aisha avait bien caché son argent dans ses vêtements.
— S’il vous plaît, capitaine, épargnez-nous ! Nous ne sommes que de pauvres marchands. Prenez l’or, mais laissez mon navire. C’est tout ce que mon père m’a laissé. Vous pouvez même prendre la fille, implora le capitaine du navire marchand.
Aisha ne sut comment réagir à cette dernière offre. La colère l’envahit en repensant à la somme astronomique qu’elle avait payée pour voyager avec eux. Elle devait absolument retrouver Elendio Nelson à Helmtown, et si elle devenait prisonnière des pirates, jamais elle n’y arriverait.
— Voilà une offre intéressante, dit le capitaine pirate en observant Aisha. Les gars, vous voulez qu’on prenne une jolie demoiselle avec nous ?
— OUAIS !!! répondirent-ils tous en chœur.
Le capitaine pirate, un certain Bill Forjland, s’empara d’Aisha et l’emmena sur son navire, La Sirène Maudite, un vaisseau recouvert d’or et bien entretenu. Puis, il laissa le navire marchand repartir vers ses terres.
— Bon, que va-t-on faire de toi ? s’interrogea-t-il en admirant l’or amassé.
Bill Forjland était presque parfait : de beaux yeux noirs sur une peau claire et lisse, des cheveux bruns tombant sur ses épaules. Ce pirate semblait jeune, de bonne carrure et de grande taille. Son style ajoutait au personnage un certain charme. Son bandeau bleu dégageait son visage, et sa chemise entrouverte révélait un tatouage représentant son pavillon. Aisha ne put s’empêcher de ressentir une certaine attirance pour lui.
Bill Forjland savait qu’il était beau et en jouait. C’était même grâce à ce charme qu’il s’était forgé une réputation dans la piraterie, séduisant les femmes des riches. Pourtant, il n’avait pas pour but de partager son lit avec une femme chaque soir ; il cherchait avant tout à amasser assez d’or.
— Donc, que va-t-on faire de moi ? demanda Aisha, attachée à un poteau.
— Ch’ai pas, répondit le capitaine en haussant les épaules. Soit je te fais baiser par tous mes matelots, soit je te vends à un riche pour un bon prix. Une femme comme toi, c’est rare.
La première chose qui avait attiré l’attention de Bill Forjland, c’étaient les dorures sur la peau d’Aisha et dans ses yeux. Jamais il n’avait vu quelqu’un comme elle ; il savait qu’Aisha n’était pas ordinaire.
— Et si on faisait la fête, les gars ! proposa-t-il, alors que ses hommes festoyaient déjà.
L’alcool coulait à flots sur La Sirène Maudite. Les pirates dansaient et chantaient ensemble, tandis que deux d’entre eux se battaient pour savoir qui était le plus fort. Aisha, toujours attachée au mât principal, ne pouvait bouger. Les pirates lui avaient pris sa lance. Bill était à côté d’elle, racontant ses « aventures grandioses » à un jeune matelot, parlant de dragons et d’une bataille où il aurait affronté cent hommes seul. La jeune femme devina rapidement ses exagérations.
— Vous racontez souvent de tels mensonges aux jeunes ? interrogea Aisha pour passer le temps.
— Mais ce ne sont pas des mensonges, affirma Bill fièrement.
Aisha leva un sourcil, faisant détourner le regard du pirate.
— Et où allez-vous ? demanda-t-elle à nouveau.
— Là où le vent nous mène, répondit le capitaine en ouvrant une bouteille de rhum.
— Comme à Helmtown ?
— Pourquoi irais-je à Helmtown ?
Aisha devait absolument faire en sorte que La Sirène Maudite se dirige vers l’île des pirates. C’était son seul moyen de retrouver Elendio Nelson. Elle était prête à tout pour persuader le capitaine.
— Peut-être pour trouver de nouveaux membres pour votre équipage ?
— On dirait bien qu’une certaine demoiselle veut se rendre à l’île des pirates, plaisanta Bill en la regardant.
Il était vrai qu’il trouvait un charme à cette femme, malgré ses mystérieuses dorures. En plus, elle semblait forte. Lors de l’attaque du navire marchand, elle avait réussi à mettre à terre une dizaine de pirates et en tuer plusieurs. Aisha Mamaka serait un puissant atout pour son équipage.
— Pourquoi une femme comme toi voudrait-elle se rendre à l’île des pirates ? demanda-t-il, intrigué.
— Qui vous a dit que je voulais aller à Helmtown ? répondit Aisha, Bill leva à son tour un sourcil. Elle finit par céder : J’ai mes raisons.
— Deux questions : pourquoi veux-tu y aller, et comment comptes-tu me convaincre de t’y emmener ?
— J’ai de l’or, beaucoup d’or que je peux t’offrir. L’ami que je vais retrouver pourra t’en donner encore plus.
Aisha savait qu’il était dangereux de tout miser sur un mensonge, mais elle n’avait pas le choix.
Bill, quant à lui, n’avait aucune envie de se séparer de sa prisonnière. Il avait besoin d’elle, mais il craignait que la personne qu’elle devait retrouver ne la lui prenne.
— D’accord, accepta-t-il, mais à une seule condition. (Aisha le regarda intensément) On y va, tu vois ton ami, et tu lui dis que tu restes avec moi.
— Mais…
— Mais quoi ? Tu es ma prisonnière, je fais ce que je veux de toi.
Aisha tenta alors une autre approche.
— Un combat, proposa-t-elle. Battez-vous contre Elendio Nelson, mon ami. Si vous gagnez, je reste avec vous. Si vous perdez, je reste avec lui. Marché conclu ?
— Non. Ça me ferait perdre du temps inutilement.
— Vous avez peur ? se moqua Aisha.
— Pas du tout.
Elle venait de toucher un point sensible. Bill Forjland détestait qu’on remette en question son honneur. Dès que sa fierté était en jeu, il ne pouvait résister.
— Alors, insista Aisha.
— Bon, d’accord.
Aisha tendit sa main pour sceller leur accord. Bill, incertain, hésita. Mais après tout, elle n’avait pas précisé « combat à mort ». La Sirène Maudite mit donc le cap sur Helmtown, où Bill Forjland se confronterait à Elendio Nelson.
— Capitaine, chantez-nous une chanson, demanda un des matelots.
Bill Forjland sortit sa guitare et commença à en jouer.
— Celle-là est pour toi, ma belle, dit-il en s’adressant à Aisha.
Sur les flots sombres, le navire noir s’élance,
Tandis que toi, Anna, tu rêves en silence.
De suivre ton capitaine aux mille exploits,
Parti conquérir l’or et les éclats de soie.
Yo oh ! Que vas-tu faire maintenant, Anna ?
Nous, on trinque pour ton rire qui nous apaise.
Toi, tu tournes et tu danses, légère et fière,
Sous le clair de lune, bercée par la mer.
Dans tes songes, il revient, auréolé de gloire,
Chargé de trésors et d’histoires à boire.
Mais le vent souffle et le temps reste cruel,
Ton capitaine brave court toujours l’éternel.
La Sirène Maudite navigua sur les eaux calmes et profondes vers l’île des pirates, chantant toute la nuit.
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