Helmtown

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La gemme noire est sans doute la pierre la plus crainte par les populations. Contrant tout ce qui est considéré comme bon, c’est par les maléfices qu’elle est utilisée avec -pour certains- un contrat avec le diable. Pourtant Milel Lunien l’utilisa pour protéger son peuple contre les forces obscures. Depuis, beaucoup de personnes la voit comme un bouclier contre le mal.

Extrait de L’encyclopédie de la Magie par les sorcières de Gorgoline

Si un jour les peuples de Bermark et d’Alrof, s’étaient imaginés que leurs doyens tenaient des conversations secrètes, ils auraient sans doute trouvé un moyen de comprendre ce qu’ils se disaient. Pourtant, Dwenin Œil-de-Métal était persuadé que ses discussions avec Skymir Longcheveux devaient rester entre eux, pour une raison que personne ne comprendrait jamais.

Comme chaque année, Dwenin et Skymir se retrouvèrent sur une petite île située entre les deux royaumes, à l’abri des regards. Cette île n’abritait rien, si ce n’est de la neige et quelques bêtes sauvages. Le doyen nain trouvait cela réconfortant : une terre préservant son âme originelle, intacte et épargnée par les guerres.

Le doyen géant attendait son vieil ami depuis un long moment, assis sur un tronc d’arbre tombé. Lorsqu’il aperçut le nain, un large sourire illumina son visage. Pour une fois, il pouvait penser à autre chose que la guerre.

— Mon vieil ami, le salua-t-il de sa voix puissante, comment vas-tu depuis tout ce temps ?

— Jamais aussi vieux, répondit Dwenin, comme à son habitude, en désignant sa longue barbe blanche qui avait encore poussé.

Le nain et le géant s’assirent face à face, partageant les spécialités culinaires de leurs terres respectives et riant des événements récents survenus dans leurs royaumes.

— Alors, c’est vrai qu’une humaine a foulé les terres de Bermark ? s’enquit Skymir.

— Malheureusement, oui… répondit le nain, la voix assombrie.

— Que se passe-t-il, mon frère ?

Œil-de-Métal baissa les yeux vers son sabre, pensif.

— Peu après l’arrivée de cette humaine, un autre homme l’a rejointe dans la forge de Merinlt Doigt-de-Métal. Tu te souviens de lui ?

— Le nain qui pouvait contrôler la foudre avec sa hache ?

Le vieux nain hocha la tête, toujours plongé dans ses pensées.

— Tous trois ont décidé de prendre la mer en formant leur propre équipage. Dans toute ma longue vie, j’ai vu bien des choses, mais jamais des nains devenir pirates…

Skymir tourna son regard vers le mont Ozbof, visible depuis l’île. Il songea à la caverne du dragon qui y résidait. Eldmor… Il s’en souvenait. Lui aussi s’était infiltré dans son antre, mais il en était ressorti seul, le corps à moitié brûlé.

— Te souviens-tu de cette prophétie, celle qui annonçait la chute de Stilrion ? demanda Longcheveux, soudain sérieux.

Dwenin acquiesça.

— Elle disait, reprit-il, que neuf lunes venues des quatre coins du monde se réuniraient, parmi lesquelles un nain et un Méritinits.

— Tu penses qu’il y a un lien ?

— Je ne peux rien affirmer… mais à Tchaïkhiva, ils prétendent avoir trouvé l’un des élus.

D’un geste brusque, Dwenin abattit son épée sur un arbre proche, le tranchant net sous l’effet de la colère. Il savait que la prophétie finirait par s’accomplir, mais il espérait encore qu’il ne s’agissait que d’une erreur de l’Insiron.

— Si c’est le cas, conclut-il en se rasseyant, alors cela signifie que nains et géants vont bientôt disparaître… et nous ne pourrons rien faire pour l’empêcher.

Dwenin Œil-de-Métal et Skymir Longcheveux restèrent un long moment silencieux, chacun cherchant une manière de protéger son peuple. Mais, quelle que soit l’issue qu’ils imaginaient, toutes leurs visions du futur menaient à la même conclusion : les Hommes régneraient bientôt en maîtres sur le monde. Alors, sans un mot, ils décidèrent de profiter des derniers instants qui leur étaient accordés, en fermant les yeux sur les bouleversements à venir.

Bill Forjland s’était toujours considéré comme un homme extrêmement beau. Avec ses magnifiques cheveux bruns soigneusement coiffés en épis et son visage digne d’un dieu, c’était cette beauté qui lui avait permis de se faire un nom dans la piraterie. Les riches marchands en avaient assez de voir leurs femmes succomber au charme de ce pirate et décidèrent alors de le considérer comme un criminel.

Pourtant, l’obsession de Bill n’était pas les femmes, loin de là. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était lui-même : un être exceptionnel, jalousé par tant d’hommes. Du moins, c’est ce qu’il croyait. En réalité, il apparaissait ridicule aux yeux des autres pirates, qui ne voyaient en lui qu’un homme plus préoccupé par son apparence que par son honneur.

Cependant, Bill n’était pas seulement attiré par sa propre image : il convoitait également l’or. Son objectif était de devenir l’homme le plus riche du monde. C’était cette soif d’or qui l’avait poussé à embrasser la piraterie, bien qu’une autre raison, plus secrète, l’ait pareillement motivé. Il se refusait à la révéler, prétendant que cela ternirait son image de grand guerrier des mers.

Aisha Mamaka, malgré plusieurs mois passés à ses côtés, avait du mal à cerner Bill Forjland. La seule certitude qu’elle avait, c’est qu’il était un homme détestable, malgré une beauté indéniable. Il avait tout pour plaire : un corps athlétique, une grande taille, une mâchoire bien dessinée et un regard intense qui faisait chavirer toutes les femmes. Bref, il était presque parfait… excepté son comportement exécrable.

— Ma belle, nous sommes bientôt arrivés à destination, affirma Bill tandis que les contours d’une ville commençaient à se dessiner.
— C’est ça, Helmtown ? demanda Aisha, déçue de ne voir qu’un simple village.
— Qu’est-ce que tu t’étais imaginé ?

Bill avait raison. Qu’espérait-elle voir ? L’île des pirates ressemblait à n’importe quelle autre, à une exception près : aucun navire de la marine n’y accostait.

Le pirate s’assit sur un tonneau et se mit à chanter avec sa guitare, ce qui agaça aussitôt Aisha. Si elle devait encore entendre l’histoire d’Anna, elle sentait que sa tête allait exploser.

Bill aimait taquiner Aisha, qui refusait tout contact avec lui. Cette femme était la preuve ultime de sa séduction : une véritable déesse sortie des mythes. Jamais il ne la laisserait tomber entre les mains d’Elendio Nelson. Aisha l’avait prévenu que cet homme possédait des pouvoirs, mais il en faudrait bien plus pour que Bill Forjland et son navire, la Sirène Maudite, soient éclipsés par un simple capitaine et son équipage réduit à trois membres.

— Dis-moi, Bill, lança Aisha en observant l’île, comment se fait-il qu’aucun navire de la marine ne soit posté dans les environs ?

Bill connaissait l’île des pirates par cœur. Il aurait pu en parler pendant des heures. Il avait passé une grande partie de sa vie à s’occuper des cuisines d’Helmtown et à côtoyer les pirates les plus cruels. Aucun de ses secrets ne lui échappait.

— Helmtown est sous la protection des pirates, expliqua-t-il. Si un jour elle est attaquée, ne sois pas surprise de voir tous les équipages se mobiliser pour la défendre. Cette terre n’a jamais prêté allégeance à l’ANOC. Ses navires ne peuvent donc pas circuler dans ses eaux, et aucun gouvernement n’y est autorisé.

— Mais alors, qui dirige cet endroit ?

— Alors ça, ma belle, c’est le plus grand mystère d’Helmtown. Certains parlent d’un gouverneur vivant dans un château reculé, d’autres prétendent que John Canterbelt détient le pouvoir sur toutes les mers du monde.

— Et toi, qu’en penses-tu ?

Le visage de Bill s’assombrit.

— Certains racontent qu’il existe une organisation pirate capable de rivaliser avec l’ANOC, dirigée par les équipages les plus influents des océans. D’après eux, c’est cette organisation qui permet à certains équipages d’exercer leur domination sans intervention extérieure. Mais ce ne sont que des rumeurs…

Même s’il affirmait le contraire, tout laissait penser que Bill croyait à cette théorie. Cela faisait cinq ans qu’il avait fondé son propre équipage, et son ascension fulgurante avait attiré l’attention d’Œil Noir, considéré comme le plus dangereux pirate après John Canterbelt. Ce dernier voyait en Bill Forjland un pirate prometteur et lui avait proposé de rejoindre ses rangs. En échange, il lui promettait une totale liberté de navigation, sans que personne vienne entraver son chemin.

Mais Bill avait refusé. Il n’obéissait à personne, car il était l’homme le plus libre du monde.

La Sirène Maudite s’arrêta au port d’Helmtown.

— Je ne m’attendais pas à te voir aussi tôt, Bill ! s’étonna l’un des travailleurs qui aidait Aisha à descendre.

— Moi non plus, mais vois-tu, j’ai une cargaison à livrer ici, répondit le pirate en désignant Aisha.

Le travailleur observa la femme d’un œil intrigué ; jamais il n’avait vu une telle femme à Helmtown. Bill Forjland lui tendit une petite bourse d’or en échange de son aide, puis s’en alla.

Quelques nuages parsemaient le ciel bleu, voilant par moments la lumière qui se reflétait dans l’eau claire. De nombreux navires pirates attendaient dans le port tandis que les passants allaient et venaient sur le sol sableux d’Helmtown. Les bâtisses en bois, serrées les unes contre les autres, formaient des ruelles étroites, et certains habitants observaient l’horizon depuis leurs fenêtres.

Un agréable brouhaha animait l’île : celui des marchands vantant leurs produits, des pirates cherchant à prouver leur force. Il faisait bon vivre à Helmtown, où la population paraissait heureuse et où régnait une ambiance de fête permanente. L’île avait aussi un charme paradisiaque, agrémentée de nombreux palmiers à chaque coin de rue, ajoutant une touche de verdure aux teintes brunes de la ville.

Sur la place du clocher, des musiciens jouaient des airs entraînants tandis qu’au centre, des danseuses faisaient onduler leurs membres sous le regard de pirates ivres. Plus loin, deux d’entre eux s’affrontaient violemment pour déterminer quel équipage était le meilleur. Un spectacle quotidien auquel tous s’étaient habitués.

À Helmtown, hommes et femmes étaient libres d’agir à leur guise. Aucun soldat ne patrouillait dans les rues, aucune loi n’était affichée sur les bâtiments. La seule règle était de ne pas détruire Helmtown, car personne ne voulait voir disparaître un tel refuge.

Bill Forjland et Aisha Mamaka marchaient dans les rues de la ville tandis que le reste de l’équipage s’amusait dans des lieux que le capitaine préférait ignorer. Malgré son apparente confiance, Bill était perdu. La date de la rencontre approchait à grands pas, mais Helmtown était vaste. Comment allait-il retrouver cet Elendio Nelson sans l’avoir jamais vu ?

Soudain, quelqu’un le bouscula violemment. L’individu, plus petit que lui, ne prit même pas la peine de s’excuser et poursuivit sa route avec ses deux compagnons.

— Eh ! interpella le pirate. Tu pourrais faire attention !

— Pardon ?

Le garçon se retourna, manifestement irrité. « Ce n’est qu’un enfant », pensa Bill en apercevant son visage juvénile dissimulé sous une capuche.

— Tes parents ne t’ont pas appris à t’excuser quand tu bouscules quelqu’un ? lança Bill en s’approchant du garçon.

— Pas vraiment, rétorqua-t-il avec nonchalance, tandis que l’un de ses compagnons esquissait un sourire moqueur.

Bill détestait qu’on atteigne son ego. Un adolescent venait de l’insulter devant la femme qu’il tentait désespérément de séduire depuis des semaines. Il ne pouvait supporter un tel affront.

— Veux-tu que je joue le rôle du père ? répliqua le pirate en dégainant son épée.

Les passants cessèrent leurs activités pour observer la scène.

— Bill, allons-nous-en, intervint Aisha, espérant ne pas trop attirer l’attention.

— Je suis d’accord avec elle, Mauwda, ce n’est pas notre objectif, confirma un homme au physique imposant en saisissant le bras du garçon.

— Laisse-moi faire mes preuves, grogna le dénommé Mauwda en sortant un poignard.

— Veux-tu que je te rappelle ce qui s’est passé cinq jours ? ajouta Aspiri Laguamente, sa voix étrange trahissant une émotion indéfinissable.

Les joues de Mauwda Adour s’empourprèrent. Bill en profita pour le taquiner.

— Moi, j’aimerais bien savoir.

— Malheureusement, cette histoire n’est pas pour vous. Alors, au revoir, monsieur, et bonne continuation, conclut Loca Monridone en tirant Mauwda par la manche.

Aspiri adressa un salut distingué à Aisha, un sourire malicieux aux lèvres. La femme observa avec méfiance la silhouette étrange de la créature. Elle n’avait jamais rien vu de tel. On aurait dit qu’il était tout droit sorti d’un livre de contes effrayants pour enfants. Instinctivement, elle se méfia de lui.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda Bill en remarquant une goutte de sueur perlé sur la joue d’Aisha.

— Le géant à capuche... murmura-t-elle en le désignant du doigt. Il n’est pas humain.

Bill Forjland partageait son trouble. Le regard calme d’Aspiri cachait quelque chose d’inexplicable. Mais ce n’était pas lui qui inquiétait le plus le pirate. Loca Monridone, par sa posture et son assurance, avait tout d’un soldat aguerri. Il valait mieux ne pas le compter parmi ses ennemis.

Sans un mot, Bill opta pour un autre chemin et mena Aisha à la taverne la plus populaire d’Helmtown.

L’ivrogne du port d’Helmtown eut beaucoup de mal à expliquer à ses amis ivrognes qu’il avait vu le plus beau bateau que l’homme ait jamais créé, mais qu’il n’était habité que par trois personnes, dont un nain. Il était rare de voir de tels êtres en dehors de leurs royaumes et encore moins sur l’île des pirates.

Évidemment, tous ses bons amis ne crurent pas un mot de ce qu’il disait. Pourtant, c’était vrai. La Reine Noire venait de s’amarrer dans un coin plus reculé d’Helmtown, sous les conseils du nain Merinlt Doigt-de-Métal, qui ne voulait en aucun cas voir son chef-d’œuvre disparaître aussi rapidement. Collé à tous les autres navires pirates, celui-ci paraissait bien plus noble et imposant pour un équipage de seulement trois membres.

— Alors, nous voilà à Helmtown ! s’exclama Elendio Nelson, le capitaine, qui prit soin d’être le premier à fouler cette terre.

Ce jeune homme était loin d’avoir l’allure d’un capitaine pirate, bien qu’il pensât y ressembler en achetant son premier tricorne.

— Elendio, reste avec nous, le conseilla Merinlt en descendant plus lentement.

Elendio ne pouvait tenir en place. C’était ici que le garçon allait retrouver sa première amie depuis son départ d’Erminnad.

— Leia, toi, tu es déjà venue à Helmtown. Guide-nous vers Aisha, ordonna Elendio, impatient.

— Ouais, j’arrive, répondit cette dernière sans enthousiasme.

Elendio Nelson tira Leia Pendleton par le bras, la forçant à se dépêcher. La jeune femme avait tenté tout au long du voyage de convaincre son capitaine de la laisser sur la première île rencontrée, mais le nain la ramenait toujours de force.

Leia savait que dès qu’elle mettrait un pied dans cette ville, toute la population la reconnaîtrait. Elle avait passé une grande partie de son enfance à Helmtown, où elle servait comme simple employée dans une taverne après avoir quitté Carganove définitivement.

— Alors, où va-t-on ? s’impatienta Elendio en admirant l’île des pirates.

— Dans le Kraken, répondit Leia Pendleton.

— Le Kraken ? s’interrogèrent simultanément Merinlt et Elendio.

— La taverne la plus fréquentée d’Helmtown. Si on veut trouver Aisha Mamaka, c’est là qu’il faut aller.

Leia prit la tête du groupe et guida ses compagnons vers la taverne, tandis qu’ils découvraient les charmes de la ville.

Le trio traversa les diverses rues d’Helmtown, tandis que Merinlt et Elendio admiraient chaque recoin.

— Mais dis-moi, Leia, tu nous as dit que cette île était celle des pirates, mais depuis tout à l’heure, on passe devant de nombreuses maisons. Y a-t-il des gens qui y vivent ? s’interrogea Merinlt.

— Beaucoup d’entre elles sont à louer pour les pirates assez fortunés qui souhaitent s’y reposer, répondit-elle. Mais certaines personnes y vivent en permanence. Ce sont souvent d’anciens pirates ou des personnes recherchées cherchant un moyen de survivre sans risquer d’être arrêtées. Ou bien, ce sont juste des gens qui ont toujours rêvé de s’installer ici.

— Mais il existe d’autres îles de pirates ? demanda à son tour Elendio, maintenant plus calme.

— Oui... mais c’est plus compliqué de s’y rendre.

— C’est-à-dire ?

— Les autres îles sont dirigées par des équipages pirates qui doivent avoir assez d’argent pour en prendre soin et beaucoup d’influence dans le monde. Ces lieux obéissent aux lois de leur capitaine. Par exemple, ici, si quelqu’un provoque du désordre, il est jeté à la porcherie ; dans les autres îles, ces personnes sont souvent tuées.

— Tu en connais, de ces îles ? demanda Merinlt.

Le visage de Leia s’assombrit en pensant à cette question.

— Carganove en est un bon exemple, surtout depuis qu’elle est devenue une véritable cité-État. Sinon, il existe aussi la Crique des Damnés, mais pour s’y rendre, bon courage. Seuls les initiés peuvent espérer y avoir une place.

Le trio passa près de la grande horloge, le seul monument remarquable d’Helmtown. Située au sommet d’une colline, elle permettait à toute âme perdue de retrouver son chemin. C’est ce que fit Leia Pendleton, qui avait oublié l’emplacement exact du Kraken.

— C’est quoi, cette rue ? demanda Elendio, pointant du doigt une petite place décorée de fleurs et bien entretenue, contrastant avec le reste de la ville. Elle semblait sortie d’un conte de fées.

Un sourire espiègle se dessina sur les lèvres de Leia, accompagné d’un regard malicieux.

— Ça, Elendio, c’est la Rue du Paradis.

Le jeune pirate la foudroya du regard, ce n’était pas la réponse qu’il attendait.

— On raconte que les moments passés dans cette rue sont tellement merveilleux que les clients ont l’impression d’être au paradis, ajouta-t-elle. Regarde mieux.

Elendio Nelson observa la rue sous les regards moqueurs de Merinlt et de Leia. Il aperçut des femmes à moitié nues emportant avec elles toutes sortes de marins. Son expression changea rapidement.

— Même à Vich-Tori, on n’a pas de coutumes si barbares, conclut-il en se dirigeant dans la direction opposée.

— Pourtant, c’est là qu’on doit aller, taquina Leia.

Le visage d’Elendio devenait de plus en plus rouge à mesure qu’ils avançaient dans la Rue du Paradis. Le Vich-Torien n’avait jamais vu de femmes aussi attirantes, et son désir de les observer grandissait. Leia dut en repousser certaines pour ne pas perdre son capitaine.

À force de se côtoyer chaque jour, ils avaient développé une certaine sympathie l’un pour l’autre, bien que cachée derrière leurs nombreuses disputes. Merinlt Doigt-de-Métal jouait souvent le rôle de médiateur. Sans lui, l’équipage aurait déjà implosé.

Finalement, ils atteignirent un bâtiment plus imposant que ceux croisés auparavant, d’où des hommes tombaient régulièrement. De l’extérieur, le vacarme qui s’en échappait était assourdissant. Merinlt espérait que ce ne serait pas cela, le fameux Kraken : une taverne plus terrifiante que le monstre lui-même.

— Nous voilà arrivés, s’exclama Leia, ravie.

L’enthousiasme de ses compagnons s’évanouit presque aussi vite que le pirate qui venait d’être poussé du balcon. Ils entrèrent tous les trois dans la taverne et se retrouvèrent face à un lieu débordant de vie, où la moitié des clients étaient complètement ivres et l’autre moitié suffisamment sobre pour se battre.

— Le gérant de cette taverne, Arthur Glon, est la personne la plus respectée d’Helmtown, expliqua Leia, excitée à l’idée de le revoir. C’est un peu lui le chef de la ville. Même les grands capitaines n’osent pas lui manquer de respect. Pendant longtemps, j’ai travaillé ici. Si on veut des informations, c’est à lui qu’il faut demander.

Ils s’installèrent à une table dans un coin tranquille, mais suffisamment visible pour que le gérant de la taverne puisse remarquer la chevelure cuivrée de Leia Pendleton.

— Que puis-je vous servir ? demanda un homme qui s’était précipité vers leur table en les voyant s’asseoir.

L’homme était loin d’avoir un physique parfait, à l’exception de ses muscles saillants dissimulés sous des tatouages. Ses cheveux bruns étaient sales et mal coupés, tandis que son visage buriné était marqué de cicatrices.

— Sers-moi la même chose que d’habitude, ordonna Leia sans prendre la peine de le regarder, mais en esquissant un sourire.

Le visage d’Arthur Glon s’illumina dès qu’il reconnut la petite Leia Pendleton qu’il avait recueillie lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant. Cette gamine était devenue une femme.

— J’ai entendu dire que tu t’étais lancée dans la piraterie, remarqua-t-il. Tu cherches des bras, c’est ça ?

— Plus ou moins.

Leia semblait lasse de répondre à cette question. La jeune femme n’avait aucune envie de devenir pirate. Elle espérait seulement mener une vie tranquille dans un petit village isolé, loin de tout, avec l’homme qu’elle considérait comme son père. Mais cela lui était impossible, et elle le savait.

— On est à la recherche d’une femme, expliqua-t-elle. Aisha Mamaka. Tu connais ?

Arthur s’arrêta un instant, balayant la taverne du regard. Ce nom lui disait quelque chose, mais il n’arrivait pas à se souvenir d’où il l’avait entendu.

— Non, pas vraiment, fit-il en grimaçant.

— Grande, noire, belle, avec des marques dorées sur le visage, précisa Elendio en mimant chaque détail de sa description.

Arthur réfléchit à nouveau, mais rien ne lui revenait. Tant de monde passait par le Kraken chaque jour qu’il lui était impossible de se souvenir de tous les visages. Pourtant, une belle femme avec des marques dorées aurait dû être inoubliable.

— Restez ici, proposa-t-il. Si elle vous cherche aussi, elle finira forcément par passer par ma taverne. En attendant, Leia, raconte-moi ce que tu deviens.

Le Kraken était, sans aucun doute, la taverne préférée de Bill Forjland. Un lieu rempli de vie, où chaque client s’amusait sans se soucier du regard des autres. Ce sentiment n’était toutefois pas partagé par Aisha Mamaka, qui voyait plutôt en cet endroit un repaire d’ivrognes ne sachant que faire de leur existence. Le vacarme y était insupportable, et les clients devenaient exécrables dès qu’une jolie jeune femme passait près d’eux. Même la musique, pourtant joyeuse, lui était insupportable.

— Arthur ! interpella Bill, parvenu au comptoir. Que je suis content de te voir !

Arthur Glon le dévisagea, surpris de le voir si tôt. Bill Forjland était un habitué des lieux, il connaissait tous les taverniers.

— Je ne m’attendais pas à te voir aussi tôt, fit remarquer Arthur.

— Moi non plus, mais j’ai eu un petit contretemps.

Bill désigna Aisha du menton. Le tavernier l’observa de la tête aux pieds, ses neurones s’agitant à la vue des marques dorées ornant la peau de la jeune femme.

— Vois-tu, continua le pirate, je dois escorter cette demoiselle jusqu’à un certain Elendio Nelson. Tu connais ?

— Je crois… répondit Arthur Glon, tentant de se souvenir du nom du garçon qui accompagnait Leia. Il ne serait pas avec une rousse d’environ son âge ?

— Leia Pendleton ? s’enquit Aisha, comprenant qu’Elendio était bien ici.

Arthur Glon s’illumina en entendant ce nom, tandis qu’un large sourire se dessinait sur son visage. Aisha, de son côté, sentit la joie l’envahir. Enfin, elle allait retrouver son ami et se débarrasser de Bill Forjland.

— Oui, c’est bien ça, confirma le tavernier. Tu dois être Aisha Mamaka.

La jeune femme hocha la tête en guise de réponse. Elendio Nelson était certainement passé par ici pour demander des informations sur elle. Bill, quant à lui, se sentit mis à l’écart, comme s’il n’avait plus aucune importance dans cette discussion. Il lui fallait reprendre l’avantage.

— Ils sont installés à la table du fond, les guida Arthur. Ils vous attendent.

Bill commença à s’y diriger, une main sur son sabre.

— Et Bill, évite de déclencher une bagarre dans ma taverne, ajouta le tavernier d’un ton sévère.

Le pirate n’écouta pas le conseil. S’il devait se battre contre Elendio Nelson, il le ferait sans hésiter. Aisha Mamaka devait lui revenir.

Plus ils approchaient de la table, plus le cœur de la jeune femme battait vite. Cela faisait un an qu’elle attendait ce moment. Plus question d’attendre une minute de plus.

Elle le vit enfin, assis, discutant avec ses compagnons, loin de se douter que son amie allait le rejoindre d’une seconde à l’autre. Soudain, le regard d’Elendio Nelson se posa sur elle. Il la fixa de ses yeux bleus perçants, la bouche entrouverte, tandis que le nain parlait encore.

— Tu m’écoutes ? grogna ce dernier.

Elendio ne répondit pas. Il était bien trop absorbé par la silhouette d’Aisha avançant vers lui. Brusquement, il se leva et se précipita dans ses bras, sous le regard ahuri de ses compagnons.

À cet instant, Bill Forjland se sentit inexistant. Il avait l’impression d’être un figurant dans une scène où il était censé tenir le rôle principal. Elendio Nelson ne lui avait encore rien fait, mais il le détestait déjà.

— Que je suis contente de te voir, Elendio ! s’exclama Aisha, toujours dans ses bras.

— Moi aussi, tu m’as manqué !

Le jeune homme guida son amie vers la table sans accorder le moindre regard à Bill Forjland, ce qui eut le don de l’exaspérer encore plus.

— Excusez-moi, lança Bill en croisant les bras. Je suis le capitaine Bill Forjland, l’homme qui a accompagné votre amie jusqu’ici. Mes services ne sont pas gratuits.

Les quatre compagnons lui jetèrent un regard noir. Bill en profita pour analyser leurs visages.

Son attention se porta d’abord sur le nain, occupé à s’enivrer, la bière dégoulinant sur sa longue barbe blonde nattée. Cet être semblait être le plus dangereux du groupe, avec sa hache accrochée dans son dos et son air endurci par de nombreuses batailles. Ses yeux bleu électrique le fixaient d’un air menaçant, ses mâchoires serrées et ses muscles massifs contractés. Bill conclut qu’il ne valait mieux pas le provoquer.

Son regard se posa ensuite sur Elendio Nelson. Comparé au nain, il ne paraissait pas avoir combattu souvent. Il était loin d’avoir le physique d’un guerrier : fin, presque fragile, et d’une innocence surprenante pour quelqu’un vivant parmi les pirates. Pourtant, Bill ne pouvait nier qu’il pouvait séduire certaines femmes… comme Aisha.

Puis, il observa la jeune femme rousse assise à ses côtés. Certainement Leia Pendleton. Contrairement à Elendio, elle semblait connaître les règles impitoyables du monde des pirates. Ses yeux verts inquisiteurs le scrutaient avec méfiance, tandis que ses cheveux roux bouclés retombaient sur son visage aux traits affirmés. Bill ne pouvait nier sa beauté, mais elle était différente de celle d’Aisha.

Aisha était douce. Leia était froide.

— Elendio, laisse-moi te présenter Bill Forjland, déclara Aisha en posant une main sur l’épaule du pirate. C’est grâce à lui que je suis ici.

— Enchanté, répondit Elendio en lui tendant la main.

Bill l’observa avec dédain.

— Je ne crois pas que ce soit nécessaire, répliqua-t-il. Je n’ai aucune intention de devenir ton ami.

Les sourcils d’Elendio se froncèrent. Il n’appréciait pas le ton du pirate. Aisha soupira d’exaspération, tandis que Merinlt Doigt-de-Métal serrait le manche de sa hache.

— Aisha Mamaka est une femme que j’apprécie beaucoup, déclara Bill. Je n’ai aucune intention de te la laisser. C’est pourquoi je te propose un duel. Le gagnant reste avec elle.

— Et moi, je ne suis pas une marchandise ! s’indigna la jeune femme en brandissant sa lance.

De l’autre côté de la taverne, Arthur Glon observait la scène avec inquiétude. Les tensions étaient trop grandes, cela pouvait dégénérer en bagarre générale.

— Tu l’as entendu, cracha Elendio. Je suis prêt à te payer, mais rends-moi mon amie.

Sur ces mots, Bill lui asséna un coup de poing en pleine face. Elendio s’effondra sur la table, tandis que toute la taverne s’arrêtait pour observer le spectacle.

— Et c’est parti… grogna Arthur Glon.

Elendio riposta, projetant Bill sur un client qui n’apprécia pas du tout d’être bousculé. Voulant frapper le pirate, il se trompa de cible et frappa un autre homme. En un instant, la taverne bascula dans le chaos. Tous se mirent à cogner la première personne à leur portée, tandis que les musiciens jouaient une mélodie encore plus entraînante.

Bill tenta de se frayer un chemin à travers la mêlée, cherchant Elendio, qui luttait aux côtés de Leia et Merinlt contre des colosses. Aisha, quant à elle, évitait les corps projetés dans tous les sens, cherchant désespérément son ami.

Soudain, une main de fer agrippa Bill par l’épaule, tandis qu’une autre retenait Elendio.

— Je vous tiens enfin, tous les deux, lança Arthur Glon en les entraînant hors du bar. Vous ne mettrez plus jamais les pieds dans ma taverne !

Bill Forjland et Elendio Nelson venaient d’être jetés dans la porcherie. Les passants, en les voyant, se moquèrent de leur apparence crasseuse, leur visage recouvert de boue. Le jeune homme ne s’était jamais senti aussi misérable. Et tout cela, à cause de ce pirate.

Alors qu’ils étaient encore près des cochons, Elendio décida de poursuivre la bagarre en assénant un nouveau coup de poing à son adversaire. Celui-ci répliqua de la même manière, mais plus lentement. Se jetant l’un sur l’autre, les deux hommes étaient désormais couverts de boue, leur odeur faisant fuir tous ceux qui croisaient leur chemin.

Mais ils se fichaient bien du regard des autres ; leur seul objectif était de triompher l’un de l’autre. Il était évident que Bill avait l’avantage. Ce pirate avait accumulé une grande expérience au combat, et il était aussi plus grand et plus fort. Sous ses assauts, Elendio était devenu presque invisible, ne faisant plus qu’un avec la boue qu’il finit par projeter sur son adversaire.

Bill Forjland décida d’abandonner Elendio dans la porcherie une fois certain que le jeune homme ne pouvait plus bouger.

— On va se battre à nouveau, proposa-t-il en tentant d’essuyer la boue qui le recouvrait. Celui qui gagnera le combat récupérera ton navire.

Elendio Nelson ne répondit pas, bien trop occupé à essayer d’oublier la douleur qui le paralysait. Il ne remarqua même pas que le pirate s’était éloigné, le laissant seul avec les cochons, ces bêtes puantes qu’il avait toujours détestées. Incapable de se relever, il comprit qu’il passerait la nuit ici.

Elendio avait honte.

Honte de dormir avec les cochons.

Honte de s’être fait battre par Bill Forjland.

Quel genre de capitaine était-il ? Le plus pitoyable d’entre eux.

En fin de compte, c’était son destin d’être un perdant. Comme à Vich-Tori, il finirait dans une prison, sans aucun honneur.

Soudain, un jet d’eau glacée lui éclaboussa le visage. Un homme se tenait debout devant lui, le regard empli de lassitude. Elendio était certain de ne l’avoir jamais vu auparavant. C’était un homme grand, plus âgé que lui. Une barbe de trois jours couvrait son visage marqué par une brûlure. À son apparence, il était évident qu’il n’était pas un pirate.

L’inconnu ressemblait davantage à un soldat de la marine, bien qu’il ne portait pas le traditionnel manteau bleu. Son allure impeccable contrastait avec son environnement : sa chemise et sa lavallière étaient restées immaculées, et son long manteau vert était toujours intact.

— Êtes-vous Elendio Nelson ? demanda l’homme d’une voix posée.

Tout en lui révélait son appartenance à l’aristocratie : sa posture droite, sa peau pâle, sa manière de tenir son épée fine, et même sa coiffure en queue de cheval. Seule la brûlure sur son visage brisait cette image parfaite.

— Vous êtes qui ? demanda Elendio en s’essuyant la boue du visage.

— Loca Monridone, pour vous servir. Et voici mes compagnons, Aspiri Laguamente et Mauwda Zirhmon.

Contrairement à leur chef, ses compagnons ne ressemblaient en rien à des aristocrates. Le plus petit était recroquevillé sur lui-même, un poignard fermement serré dans sa main. Le plus grand n’était même pas humain, mais après son séjour au pays des nains, Elendio n’était plus surpris par grand-chose.

— Enchanté… répondit-il sans enthousiasme.

Il n’avait aucune envie de parler à qui que ce soit. Son combat contre Bill l’avait anéanti, et il allait perdre son navire. Comment avait-il pu rester capitaine aussi longtemps ?

Loca Monridone se racla la gorge avant de reprendre :

— Nous vous avons vu lors de la bagarre au Kraken, et j’ai remarqué que vous étiez en compagnie d’une personne que je recherche en ce moment…

Elendio le fixa intensément. Même s’il était sur le point de perdre son équipage, il ne laisserait pas ses compagnons être capturés par un homme comme lui.

— …Leia Pendleton, plus précisément. J’aimerais beaucoup la rencontrer.

— Pourquoi faire ?

Loca recula légèrement, surpris par la question. Ses compagnons, eux, restèrent immobiles. Il ne savait pas quoi répondre. Si ce pirate découvrait la véritable identité de Leia Pendleton, il exigerait sans doute une rançon. De plus, ni Mauwda ni Aspiri ne semblaient être au courant de cette information. Et connaissant Aspiri Laguamente, il serait bien capable de la vendre contre de l’argent.

— Je ne peux malheureusement pas vous répondre.

— Vous, vous le savez ? Elendio se tourna vers ses compagnons, qui firent signe que non. Dans ce cas, je ne vous mènerai pas à elle.

Même s’il ne connaissait pas tous les rouages de ce monde, Elendio était assez intelligent pour comprendre que le vert arboré par Loca Monridone était celui de l’empire de Drakonia. Cet homme en savait forcément plus sur Leia Pendleton… mais lui voulait-il du mal ou du bien ?

Soudain, Aspiri dégaina son pistolet et le braqua sur Elendio. Une goutte de sueur glissa le long de sa tempe.

— Nous ne t’avons pas posé question, gronda-t-il. Mène-nous à Leia Pendleton.

Le Méritinits pensait qu’en menaçant Elendio, ce dernier céderait sans résistance. Mais il se trompait. Il n’avait pas affaire à un pirate ordinaire. Ce jeune homme n’était pas du genre à trahir ses compagnons pour sauver sa peau. Cela plut à la créature. Ce garçon lui rappelait Mark Robinson.

— Ne bouge pas trop, ordonna Mauwda.

Sans qu’Elendio ne s’en rende compte, le garçon s’était faufilé derrière lui et avait attrapé ses bras, l’obligeant à plier le genou et à plaquer son visage contre la boue. Son poignard était maintenant pressé contre la gorge du jeune pirate.

Loca Monridone lui saisit les poignets et exigea à ses compagnons de le suivre, maintenant fermement Elendio entre leurs mains.

L’ancien soldat avait espéré utiliser l’amitié entre Elendio et Leia pour parvenir à lui parler. Mais en le capturant ainsi, il savait qu’elle se méfierait. Pourtant, il n’avait trouvé aucune autre solution.

L’avenir de l’Empire en dépendait. Et pour cela, il était prêt à commettre n’importe quelle atrocité.

Bill Forjland admirait de loin la beauté divine d’Aisha Mamaka. « Mon Dieu, qu’est-ce qu’elle est belle », ne cessait-il de penser. Contemplant l’immensité de l’océan qui s’étendait devant elle, la jeune femme avait pris la décision de quitter cette taverne maudite, après avoir perdu Merinlt Doigt-de-Métal et Leia Pendleton. Pendant longtemps, Aisha avait recherché Elendio Nelson, mais en vain. Et voilà que, alors qu’elle venait de le retrouver, il disparaissait à nouveau.

— Si je devais choisir une seule femme pour la vie, je crois bien que je choisirais la mer, lança Bill en s’approchant d’elle.

Aisha sursauta en entendant la voix du pirate, mais elle ne se retourna pas, trop absorbée par ses pensées et sa quête pour retrouver Elendio. Voyant qu’elle n’était pas disposée à engager une conversation, Bill Forjland poursuivit :

— Personne n’a jamais compris pourquoi certains hommes choisissent la mer. Souvent, ces gens restent cloîtrés chez eux, sans jamais poser un regard sur l’immensité des flots. Mais pour des hommes comme nous, cette étendue d’eau représente le véritable paradis…

Aisha le fixa, perplexe.

— … Nous, les pirates, n’avons pas besoin de dieux pour vivre pleinement. La mer est notre déesse : belle, paisible, mais aussi dangereuse. Personne ne peut comprendre ce qu’un pirate ressent sur son navire. Certes, le danger est omniprésent, mais c’est précisément cela qui nous rend plus libres. Car nous savourons chaque instant que la vie nous a donné, conscients que demain pourrait être notre dernier jour. C’est ça, la véritable liberté, Aisha.

La jeune femme ne comprenait pas pourquoi Bill Forjland s’abandonnait à cette ode à la piraterie. Il était vrai que ce monde ne l’avait jamais attirée, voyant les pirates comme de simples barbares. Pourtant, la manière dont il décrivait leur existence et l’état d’esprit qui régnait à Helmtown faisaient peu à peu vaciller ses certitudes. Elle savait qu’après avoir assassiné un riche noble de Nokwa, elle ne pourrait plus jamais mener une vie paisible. Son seul refuge était de rejoindre un équipage pirate. Mais certainement pas celui de la Sirène Maudite.

— Où est Elendio ? demanda-t-elle alors.

— Avec des cochons, souffla Bill, exaspéré. Je l’ai laissé là-bas après l’avoir roué de coups.

Aisha Mamaka resta sans voix. Elendio Nelson était certes puissant, mais il manquait d’expérience, malgré le pouvoir que lui conférait sa gemme — une magie qu’il ne maîtrisait sûrement pas encore totalement.

— J’ai décidé de récupérer la Reine Noire, reprit Bill. Je vais affronter son capitaine. Si je gagne, ce navire sera à moi, en plus de la Sirène Maudite. Leia Pendleton et Merinlt Doigt-de-Métal pourront me rejoindre s’ils le souhaitent, et j’offrirai à Elendio un poste de garçon à tout faire.

Aisha le fusilla du regard. Jamais elle ne le laisserait faire une chose pareille.

— Impossible, déclara-t-elle.

Bill la foudroya du regard à son tour.

— Elendio et Leia possèdent des gemmes de pouvoir. Peut-être qu’Elendio ne la maîtrise pas encore, mais Leia, elle, utilise sa magie depuis bien plus longtemps. Et je ne pense pas qu’elle te laissera faire.

Un sourire malicieux se dessina sur les lèvres du pirate. Des sorcières, il en avait affronté des dizaines. Ce n’était pas une gamine qui allait l’arrêter. Leia Pendleton ne lui faisait absolument pas peur.

Soudain, une idée de génie lui traversa l’esprit. Durant ses nombreux séjours à Helmtown, Bill Forjland avait entendu parler d’un trident légendaire, caché dans les profondeurs des eaux bordant l’île. La rumeur disait que cette arme avait le pouvoir de fendre la mer en deux. Avec un tel artefact, il deviendrait invincible.

— Qu’est-ce que tu as en tête ? demanda Aisha en remarquant l’éclat d’excitation dans ses yeux.

Elle redoutait sa réponse. Elle connaissait Bill : il était capable des pires folies pour parvenir à ses fins. Et elle savait qu’il risquait fort de l’entraîner avec lui.

Brusquement, Bill Forjland opéra un demi-tour et se précipita vers les collines qui bordaient la ville. Plus rien ne pouvait l’arrêter.

— Où vas-tu comme ça ? l’interpella Aisha en le suivant de près.

Pour rien au monde, elle ne resterait seule dans un endroit pareil. Même si cela signifiait devoir supporter cet homme insupportable.

Bill Forjland ne lui prêta aucune attention. Il avançait presque en courant, mû par l’excitation et l’ambition. Il se dirigeait vers l’homme qui pourrait lui permettre de s’emparer de la Reine Noire. Son désir de victoire avait pris le pas sur sa raison.

Leia Pendleton faisait les cent pas dans la cour du Kraken, qui, pour sa plus grande chance, était complètement vide. Pendant ce temps, Merinlt Doigt-de-Métal astiquait sa hache, Feldrock, espérant qu’elle couperait mieux Bill Forjland.

— J’ai toujours su que cette histoire finirait mal, râla-t-elle dans sa barbe. Ce n’est qu’un idiot. Non, ce sont tous des idiots. Même pas capables de tenir en place.

— Tu veux bien arrêter de râler, ne serait-ce qu’une seconde ? grogna le nain, qui devait supporter les plaintes de la jeune femme depuis des heures.

Leia le foudroya du regard. Si elle avait envie de râler, alors elle râlerait. Elle avait su, dès la création de l’équipage, que tout cela finirait mal. Elendio Nelson était incapable de rester en place. Leia se demandait encore comment Merinlt et elle avaient pu l’accepter comme capitaine. Même elle ferait un meilleur chef.

— La Reine Noire est vraiment le pire équipage qui existe, continua-t-elle tandis que Merinlt levait les yeux au ciel. C’est une honte. Tout le monde va se moquer de nous. Ma vie est fichue. Je les déteste tous, ces sales pirates.

Soudain, le nain s’arrêta net et porta son attention sur l’unique entrée de la cour. Quatre silhouettes se dessinaient dans la lumière. Au centre, encadré par deux hommes, avançait lentement Elendio, couvert de boue. Il faisait vraiment peine à voir.

Alors que Leia continuait à faire les cent pas en pestant, Merinlt tourna la tête vers le groupe qui approchait. La jeune femme cessa de grommeler pour analyser les inconnus. L’un d’eux n’était même pas un homme, mais un Méritinits. C’était la première fois que Leia en voyait un en vrai.

— Ah ! Ce n’est pas trop tôt ! s’exclama-t-elle en croisant les bras sur sa poitrine.

Merinlt Doigt-de-Métal, qui avait senti le danger, raffermit sa prise sur Feldrock. Loca Monridone, à la tête de la troupe, dégaina son épée, tout en ne pouvant s’empêcher d’admirer Leia Toladriam, qui s’était mise en position de combat. Enfin, il l’avait retrouvée.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous à notre capitaine ? demanda Merinlt.

Leia croisa le regard d’Elendio Nelson. Son expression lui fit comprendre que ces gens étaient dangereux. Discrètement, la jeune femme fit léviter quelques objets à l’aide de ses pouvoirs.

— Nous ne voulons rien à votre capitaine, répondit Loca après s’être présenté. Nous sommes à la recherche de Leia Toladriam.

Le sang de Leia se glaça. Personne ne l’avait appelée ainsi, à part Merinlt Doigt-de-Métal. Pour que le ravisseur d’Elendio connaisse sa véritable identité, il ne pouvait être n’importe qui.

L’ancien soldat s’approcha prudemment, mais Merinlt lui barra le passage avec sa hache.

Personne n’osait parler. Tous étaient sous le choc, à l’exception d’Aspiri Laguamente, qui ne comprenait pas l’importance du nom de Leia. Il était persuadé, il y a à peine une minute, qu’elle s’appelait Pendleton.

Elendio remarqua alors que les membres de Mauwda Zirhmon tremblaient. Toute son enfance, on lui avait répété que les Toladriam étaient ses pires ennemis. Et voilà qu’il en avait une en face de lui, alors qu’il était persuadé qu’ils avaient tous été exterminés lors du coup d’État de Harry Rondelet.

Voyant que Leia n’était pas prête à se laisser approcher, Loca Monridone décida de poser un genou à terre devant elle et lui tendit son sabre, les deux mains jointes.

— Je sais que vous ne comprenez sans doute pas, dit-il respectueusement en baissant la tête. Mais j’ai parcouru le monde dans l’espoir de vous retrouver un jour. J’étais un soldat de l’armée Drakonienne, mais avant tout, votre protecteur, lorsque John Canterbelt a attaqué le palais impérial. Je suis le seul à savoir que vous êtes encore en vie, car je l’ai vu vous enlever. Alors, permettez-moi de devenir votre bras armé et de vous aider à reconquérir le trône qui vous revient de droit.

Un silence de mort pesa sur la cour. Loca détestait cela, ce même silence qu’il avait connu lors de son procès. Quelqu’un devait le briser.

— Je n’ai aucune intention de monter sur un trône, répondit froidement Leia.

Loca Monridone osa lever les yeux vers la jeune femme. Son regard croisa celui de Leia. Un regard glacial, insondable. Tous ses espoirs s’évanouirent. Leia Toladriam n’avait pas l’intention de réclamer l’empire qui lui revenait de droit. Que devait-il faire maintenant ?

— Je vous en prie, Votre Majesté, implora-t-il en se prosternant. Votre peuple souffre. La pauvreté ronge chaque coin de rue et la justice est totalement corrompue. On peut être exécuté pour la moindre infraction.

— J’ai dit non.

Chaque mot prononcé par Leia enfonçait un peu plus Loca Monridone.

— Maintenant, relâchez Elendio Nelson, ordonna-t-elle d’une voix implacable.

Loca s’exécuta sans discuter. Le jeune pirate ne lui était plus d’aucune utilité.

— Leia… souffla Elendio.

La jeune femme recula à mesure que son capitaine avançait vers elle.

— Tu pues, remarqua-t-elle.

N’écoutant pas les paroles de Leia Pendleton, Elendio Nelson s’empara violemment de son bras pour l’attirer vers lui.

— On doit parler, ordonna-t-il sévèrement. Restez ici, on vous rejoindra.

Lorsqu’ils furent partis, Mauwda et Aspiri soufflèrent bruyamment.

— Eh bien, dis donc, quelles tensions, dirent-ils en chœur, espérant apporter de la légèreté, mais Loca ne leur répondit pas, trop occupé à regarder Leia s’éloigner.

Pendant ce temps, la jeune femme était assise avec ses deux compagnons. Elle ne savait pas qui était Loca Monridone, et même si cet homme l’avait protégée lorsqu’elle était bébé, jamais elle n’avait connu la vie impériale. Leia n’avait aucun attachement à sa famille biologique : elle restait avant tout une pirate.

— On a déjà eu cette conversation, commença Merinlt, l’air grave. Je pensais que c’était clair.

— C’était clair pour vous deux, se justifia Leia. Je n’ai aucune envie de devenir l’impératrice d’un empire. Vous connaissez toutes les responsabilités d’un empereur. Il doit penser à tout et vouer sa vie à son empire. C’est pareil pour un roi. Moi, je veux profiter de ma vie et penser avant tout à moi et à mon bonheur. Je n’ai pas que ça à faire.

Elendio Nelson posa une main sur l’épaule de Leia après s’être complètement essuyé. Il avait perdu son air d’enfant pour devenir plus sérieux.

— Leia, je t’en prie, dit-il doucement. Si ce n’est pas pour ton peuple, fais-le pour moi.

Le jeune homme afficha son plus beau sourire, mais il ne toucha pas la jeune femme.

— Pour toi ? Alors ça, jamais, répondit Leia en repoussant la main d’Elendio. Il était trop mouillé pour qu’il ose la toucher.

Son sourire s’effaça pour laisser place à une expression plus grave. Il s’empara ensuite des mains de Leia.

— Mon peuple est en danger. Vich-Tori vit constamment dans la peur de se faire envahir par Formana. S’il pouvait bénéficier de la protection d’un empire aussi puissant, alors je pourrais dormir paisiblement. Je t’en prie…

Il sera plus fermement les mains de Leia Pendleton sans remarquer que ses joues avaient rosi. Le moindre contact physique pouvait la faire rougir.

— Moi aussi, je veux vivre paisiblement, répondit-elle en pensant à la vie qu’elle aurait pu avoir avec Owen Pendleton si elle ne l’avait pas tué.

— Je comprends que ce soit dur, la rassura Merinlt en s’approchant d’elle. Mais des milliers de personnes souffrent dans ce monde. Des personnes que tu pourrais sauver. Et tu ne seras pas seule, on sera à tes côtés.

Elendio acquiesça frénétiquement, puis prit la tête de Leia Pendleton entre ses mains.

— Je te le promets, dit-il en posant son front contre celui de la jeune femme, qui n’osa pas prononcer un mot. Et puis, là, maintenant, on a besoin de Loca Monridone et de ses compagnons.

Merinlt Doigt-de-Métal et Leia Pendleton échangèrent un regard interrogateur. Ils craignaient la réponse de leur capitaine.

Elendio se sentit soudain gêné et lâcha la tête de Leia. Il ne savait comment leur annoncer la vérité.

— Disons que… hésita-t-il en passant sa main dans ses cheveux, comme il en avait l’habitude.

Leia et Merinlt eurent encore plus peur.

— Bill Forjland et moi allons, nous affronter pour savoir qui va récupérer Aisha Mamaka, et le gagnant sera aussi en possession de la Reine Noire.

Le mouvement fut d’une telle rapidité que personne ne le remarqua. La joue d’Elendio Nelson s’enflamma tandis que Leia Pendleton gardait sa main droite tendue. Puis, elle s’empara du col du jeune homme et le secoua dans tous les sens.

— Mais quel idiot m’a mis sur ton chemin ! cria-t-elle en continuant de le secouer. Pauvre imbécile, le pire capitaine du monde ! Même pas plus intelligent qu’une huître ! Mais de qui tiens-tu cette intelligence ? Ton père est un gouffre de savoir à côté de toi ! C’est de ta mère que tu tiens ton cerveau pas plus grand qu’un grain de riz ?

— Je t’interdis d’insulter ma mère ! répliqua Elendio. C’est toi qui es beaucoup trop bête pour ne pas comprendre mon intelligence !

— Ah ouais ?! J’attends que tu me le prouves, espèce de sale…

Merinlt Doigt-de-Métal profita de leur cinquantième dispute pour se faufiler vers la cour tandis qu’ils étaient à moitié en train de se battre. Le nain était d’accord avec Leia : Elendio avait mal agi. Mais il était trop tard pour se plaindre.

Le groupe de Loca Monridone était toujours assis, silencieux, en train d’attendre. À la vue de Merinlt, tous se redressèrent.

— Leia est d’accord, dit-il sans être sûr de sa réponse. Mais si vous voulez nous rejoindre, vous devrez nous prouver votre valeur.

— Oui, je comprends, répondit Loca, heureux, en lui serrant la main.

Pendant ce temps, derrière, Aspiri et Mauwda ne comprenaient pas la situation. Sans qu’ils aient pu dire le moindre mot, ils avaient été entraînés dans un équipage pirate bancal avec de parfaits inconnus. Tous deux pensèrent qu’ils auraient préféré qu’on leur demande leur avis avant de décider de quoi que ce soit sur leur avenir.

Sortie de la ville des pirates, Helmtown devenait un endroit plus chaleureux, avec de petites maisons espacées les unes des autres. Bill Forjland empruntait l’un des nombreux chemins pavés, suivi de près par Aisha Mamaka. La jeune femme appréciait cet endroit, qui contrastait totalement avec la ville. Ces petites maisons, qui se ressemblaient toutes plus ou moins, étaient habitées par de vieux fermiers qui discutaient de leurs bêtes.

— Quel est cet endroit ? demanda Aisha en s’approchant de Bill.

— D’anciens criminels qui ont décidé de mener une vie à peu près normale, répondit le pirate en haussant les épaules.

Aisha avait du mal à imaginer ces personnes être des criminels. Bien au contraire.

— Ah, mais c’est le petit Bill, remarqua une vieille dame occupée à son potager. Que viens-tu faire ici ?

— Je vais voir le vieux croûton, répondit-il avec un grand sourire.

« C’est vrai qu’il peut être beau quand il veut », songea Aisha en le regardant saluer toutes les personnes qu’il croisait. Bill Forjland marchait devant elle, droit et fier, tandis que ses cheveux bruns en épis virevoltaient dans le vent.

Après une longue marche, le pirate s’arrêta enfin devant une petite maison au bord de l’effondrement. Malgré cela, Bill Forjland toqua à la porte, espérant que quelqu’un vienne lui ouvrir. De l’intérieur, des bruits de casseroles et d’objets tombant se firent entendre.

— Merde, entendirent Aisha et Bill.

Puis la porte s’ouvrit en manquant de tomber. Un vieil homme à la longue barbe brune apparut. La moitié de son visage était cachée par une grande touffe chevelue, tandis que son corps bossu formait un angle droit. Il regarda fixement ses deux invités.

— Tiens, Bill, tu m’as ramené une putain, merci, dit-il en les laissant entrer chez lui.

Aisha Mamaka fixa le pirate dans l’espoir de trouver son soutien, mais à la place, l’homme haussa simplement les épaules. Il avait l’habitude d’entendre cet ancien chasseur de primes parler de cette manière à toutes les personnes qu’il croisait.

— Aisha n’est pas une putain, elle est un membre à part entière de mon équipage, remarqua le pirate en cherchant un espace dans lequel s’installer.

La maison du vieux Zain Olko était un lieu où il était impossible de circuler. De nombreuses vieilles bricoles étaient posées dans chaque recoin sans jamais être nettoyées. C’était pourquoi une odeur insupportable émanait de cette demeure, tandis que de nombreux insectes en avaient fait leur repaire.

Aisha et Bill ne purent s’empêcher d’arrêter leur respiration.

— Si tu ne me rapportes pas de putains, alors pourquoi es-tu là ? grogna le chasseur de primes en cherchant du rhum au milieu de toutes ces bouteilles vides.

Bill Forjland s’adossa au premier mur qu’il vit pour expliquer la véritable raison de sa présence.

— Tu te souviens du vieux trident caché au fond des océans d’Helmtown ? Je sais que tu l’as trouvé. Tu ne voudrais pas me dire où tu l’as mis ?

Zain Olko cracha aux pieds de Bill. Le vieux chasseur de primes n’avait jamais apprécié ce pirate qui venait le voir uniquement pour des services. Lorsque Bill Forjland s’était lancé dans la piraterie, il avait passé des années à le traquer, et c’était ce qui avait entraîné sa chute.

Voyant que le vieil homme n’était pas près de lui répondre, Bill sortit une bourse d’or qu’il agita devant Zain Olko. L’ancien chasseur de primes tenta de s’en emparer, mais le pirate la leva assez haut pour l’en empêcher.

— Alors, tu sais quelque chose ? répéta-t-il.

— C’est le vieux marin qui gère le port qui avait le trident, grogna le chasseur de primes. Enfin, c’est à lui que je l’ai laissé quand j’ai pris ma retraite. Je n’en sais pas plus.

Bill jeta la moitié de l’or contenu dans la bourse par terre, tandis que Zain Olko se précipitait dessus, ne manquant pas la moindre pièce.

— Tu aurais pu lui donner plus, commenta Aisha en sortant de la maison.

— Cette vieille peau est capable de mentir, répondit Bill sans prêter attention à la jeune femme.

Aisha Mamaka était bien heureuse de quitter cette demeure. L’odeur était telle qu’elle se demandait si elle allait en sortir vivante. Bill Forjland partageait le même sentiment.

Ses visites chez Zain Olko étaient rares, mais cela l’arrangeait. L’homme n’avait toujours pas oublié le coup monté contre lui alors qu’il avait enfin décidé de lui faire confiance. Non, ça, il ne l’oublierait jamais. L’image de Rico Horminder assassinant sa bien-aimée enceinte de son enfant après l’avoir violée, avec la complicité de ce vieux chasseur de primes, s’empara de son esprit.

Aisha remarqua que le corps de l’homme s’était crispé et que son visage était devenu plus sévère. La jeune femme n’osa pas prononcer un mot, sentant qu’en cet instant, elle était de trop.

Merinlt Doigt-de-Métal et Loca Monridone s’étaient installés à l’écart dans le Kraken afin de parler entre « personnes matures », laissant les plus jeunes entre eux. Mauwda Zirhmon sirotait son premier verre de rhum, qu’il trouva fort mauvais, tandis qu’Aspiri Laguamente racontait son histoire à Leia Pendleton et Elendio Nelson.

— N’empêche qu’ils ont été durs de te bannir comme ça, commenta Elendio lorsque le Méritinits eut fini.

Aspiri posa sa tête entre ses mains, espérant récupérer le verre de Mauwda, encore plein.

— Au fond de moi, je suis heureux, remarqua-t-il. Je ne me suis jamais senti à ma place à Lismatve, j’étais beaucoup trop différent, et tout le monde me le faisait remarquer. J’espère qu’ici, je pourrai être moi-même.

— N’espère pas trop, intervint Leia, qui était restée silencieuse pendant toute l’histoire. Les gens sont capables de discriminer d’autres hommes pour une couleur de peau différente, alors je ne te parle même pas des Méritinits…

— Toi, on voit que tu sais mettre l’ambiance, ironisa Mauwda en levant enfin la tête.

La jeune femme le toisa du regard. Ce garçon n’avait pas à parler ainsi d’elle. À force de se défier du regard, Mauwda esquissa un sourire moqueur.

— Je te conseillerais de faire attention à ta langue, siffla Leia Pendleton.

— Que pourrait bien me faire une femme comme toi ?

Le poids des tensions pesait sur Elendio et Aspiri. Tous deux avaient espéré discuter paisiblement avec des personnes de leur âge, mais Leia et Mauwda ne semblaient pas partager cette idée.

— Écoutez tous les deux, tenta de calmer Elendio. Nous risquons de passer beaucoup de temps ensemble si nous faisons partie du même équipage, alors il faudra bien s’entendre avec tout le monde.

Leia et Mauwda ne réagirent pas aux paroles d’Elendio, trop occupés à se jauger. La jeune femme n’avait aucune intention de passer sa vie avec un garçon aussi insolent que lui.

— Je n’ai jamais dit que je comptais rejoindre votre équipage, lança Mauwda. Peut-être que Loca et Aspiri veulent vous suivre, mais moi, ce n’est pas mon objectif. Je suis quand même l’élu de la prophétie, tant de monde compte sur moi.

— Quelle prophétie ? demandèrent Leia et Elendio en chœur, intrigués.

— Celle des Neuf Lunes, répondit Aspiri à la place de Mauwda.

Elendio et Leia ne voyaient toujours pas de quoi il parlait. Jamais ils n’avaient entendu parler d’une telle prophétie. Devant leur incompréhension, Mauwda précisa :

— À Tchaïkhiva, on raconte que neuf personnes — dont un Méritinits et un nain — se rassembleront pour brûler Stilrion et créer l’ère des Hommes. Je suis l’un d’entre eux.

Le garçon arborait un sourire fier. Leia Pendleton sentit ses yeux s’écarquiller. Comment ça, Stilrion allait brûler ?

— Alors, je devrais t’éliminer sur-le-champ, déclara-t-elle en sortant un poignard de sa poche.

Mauwda Zirhmon recula, apeuré. Certes, il aimait l’idée que des gens comptent sur lui, mais il ne se sentait pas capable de détruire une ville entière. Nahima Sadire avait toujours été contre cette idée : des innocents ne pouvaient pas être sacrifiés. Mais elle n’était plus là, et ses paroles n’avaient plus de sens, puisqu’elle l’avait abandonné.

Depuis, Mauwda était tiraillé entre son destin et l’envie d’honorer la mémoire de celle qu’il avait aimée autrefois. Pour ne rien arranger, il avait l’impression que le peuple s’était trompé sur son compte. Il était beaucoup trop faible. Même s’il se donnait des airs de garçon insolent, sûr de lui et sans peur, au fond, il était terrifié.

Voyant que les tensions montaient dangereusement, Aspiri Laguamente décida d’intervenir.

— Viens, Mauwda, allons voir les plaines de Helmtown.

La proposition du Méritinits surprit tout le monde à la table, mais personne ne dit mot. Elendio Nelson commençait à apprécier cette créature. Finalement, elle lui ressemblait plus qu’il ne l’avait cru. Aspiri aussi s’était toujours senti différent et jugé. Réaliser qu’il n’était pas seul dans ce cas rassura Elendio.

Le jeune capitaine voulait, lui aussi, trouver sa place dans ce monde. À Vich-Tori, il n’avait jamais pu l’obtenir. Il était beaucoup trop différent. Elendio s’était alors donné pour mission de prouver sa valeur aux yeux du monde.

— Bon, on va ! affirma Aspiri, sûr de lui.

Il tira sur la manche de Mauwda avant de finir le verre du garçon, puis partit fièrement vers la sortie.

— Cette sale créature est partie en nous laissant son dû, remarqua Leia, au bord de l’explosion.

Elendio, voyant l’urgence de la situation, se rapprocha d’elle et posa une main sur son épaule. Il tentait d’être le plus chaleureux possible.

— Ce n’est que de l’argent. De simples petites pièces.

Les paroles d’Elendio n’avaient pas arrangé la situation. Leia se leva brusquement en sortant un pistolet de sa robe.

— Je vais me les faire, ces sales cons ! cria-t-elle.

— Tiens, je paie tout, fit le jeune homme en déposant tous ses derniers rougols sur la table.

Voyant qu’elle n’avait plus rien à régler, la jeune femme se rassit, plus sereine.

— C’est étrange, pensa-t-elle à voix haute. Tu es beaucoup plus calme que d’habitude.

Elendio Nelson passa une main dans ses cheveux et détourna le regard. Il espérait que personne ne devinerait qu’il était frustré. Mais Leia l’avait déjà remarqué depuis longtemps.

— Il t’arrive quoi ? demanda-t-elle.

— C’est juste que, ces derniers temps, je passe mon temps à me faire humilier.

Elendio ne s’était toujours pas remis de son humiliation face à Bill Forjland la veille. Sans cesse, il se répétait qu’il était beaucoup trop faible.

— Bill Forjland est un pirate aguerri, expliqua Leia doucement. Des rookies comme toi, il a dû en croiser un tas. C’est un homme fort, grand et expérimenté comparé à toi…

— Tu es censée me rassurer, là ?

Remonter le moral n’avait jamais été le point fort de Leia Pendleton. Sentant le malaise peser sur eux, elle décida de changer de sujet, tandis qu’un sourire malicieux se dessinait sur son visage.

— Sinon, Aisha Mamaka, tu l’aimes bien ?

Les joues d’Elendio devinrent soudainement écarlates.

— N-non, balbutia-t-il. Il est vrai qu’elle est jolie. Même très jolie… mais je n’ai jamais envisagé la moindre relation entre elle et moi. Ah non, ça, pas du tout. De toute façon, je ne lui plais pas.

Elendio Nelson était en train de paniquer tandis que Leia Pendleton le fixait en rigolant. Elle le trouvait mignon lorsqu’il était gêné.

— C’est bon, je te charrie, dit-elle. Tu me fais penser à ton père quand il parlait de sa femme.

Ce fut au tour d’Elendio de la fixer. Leia évoquait très rarement Braden Nelson. Elle disait que parler de cet homme lui rappelait une partie de sa vie qu’elle espérait oublier.

— Nous y arriverons, affirma Elendio, déterminé.

Leia le regarda, n’osant pas prononcer un mot.

— Ensemble, nous tuerons John Canterbelt, continua-t-il. Je te le promets.

— Ne dis pas des paroles en l’air, dit la jeune femme, la gorge serrée. Traquer John Canterbelt te fera perdre tout ce que tu as.

Elendio Nelson pouvait voir toute la souffrance de Leia dans ses yeux. La jeune femme n’avait jamais voulu lui parler de son passé. Ni à lui, ni à qui que ce soit. Mais il n’était pas assez bête pour ignorer que ce qu’elle avait vécu était pire que l’horreur. Cependant, une part de Leia Pendleton était toujours sur la plage de Carganove. Et cela, Elendio le savait. Mais il était prêt à tout pour la sortir de là.

— Je te promets que je te sortirai de là.

Le port d’Helmtown était constitué de deux parties : l'une, le port principal, où tous les navires pirates s’amarraient ; l'autre, connu seulement des plus anciens habitants, n’accueillait que de petites embarcations destinées aux personnes cherchant à fuir.

C’était en ces lieux que travaillaient le vieux Jack Corne et sa femme, Elizabeth Corne. Le couple habitait une mignonne petite maison recouverte de fleurs soigneusement entretenues par Madame. Pendant ce temps, Monsieur s’occupait de sa ferme. Perchée au sommet d’une falaise, leur maison leur offrait une vue imprenable sur la mer et leur permettait d’apercevoir les bateaux à l’horizon.

C’est par cet endroit que Bill Forjland découvrit pour la première fois l’île d’Helmtown. À l’époque, encore jeune, il était animé par un esprit d’aventure — qu’il possédait toujours. Jack et Elizabeth Corne l’avaient recueilli, nourri et blanchi. En apprenant son but, le couple décida de lui enseigner les bases de la piraterie, et pour cela, Bill leur resta éternellement reconnaissant. Jack et Elizabeth étaient sûrement devenus de vieilles personnes… Il ne les avait pas vus depuis longtemps.

Pourtant, plus il approchait de leur maison, plus il reconnaissait son odeur si familière. Une senteur chaleureuse et accueillante. Le pirate accourut vers eux, tandis qu’il apercevait le corps vieilli d’Elizabeth Corne.

Il fallut quelques instants à la vieille femme pour remarquer Bill ; sa vue avait considérablement baissé avec les années. Lorsqu’elle le reconnut enfin, elle laissa tomber son panier et se précipita vers lui, le cœur empli de joie.

— Je ne m’attendais pas à te voir ici, affirma-t-elle d’une voix brisée.

Les cheveux d’Elizabeth étaient désormais gris et sa peau tachetée par la vieillesse. Sa bouche s’était amincie avec le temps, mais elle n’avait rien perdu de sa splendeur.

— Moi non plus, mais il fallait que je vous voie, dit Bill en embrassant Elizabeth comme elle avait l’habitude de le faire.

— Oh ! Mais qui est cette jolie jeune femme qui t’accompagne ? demanda-t-elle en se tournant vers Aisha.

Bill Forjland avait presque oublié qu’Aisha Mamaka était là. La jeune femme n’avait pas prononcé un mot depuis leur départ de la demeure de Zain Olko.

— Je m’appelle Aisha Mamaka, enchantée, répondit-elle.

À son tour, elle embrassa la vieille femme, tentant d’éviter sa bouche humide.

— Oh, quelle charmante jeune fille ! Tu devrais prendre exemple sur elle, Bill. Mais venez, entrez, Jack est à l’intérieur.

Elizabeth Corne avait toujours eu l’habitude de faire des remarques à Bill, même après des années sans se voir. Si cela agaçait parfois le pirate, il ne lui en tenait jamais rigueur, car au fond, il savait qu’elle avait raison.

La maison n’avait rien d’exceptionnel. Elle ressemblait à n’importe quelle demeure familiale. Jack Corne était installé dans son fauteuil habituel, plongé dans la lecture de son journal. Bill avait l’impression que, en dehors de son travail, c’était la seule activité que l’homme appréciait vraiment.

— Devine qui vient nous voir, mon chéri, lança Elizabeth en laissant entrer Bill et Aisha.

Jack tourna lentement la tête vers l’entrée. Il observa longuement les nouveaux arrivants en plissant les yeux. Puis, ses orbites s’agrandirent tandis qu’un sourire ridicule se dessinait sur son visage. Lui aussi avait vieilli.

— Bill ! cria Jack d’une voix brisée.

Le vieil homme se leva avec peine, tentant d’atteindre le plus rapidement possible son ancien protégé. Sa femme l’aida à se déplacer.

— Viens, viens t’asseoir, proposa-t-il.

Aisha Mamaka avait l’impression que sa présence était insignifiante. Bill Forjland était au centre de l’attention. Il lui fallait absolument s’imposer.

— Bonjour, je suis…

Personne ne l’écoutait. Bill était déjà assis, en pleine conversation avec Jack Corne.

— Du thé, mademoiselle ? proposa Elizabeth Corne.

— Merci.

Aisha s’empara d’une tasse et s’installa dans un coin, silencieuse. Elle écoutait la discussion entre Jack et Bill en repensant aux conversations qu’elle avait eues avec son père lorsqu’elle était enfant. Elle se surprit à regretter ces moments et à désirer revoir cet homme. Pourtant, elle effaça rapidement cette idée de son esprit. Kolko Mamaka l’avait abandonnée à ce vieux Konto Chawni, en échange d’argent. Il ne méritait pas sa compassion.

— Mais dis-moi, Bill, tu n’es pas venu ici juste pour me raconter tes aventures, conclut Jack Corne.

— Non, en effet.

— Alors, pourquoi es-tu là ? s’enquit Elizabeth Corne.

Bill croisa le regard d’Aisha. C’était pour elle qu’il était ici. Et, en y repensant, il trouva cela stupide. Aisha Mamaka était une femme qu’il connaissait à peine et qui s’était toujours montrée exécrable envers lui. Elle n’avait d’yeux que pour Elendio Nelson. Cependant, sans comprendre pourquoi, il voulait rester auprès d’elle. Bill avait besoin d’une présence féminine forte dans son équipage, et Aisha cochait toutes les cases.

— Pour le trident, répondit-il.

— Tu veux parler de Triton ? Pourquoi ?

La vieille femme connaissait déjà la réponse. Bill Forjland était un pirate.

— Je suis à la recherche d’une arme assez puissante pour rivaliser avec les grands de ce monde. Pouvoir fendre la mer en deux me donnerait une force considérable.

— Tu sais très bien que Triton n’est qu’un simple trident, remarqua Jack.

— Oui…

Non. Bill se sentit soudainement idiot d’avoir toujours cru que ce trident était magique. Il ne lui servirait à rien contre les pouvoirs de Leia Pendleton et la force du nain. Il surprit Aisha en train de retenir un rire. La honte…

— Il est vrai que je ne me suis jamais servi de cette arme, admit le vieil homme, mais je préfère qu’elle reste inutilisable.

— Comment ça ?! s’exclama Bill.

— Triton est réservé à une personne qui ne le veut pas.

— Alors, je ne le veux pas, répliqua le pirate.

— Ça ne marche pas comme ça, Bill. Même si ce trident ne possède aucun pouvoir magique, il reste une arme puissante qui, entre de mauvaises mains, pourrait devenir dangereuse.

Jack fit une pause en remarquant la déception sur le visage du jeune homme.

— Bon… Pour toi, je suis prêt à faire une exception.

Le visage de Bill s’illumina.

— Mais pour cela, tu devras me prouver ta valeur. Seul un véritable guerrier des mers peut s’octroyer le droit de posséder Triton.

Le pirate fixa Jack, déterminé. Il était prêt à affronter le moindre danger pour obtenir ce qu’il désirait. Oh, ça oui ! Bill Forjland pouvait être bien des choses, mais lâche, il ne l’était pas.

Bill Forjland pouvait passer des journées entières à admirer l’horizon. Le bleu de l’eau était la plus belle chose que le pirate pouvait contempler en ce monde. La crique où Jack et Elizabeth Corne les avaient conduits n’échappait pas à cette règle. C’était un lieu parfaitement paisible qu’aucun habitant d’Helmtown ne connaissait.

— Plonge, et tu trouveras Triton, dit le vieil homme en s’asseyant.

Bill examina l’eau, qui paraissait profonde. Cette mer regorgeait de poissons, dont certains pouvaient être dangereux.

— Tu abandonnes finalement ? demanda Jack.

— Bien sûr que non, répondit le pirate.

— Alors dépêche-toi.

Il ne fallait pas le répéter deux fois pour que Bill exécute un ordre.

— Prends soin de mes affaires, ordonna-t-il à Aisha.

L’homme se déshabilla en partie, révélant ses nombreux tatouages, chacun racontant une de ses aventures. Sur son dos nu et musclé, Aisha Mamaka remarqua la trace d’une brûlure, formant un dessin qu’elle ne parvenait pas à identifier.

Bill Forjland sauta dans l’eau avec aisance, à croire qu’il était un poisson, avant de disparaître sous la surface. La jeune femme s’assit, ses vêtements entre les bras, et se mit à admirer, à son tour, la sérénité de l’océan. « C’est drôlement beau », pensa-t-elle.

Sous les eaux, Bill s’enfonçait dans les profondeurs, qui devenaient de plus en plus sombres. Même s’il avait une grande capacité d’apnée, elle ne lui permettait de tenir que quelques minutes. Il devait se dépêcher de récupérer le trident.

Les animaux marins s’approchaient de plus en plus de lui, entravant sa progression. L’eau devenait obscure, tandis que la vie aquatique se faisait plus dense. Certes, la mer était son élément, mais Bill Forjland était fait pour vivre à la surface, non dans les abysses. Ce monde n’était pas encore le sien. Sous l’eau, il n’était qu’un étranger.

Après quelques minutes qui lui semblaient des heures, il aperçut enfin le trident. Triton était enfoncé dans un rocher et recouvert de moisissures marines. Malgré cela, l’arme paraissait avoir conservé toute sa prestance d’antan. Une telle merveille ne pouvait rester cachée dans les profondeurs.

Bill Forjland agrippa le trident de ses deux mains et tenta de l’extraire du rocher. L’arme pesait une tonne. Cela allait lui prendre trop de temps. Soudain, deux orbites apparurent devant lui. Une créature marine l’avait repéré bien avant qu’il ne plonge. Le pirate s’efforça d’arracher Triton tandis que la bête fonçait sur lui, détruisant le rocher dans un fracas silencieux. Désormais, le trident flottait librement dans l’eau.

Bill nagea aussi vite qu’il le pouvait vers l’arme, tandis que la créature, sonnée, restait immobile. Heureusement pour lui, elle n’était pas très intelligente. Il s’empara du trident et se laissa remonter à la surface.

Lorsqu’il émergea enfin, Aisha se précipita pour l’aider à sortir de l’eau. Les yeux de Jack Corne s’écarquillèrent en voyant le trident entre les mains du pirate. Il n’aurait jamais cru qu’il réussirait. Pourtant, Elizabeth Corne l’en avait toujours persuadé.

— Tu peux le garder, dit le vieil homme en s’éloignant avec sa femme.

Bill les salua puis reporta son attention sur Aisha, qui l’aidait à s’essuyer. Ses cheveux mi-longs dégoulinaient sur le sol.

— Je ne suis pas sûr qu’Elendio Nelson soit capable de faire ça, dit-il en se rhabillant.

— Elendio n’a pas grandi dans l’océan comme toi, répliqua-t-elle.

Aisha Mamaka ne put s’empêcher de comparer le trident de Bill à sa propre lance, posée juste à côté. Certes, sa lance avait une certaine noblesse, mais face au trident, elle ne portait pas le poids des histoires que l’arme légendaire renfermait. Peut-être qu’un jour, elle aussi aurait une arme chargée d’histoire.

— Comment utilise-t-on un trident ? demanda-t-elle, n’ayant jamais manié une telle arme.

— De la même manière qu’une lance, répondit Bill, moqueur.

— Qu’est-ce que je t’ai dit sur le fait de te moquer de moi ?

— Pardon…

Mais Bill Forjland n’avait pas l’air sincère. Il aimait taquiner les jolies jeunes femmes.

Il fixa Triton. Même lui avait du mal à réaliser ce qu’il venait d’accomplir. Toute sa vie, il s’était battu avec des pistolets ou des épées. Les armes comme le trident et la lance n’étaient pas son domaine de prédilection.

— Dis-moi, Aisha…

— Mmh ?

La jeune femme fixait toujours le trident, sans remarquer que Bill rougissait légèrement.

— Tu pourrais m’apprendre à l’utiliser ?

Un large sourire se dessina sur le visage d’Aisha. À cet instant, Bill ne put s’empêcher d’admirer sa beauté.

— Non, répondit-elle froidement.

Elle se leva brusquement, suivie du pirate. Pour Bill, une chose était certaine : il devait absolument vaincre Elendio Nelson pour pouvoir vivre davantage de moments comme celui-ci avec Aisha Mamaka.

— Es-tu vraiment sûre de vouloir rejoindre leur équipage ? demanda Mauwda Zirhmon à Aspiri Laguamente, assis à l’une des places.

Le Méritinits observa l’endroit, débordant de vie.

— J’aime ce monde de pirates, répondit-il. Ici, tout le monde est libre de faire ce qu’il veut, sans se soucier du regard des autres.

Mauwda ne savait plus que dire. Il était vrai que le garçon avait toujours rêvé de parcourir le monde, mais pas en tant que criminel. Pourtant, Mauwda ne voulait pas se retrouver tout seul. Il avait besoin d’Aspiri.

— Ah, vous voilà enfin ! les interpela une voix grave.

Merinlt Doigt-de-Métal venait de les rejoindre, seul.

— Vous avez réussi à mettre Leia en rogne, vous le savez ? poursuivit-il.

— Ouais, désolé, répondit Aspiri sans montrer le moindre signe de remords.

Le nain s’assit avec eux à la table sans prêter attention aux regards intrigués des passants. Jamais on n’avait vu de nains à Helmtown, ni même de Méritinits.

— Alors, vous comptez faire quoi ? demanda-t-il.

— Moi, j’aimerais bien me joindre à vous. Mais pour Mauwda…

Le garçon évita le regard d’Aspiri. Ce Méritinits était son ami, son mentor. C’était lui qui lui apprenait à se battre dans un monde dans lequel seul le plus fort pouvait régner en maître. Loca Monridone avait, lui aussi, participé à cet entraînement.

— Fais comme tu veux, Mauwda, dit Merinlt. Tu peux partir, on ne s’occupera plus de toi.

Mauwda Zirhmon était plongé dans ses pensées. Depuis qu’il avait rencontré le groupe d’Elendio Nelson, il ne cessait de songer à la prophétie. Neuf lunes, dont un Méritinits et un nain. L’équipage en formation comptait ces deux créatures, et l’héritière légitime de Drakonia en faisait partie. S’ils étaient bien les véritables neuf lunes, cela signifiait, pour Mauwda, qu’il devait les rejoindre.

— Tu repenses à la prophétie ? demanda Merinlt, intrigué.

— Comment ne pas y penser lorsqu’on a été bercé là-dedans…

Merinlt comprenait les hésitations de Mauwda. Devenir un pirate, c’était risquer sa vie à chaque instant. Ce monde était complètement inconnu pour ce jeune garçon. Le nain lui-même regrettait d’être monté sur la Reine Noire. Lui qui était destiné à devenir le futur chef de Bermark… Il savait qu’il était la honte de son pays. Mais cela ne servait à rien de se plaindre. Merinlt Doigt-de-Métal comptait bien retrouver son honneur perdu à la mort d’Eidra et prouver sa valeur au monde entier en remettant Leia Toladriam sur le trône.

— Après, c’est plutôt stylé d’être l’élu d’une prophétie, intervint Aspiri fièrement.

— Mais cela signifie qu’on n’est pas les maîtres de notre destin, le contredit Mauwda.

Le Méritinits n’avait jamais envisagé cette idée d’être l’esclave d’une prédiction. S’il faisait vraiment partie des neuf lunes, cela voulait dire qu’une partie de sa vie était déjà écrite. Aspiri ne voulait pas de cela. Il ne désirait qu’une chose : être maître de son avenir.

— Je ne suis pas d’accord, répliqua Merinlt. Ce n’est pas le destin qui dicte les actes d’un être. Ce sont les actes d’un être qui dictent son destin.

Mauwda n’avait jamais vu les choses sous cet angle. Ses pensées lui appartenaient, et ce seraient ses propres actions qui façonneraient son avenir. Peut-être que la destruction de Stilrion était quelque chose de nécessaire. Personne ne pouvait prédire l’avenir. Cela, Mauwda Zirhmon le découvrirait en temps voulu.

— Pour être franc, poursuivit le nain, je n’ai aucune envie d’être l’un des élus de cette prophétie. Devoir entraîner la chute des miens est une chose que je refuse, et je ferai tout pour protéger les nains.

— C’est vrai, tu as raison… songea Aspiri.

Le Méritinits n’avait pas pensé aux conséquences de l’ère des Hommes. Cela signifiait que son peuple était voué à disparaître. Même s’il avait été banni, Tinasvili restait son chez-lui. Sa maison, là où il avait bâti tous ses souvenirs. Qu’adviendrait-il de Tinasvili si cette prophétie venait à se réaliser ?

— Est-ce que vous pourriez me laisser un peu de temps pour réfléchir avant de décider si je rejoins la Reine Noire ? demanda Mauwda, craignant de se retrouver seul dans ce monde s’il refusait.

— Ne réfléchis pas trop longtemps, répondit Merinlt. Quand Elendio décidera de partir, on partira.

Les derniers jours du vieux marin alcoolique du port d’Helmtown furent parmi les plus étranges pour lui. Après avoir aperçu le plus beau vaisseau pirate, composé de seulement trois marins dont un nain, voilà qu’il distinguait, depuis son petit bateau de pêche, le légendaire DeadShead de Barbe Noire.

Le soleil commençait à peine à se coucher, et pourtant, la nuit était déjà tombée. Les ténèbres s’abattaient sur Helmtown. Le marin était certes ivre, mais il pouvait tout de même entendre le rire terrifiant du capitaine.

Sur le navire, qui semblait fantomatique, Barbe Noire, de son vrai nom Edward Horminder, savourait chaque pièce d’or qu’il avait récupérée.

— Touche-moi ça, ordonna-t-il à l’un de ses matelots en lui tendant une pièce d’or.

L’homme s’exécuta et caressa la pièce comme s’il découvrait une femme. Chaque membre de cet équipage était en piteux état. Certains étaient beaucoup trop gros, tandis que d’autres étaient excessivement maigres. Leurs cheveux, sales et à moitié bruns, pendaient misérablement, tandis que leur puanteur se propageait partout où ils passaient.

C’était là la caractéristique de l’équipage du DeadShead : ses membres n’avaient rien d’autre que leur capitaine. Et ils lui donneraient leur vie.

— Plus belle que la déesse de la beauté, mon capitaine, dit le matelot.

— Mais elle n’existe pas, la déesse de la beauté, idiot ! répliqua un autre.

— Bien sûr que si !

Les poings s’abattirent et une bagarre éclata sur le DeadShead, tandis que les marins pariaient sur le vainqueur. Ces affrontements n’intéressaient que très peu Edward Horminder. Seul l’or captait son attention. Et c’était pour cette raison qu’il s’était rapproché d’Helmtown.

Barbe Noire appréciait peu cette ville depuis qu’il en avait été chassé après avoir massacré tout le quartier nord. Sur cette île, il n’était qu’un simple passant, et cette idée le répugnait. Edward Horminder refusait d’être rabaissé à ce statut. Il faisait partie des plus grands pirates du monde. Il avait obtenu sa place à la table des pirates aux côtés de son jeune frère, Rico Horminder. Seul John Canterbelt osait encore lui montrer sa supériorité.

Cependant, aucun gouvernement ne reconnaissait sa valeur, malgré sa possession de la gemme noire. Il restait encore trop faible pour susciter leur intérêt. Mais cela allait changer. Barbe Noire avait découvert qui détenait le légendaire trésor de Louisse Yornan, et il comptait bien récupérer ce qui lui revenait de droit. Ce jeune Méritinits avait intérêt à se montrer coopératif.

— Vous voulez bien vous calmer ? cracha le capitaine tandis que les pirates encourageaient leur favori.

Pourtant, personne ne l’écouta. Ce ne fut que lorsqu’il s’approcha du groupe que tout le monde se tut. L’équipage du DeadShead craignait son capitaine, qui pouvait se montrer impitoyable lorsqu’il le souhaitait.

Sans un mot de plus, chacun retourna à son poste tandis que le capitaine se dirigea vers sa prisonnière.

— Es-tu sûre que c’est bien ce Méritinits qui a mon or ? demanda-t-il en s’approchant d’elle.

La femme, le visage défiguré par les blessures, tourna la tête pour éviter l’haleine fétide de Barbe Noire.

— Oui, je l’ai vu le montrer et en parler avec son compagnon lorsqu’il était sur notre navire. Un monstre comme lui, il n’y en a pas deux dans ce monde, répondit-elle d’une voix faible.

La prisonnière était épuisée. Depuis des semaines, elle était incapable de fermer l’œil. Dès qu’elle essayait, elle recevait la visite de l’un des pirates, qui s’amusait à faire d’elle ce qu’il voulait. Peut-être que, lorsqu’elle aura donné à Barbe Noire ce qu’il désirait, elle serait enfin libre.

Horminder s’empara brutalement de son visage de sa main valide. De l’autre, il le caressa avec son crochet, laissant une trace de sang.

— Que vais-je faire de toi quand j’en aurai fini ? s’interrogea-t-il sans attendre de réponse.

— Tenir votre promesse, implora la femme. Libérez-moi, comme vous me l’avez promis.

Le pirate passa une main dans sa grosse barbe noire. Il semblait réfléchir.

— Oui, je vais te rendre ta liberté.

La femme sourit, soulagée. Son calvaire était enfin terminé.

Edward Horminder s’approcha de nouveau de sa prisonnière, plongeant ses yeux dans les siens. La femme aperçut alors l’iris de son œil cicatrisé devenir complètement noir. Soudain, une vive douleur s’empara de tout son corps. Un hurlement strident s’échappa de sa bouche tandis que sa peau s’asséchait à une vitesse effrayante. Ses yeux devinrent noirs à leur tour, laissant échapper une brume de la même couleur vers le ciel. Enfin, sa chair disparut entièrement, ne laissant qu’un squelette sans vie.

— Et un soldat de plus dans mon armée, déclara Edward Horminder, fier de lui, en souriant.

Le marin ivrogne, qui avait tout vu, s’empressa de rejoindre Helmtown pour prévenir Arthur Glon de l’arrivée de Barbe Noire. L’île aux pirates allait être attaquée dans les jours à venir. Tous les guerriers sur place, ennemis ou alliés, allaient devoir s’unir pour contrer l’équipage de Barbe Noire et son armée de squelettes.

Personne n’avait jamais vu l’ivrogne du port courir aussi vite (et même courir tout court). Il était peut-être ivre, comme à son habitude, mais il savait très bien où il allait. Dans les rues d’Helmtown, chaque passant se moquait de lui et de son nez rouge, mais le marin n’y prêtait pas attention. C’était une situation d’urgence.

La nuit était tombée depuis longtemps sur l’île, mais les rues restaient animées, encore plus qu’en pleine journée. C’était la nuit qu’Helmtown vivait le plus.

Le marin percuta plusieurs personnes sur sa route, ignorant les remarques de Bill Forjland et Aisha Mamaka. Il approchait du Kraken. Ici, il pourrait trouver Arthur Glon. Lui seul était en mesure de régler la situation.

La taverne était bondée, comme toujours. La moitié des clients ronflaient sur les tables, affalés les uns sur les autres. Certains passaient des semaines en ces lieux sans jamais voir la lumière du jour. Des âmes perdues, souvent.

Le gérant n’était pas là. Il était sûrement parti se coucher. Heureusement pour l’ivrogne, il connaissait Arthur et savait où le trouver. Sa chambre se trouvait à l’étage, au fond du couloir. C’était là qu’il vivait. Mais alors qu’il s’apprêtait à monter, une serveuse l’arrêta.

— Où vas-tu comme ça ? cracha-t-elle. Je t’ai déjà dit de ne plus remettre les pieds ici.

— C-c-c’est uuurggeeent, tenta-t-il en articulant difficilement chaque mot.

L’alcool l’empêchait de parler correctement.

— Mais bien sûr... Allez, du vent.

— Mais... Barbe-Noire est ici !

Le marin savait qu’il ne pourrait pas négocier avec la serveuse. Qui croirait un vieil ivrogne ? Quelques clients encore éveillés éclatèrent de rire, réveillant ceux qui dormaient, qui se joignirent au brouhaha sans comprendre pourquoi.

Profitant de la confusion, l’ivrogne se fraya un chemin jusqu’à l’étage et rejoignit la chambre d’Arthur Glon. Dès le début du couloir, on entendait les ronflements puissants de l’homme. Le marin se précipita vers sa porte et se mit à frapper violemment.

— Arthur, c’est moi ! Ouvre, c’est urgent ! cria-t-il d’une voix irrégulière.

Un grognement se fit entendre derrière la porte. Le marin insista.

— Dépêche-toi, Arthur !!!

Des pas résonnèrent, puis la porte s’entrouvrit.

— Quoi ? grogna Arthur Glon, à moitié endormi.

L’homme détestait être réveillé en pleine nuit. À chaque fois qu’il faisait un merveilleux rêve, quelqu’un venait le gâcher. Il avait décidé que le prochain qui oserait le déranger le paierait cher.

— Bar... Barbe-Noire... Il... il est ici, balbutia le marin.

Les yeux d’Arthur Glon s’écarquillèrent. Le nom de Barbe-Noire suffisait à le maintenir éveillé. Ce pirate avait causé d’énormes ravages la dernière fois qu’il était venu. Chacune de ses apparitions était un mauvais présage.

— En es-tu sûr ? demanda Arthur, horrifié.

— O-oui…

Le marin raconta tout ce qu’il avait vu, sans reprendre son souffle. Jamais il n’avait ressenti de telles émotions.

— Merci de me prévenir, conclut Arthur. Je t’offrirai un verre quand tout sera terminé.

Arthur Glon descendit précipitamment à l’étage inférieur, tandis que le vieil ivrogne s’évanouissait, de peur ou de soulagement.

— Que tout le monde se réveille ! hurla Arthur. Réveillez-vous tous ! Toi ! (Il désigna un jeune garçon.) Va sonner l’horloge du clocher !

Le garçon obéit, tandis que les clients, encore hébétés, le regardaient sans comprendre.

Arthur Glon monta sur la table centrale pour capter leur attention. Chaque fois qu’il se perchait là, tous l’écoutaient. Les pirates savaient que c’était du sérieux.

— Mes frères, mes sœurs, commença-t-il. Aimez-vous notre île, Helmtown ?!

— OUAIS !!! acclamèrent les pirates en chœur.

— Êtes-vous prêts à vous battre pour elle ?!

— OUAIS !!!

— Alors, je veux tous les bras possibles ! Hommes, femmes, enfants, prenez les armes ! Non loin d’ici flotte le DeadShead. Les pirates de Barbe-Noire viennent nous attaquer. Nous devons protéger notre île à tout prix ! Est-ce bien clair ?!

— OUAIS !!!

Le soleil du matin commençait à se lever sur Helmtown. Tous les pirates avaient rassemblé leur équipage aux portes de la ville, tandis que certains navires formaient un barrage. Arthur Glon scrutait l’horizon, cherchant à distinguer le visage d’Edward Horminder.

L’homme était à la fois impatient et excité de revoir son ancien rival. Ce jour-là, ils allaient enfin pouvoir décider lequel des deux était le plus fort. Mais Barbe Noire possédait une gemme magique. Arthur, lui, n’en avait pas. Le tavernier savait que seul, il ne pouvait rien contre lui. Seuls des êtres dotés des mêmes pouvoirs pourraient rivaliser avec lui.

Cependant, ces personnes n’étaient même pas sur le champ de bataille, bien trop occupées à régler leurs propres problèmes sur une petite place d’Helmtown...

La tension était à son comble sur cette petite place d’Helmtown. Bill Forjland et Elendio Nelson se tenaient debout, droits, face à face. Aisha Mamaka s’était mise à l’écart, assise près de certains membres de l’équipage de la Sirène Maudite. Leia Pendleton et Merinlt Doigts-de-Métal encadraient leur capitaine, prêts à le défendre à tout moment. Derrière eux, sans se faire remarquer, Aspiri Laguamente et Loca Monridone, rejoints par Mauwda Zirhmon, observaient la scène.

— Tu es prêt à subir une nouvelle humiliation, Nelson ? se moqua Bill en brandissant son trident.

Elendio sortit à son tour son sabre de son fourreau. Cette fois-ci, il allait gagner. Le jeune capitaine posa une main sur le sol, comme il avait l’habitude de le faire avant d’entamer un combat. Tout guerrier de Vich-Tori devait s’imprégner du lieu de bataille et honorer les dieux.

— Je t’attends, répondit Elendio, déterminé.

Bill Forjland lança le combat en sautant vers Elendio, trident pointé vers son adversaire. Le jeune homme esquiva d’un pas sur le côté, son sabre claquant contre le manche de l’arme.

Son sabre décrivit une courbe rapide, cherchant à atteindre la hanche de son adversaire, mais Bill para le coup. Il riposta en frappant les pieds d’Elendio avec son trident, le faisant brièvement vaciller. Profitant de cet instant, le pirate balaya l’air avec les pointes de son arme et entailla l’avant-bras d’Elendio. Ce dernier serra les dents, ignorant la douleur.

— Penses-tu qu’Elendio a une chance de gagner ? s’inquiéta Leia, calme mais attentive.

— Pour cela, il doit mettre en pratique ce que tu lui as appris, répondit le nain sans détourner son regard de la scène.

Elendio Nelson devait gagner. La survie de l’équipage en dépendait.

Le Vich-Torien se précipita vers Bill Forjland, son sabre éclatant en un tourbillon de coups. Le capitaine para avec son trident, mais il peinait à suivre la rapidité de son adversaire. Elendio Nelson était bien plus agile. Dans un ultime mouvement, il esquiva un coup ascendant du trident et roula sous le bras de Bill. Mais ce dernier pivota juste à temps, piégeant la lame entre deux pointes de son arme.

Ils se figèrent un instant, leurs visages à quelques centimètres l’un de l’autre.

— Tu es plus doué que je ne l’aurais cru, murmura Bill.

Le sabre d’Elendio était coincé entre les pointes du trident. Il ne pouvait plus l’utiliser. Bill Forjland dégaina alors son propre sabre pour l’attaquer, mais Elendio esquiva rapidement, désormais désarmé. Il était en position de faiblesse face à la férocité de Bill sur le champ de bataille.

— Sa réputation, il ne l’a pas volée, remarqua Aisha, désespérée.

Mais Elendio Nelson n’avait pas dit son dernier mot. Il n’avait jamais été le plus grand guerrier de son village, mais il avait prouvé sa valeur à maintes reprises. Et surtout, il lui restait encore une carte à jouer.

Son regard croisa celui de Leia, qui lui adressa un signe de tête. Un sourire déterminé éclaira le visage d’Elendio. Ces longs et éprouvants entraînements avec elle allaient enfin porter leurs fruits. Il ne devait pas la décevoir.

Bill Forjland lança son trident en direction de son adversaire, qui l’esquiva de justesse avec une agilité remarquable. Le capitaine pirate en profita pour se jeter sur lui, sabre à la main. Mais Elendio para le coup avec un petit poignard sorti de nulle part, à l’apparence anodine. De cette arme émanait une brume jaune qui s’infiltrait dans chaque entaille de la lame.

Elendio Nelson avait réussi. Cette arme, il l’avait lui-même créée avec l’aide de Merinlt. Elle était apparue dans sa main par la seule force de sa pensée. Ce n’était peut-être pas grand-chose, mais pour lui, c’était suffisant.

Bill Forjland recula, surpris. Ainsi, Aisha Mamaka disait vrai. Nelson avait le pouvoir de le détrôner.

— La lame est un peu de travers, remarqua Merinlt, déçu.

— Je crois que tu en demandes trop à Elendio, répliqua Leia.

Mauwda, qui était resté en retrait, s’intéressa soudainement à la scène. Il n’avait jamais vu de véritable acte de magie. Finalement, Elendio Nelson n’était pas aussi faible qu’il le paraissait.

L’intéressé s’empara de son sabre et se remit en position face à Bill.

— Mon seul et unique objectif est de tuer John Canterbelt. Si je ne peux pas vaincre un pirate comme toi, alors je n’ai plus rien à faire dans ce monde, déclara Elendio d’une voix forte.

Aisha se pencha en avant, un sourire heureux aux lèvres. Elendio était devenu un homme.

— Tu es fort, c’est indéniable, dit Bill en souriant. Aujourd’hui, tu ne peux pas vaincre John Canterbelt. Mais demain... Peut-être que tu le pourras. Je n’ai pas l’ambition de le vaincre moi-même. Mais je veux être là quand tu le feras.

Il jeta un regard vers Aisha.

— J’ai eu beaucoup de choses, mais je ne peux pas tout avoir. Je te laisse Aisha Mamaka, mais je ne veux pas la perdre.

— Je ne comprends pas…

Elendio se tenait droit, jugeant son adversaire. Il lui manquait une partie de l’histoire. Il interrogea ses camarades du regard, mais aucun ne semblait comprendre la situation. Même les quelques membres de l’équipage de la Sirène Maudite paraissait perdus. Seuls Bill Forjland et Aisha Mamaka commençaient à saisir la vérité.

Soudain, un tir de boulet de canon retentit. La cloche de l’île se mit à sonner.

— LES PIRATES ARRIVENT ! BARBE NOIRE EST ICI !

Il ne fallut qu’une seconde à Leia Pendleton et Bill Forjland pour réagir. Tous deux s’élancèrent vers le port, là où l’attaque débutait. Tous les pirates présents avaient pour ordre de protéger Helmtown en cas d’invasion ennemie. C’était une règle connue de tous les habitués des lieux.

Merinlt Doigts-de-Métal, Loca Monridone et Elendio Nelson furent les suivants à accourir, mais Leia et Bill avaient déjà disparu. Aisha, Mauwda et Aspiri les suivirent sans vraiment comprendre.

Helmtown était attaquée. Désormais, tous les ennemis d’hier étaient devenus alliés pour défendre leur île.

Sur toute l’île, c’était le chaos. Chaque pirate se battait contre les autres, rendant impossible de deviner qui était dans quel camp. Elendio Nelson n’avait jamais connu un tel champ de bataille. Certains l’attaquaient, et il répliquait sans chercher à savoir s’ils étaient ses alliés ou non. Certains pirates n’étaient même pas humains. Une armée de squelettes avait envahi Helmtown.

Le jeune homme ne parvenait pas à retrouver ses compagnons. Seul Mauwda Zirhmon était resté à ses côtés, effrayé par la scène. Elendio fut obligé de secourir le garçon face à un squelette, qu’il brisa facilement.

— Ne reste pas là à rien faire ! grogna-t-il.

Mauwda le regarda. Il avait raison, il devait agir. Mais avec un simple poignard, il ne pouvait pas faire grand-chose.

Toute la population de la ville était heureuse que Merinlt Doigt-de-Métal soit de leur côté. Avec sa hache, Feldrock, les ennemis autour de lui étaient réduits en cendres en l’espace d’une seconde. Sans prononcer un seul mot, Aisha Mamaka et Aspiri Laguamente étaient devenus de puissants alliés, protégeant le nain pendant qu’il attaquait. La jeune femme, armée de sa lance, repoussait les ennemis tandis que le Méritinits, avec ses pistolets, couvrait leurs arrières. Pendant ce temps, Loca Monridone courait dans la foule sans chercher le combat pour protéger Leia Toladriam.

La jeune femme était avec Bill Forjland, en plein milieu du champ de bataille. Tous deux avaient rejoint Arthur Glon, qui analysait la scène. Son objectif était clair : il devait affronter Edward Horminder.

— Qu’est-ce que vous faites là, vous deux ? demanda-t-il en voyant Leia et Bill.

— Je me suis dit que le pouvoir d’une gemme pouvait t’aider, répondit la jeune femme en tentant de cacher sa crainte.

— Moi, c’est juste comme ça, ajouta le pirate.

Le regard d’Arthur Glon se fixa à nouveau sur Edward Horminder, qui riait aux éclats. Cet homme avait toujours aimé la souffrance. Il était le mal absolu.

Les muscles de Leia Pendleton tremblaient. Certes, elle savait se défendre, mais jamais elle ne s’était retrouvée face à un tel adversaire. Barbe Noire était beaucoup trop puissant comparé à elle. Bill Forjland partageait cet avis. Peut-être qu’à trois, ils auraient une chance de l’affaiblir, mais rien de plus.

Parmi ceux présents sur l’île, seul Merinlt Doigt-de-Métal avait une chance de l’emporter, mais il était occupé ailleurs.

Edward Horminder décida de passer à l’attaque. Avec son pistolet qu’il ne quittait jamais, il envoya une balle qui explosa en une matière noire devant eux. Le bras de Bill s’enflamma, le forçant à arracher sa manche. Barbe Noire était prêt à se battre.

L’homme se précipita d’abord sur Leia avec son sabre, dont une simple blessure rendait la partie touchée inutilisable. La jeune femme para de justesse grâce à sa télékinésie, tandis qu’Arthur en profita pour attaquer par-derrière. Une ombre noire vint parer l’attaque.

— Tu t’es bien ramolli, mon pauvre Arthur, ricana Edward Horminder.

— Pas assez pour être hors de combat, cracha le tavernier.

Ce fut au tour de Bill Forjland d’attaquer avec son trident, frappant violemment le sol. Le pirate ne maîtrisait pas encore cette arme. Triton risquait d’être un poids plus qu’un atout. Arthur Glon décida alors de s’en emparer, lui qui savait manier toutes sortes d’armes.

— Je te la rendrai plus tard, promit-il en voyant la moue de Bill.

— Ce n’est pas vraiment le moment pour un échange, remarqua Leia avant de se jeter sur Edward Horminder.

Barbe Noire esquiva tandis que Leia le projeta plus loin. Elle maîtrisait son pouvoir, mais pas suffisamment. Des techniques comme la téléportation ou l’énergie cosmique lui étaient encore inconnues. Ses seules capacités étaient la télékinésie et un contrôle rapide des esprits. Leia pouvait aussi se protéger avec un bouclier d’énergie, qui para une ombre lancée par Edward Horminder.

Pendant ce temps, Bill Forjland tira au pistolet sur l’ennemi, qui repoussa chaque balle avec aisance. Le plus gros défaut de ce trio était leur manque de coordination. Chacun attaquait sans faire attention aux autres, ce qui entraîna la chute simultanée de Leia et Bill. Arthur Glon comprit que cette stratégie était vouée à l’échec.

Le tavernier se rapprocha d’eux tandis que Edward Horminder était occupé avec d’autres pirates acharnés.

— J’ai une idée, affirma le tavernier. Il faut qu’on se batte ensemble si on veut avoir une chance de gagner. L’attaquer frontalement est une erreur, le coup doit venir de derrière.

— Et c’est quoi ton idée ? Parce que j’ai l’impression qu’il a des yeux derrière la tête, fit remarquer Bill Forjland.

— Leia, tu crois que tu peux le retenir avec ton pouvoir ?

La jeune femme acquiesça, bien qu’incertaine de ses capacités. Mais il fallait tout tenter.

— Très bien. Je veux qu’il se concentre entièrement sur toi, pendant que moi, je le transperce dans le dos avec le trident, et que toi…

— Douce lumière…

Bill Forjland s’était mis à chanter à tue-tête. Voyant que Leia et Arthur le regardaient comme s’ils allaient en finir avec lui, le pirate se reconcentra.

— Bref, poursuivit Arthur Glon. Pendant que Barbe Noire est occupé avec Leia et moi, je veux que tu arrives par-derrière et que tu lui tranches la tête avec ton sabre. C’est clair ?

Tous acquiescèrent, observant la bataille avec sérieux. Edward Horminder venait de se débarrasser de ses assaillants et cherchait le trio du regard.

— Hé, grosse barbe, par ici ! l’appela Leia en tentant de paraître confiante.

Sans réfléchir, Barbe Noire fonça sur la jeune femme, qui para son coup d’épée avec son propre sabre. Elle enchaîna, le projetant plus loin et lui lançant divers objets. Trop occupé à les esquiver, Horminder ne vit pas le trident qui lui était jeté. Il esquiva in extremis, mais ne put éviter une griffure au bras. Bill Forjland, en plein vol, s’apprêtait à lui trancher la tête. Cependant, le pirate fut trop réactif et protégea ses points vitaux, ne recevant qu’une balafre profonde au visage.

Barbe Noire était à genoux, au sol. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas vu son propre sang. Et s’il y avait bien une chose qu’il détestait, c’était cela. Le visage de l’homme qui lui avait infligé cette future cicatrice resterait à jamais gravé dans sa mémoire.

Mais Bill, Leia et Arthur étaient à bout de forces. Ils avaient tout donné et ne se sentaient plus capables de continuer, alors que leur ennemi se relevait déjà. Dégainant son épée, le ciel au-dessus d’eux s’assombrit. L’air était lourd et le poids du monde semblait peser sur leurs épaules.

Arthur Glon se releva à son tour. Il n’avait pas d’autre choix. Jetant le trident, il dégaina son sabre.

— Battons-nous comme au bon vieux temps ! cria-t-il.

Un rire strident sortit de la bouche du pirate. En même temps, le ciel reprit sa couleur normale. Rico Horminder se jeta sur Arthur Glon, faisant s'entrechoquer leurs deux sabres. Le bruit du métal résonnait sur la place. Les enchaînements se succédaient rapidement : un coup droit, une esquive, une tentative de planter, une parade, une riposte. Leia et Bill avaient l’impression d’assister à une danse tant les gestes étaient beaux et précis. Ces deux hommes avaient mérité leur renommée.

Pourtant, Arthur Glon avait perdu de sa superbe, et ce fut ainsi qu’il se retrouva à terre. Une balle tirée dans le dos par l’un des alliés de Barbe Noire mit fin à son combat. Lui qui voulait finir sa vie dans un duel loyal…

Son corps s’effondra, raide, face à l’homme qui avait été jadis son rival. Aucun son ne sortait de lui, aucune respiration n’était entendue.

Arthur Glon était mort.

Dans un mouvement vif, Edward Horminder tira à son tour sur le meurtrier du tavernier.

— Tu n’as même pas pu avoir une belle mort, chuchota le pirate.

Leia et Bill étaient tétanisés devant la scène. Le roi d’Helmtown venait de mourir. Par un coup dans le dos. Pas dans un combat loyal.

Arthur Glon… Ce même homme qui avait recueilli la petite Leia Pendleton et l’avait aidée. Ce même homme qui avait lancé Bill Forjland dans la piraterie.

Encore une fois, Leia Pendleton s’était sentie impuissante face à la scène. Incapable de réagir. Elle n’avait pas remarqué l’homme qui avait tiré sur le tavernier.

Elle aurait pu le sauver… Elle n’avait rien fait…

Bill partageait ce même sentiment. Lui qui était censé devenir le plus grand pirate des mers était impuissant. De nouveau impuissant face à un Horminder. Il haïssait cette famille. Ces mêmes personnes qui lui avaient pris la femme qu’il aimait par un coup dans le dos.

Enragé, Bill sauta sur Barbe Noire sans réfléchir aux conséquences. Mais il ne pouvait rien faire. Le pirate le prit par le visage et le frappa violemment contre le sol. Sonné, Forjland ne pouvait plus bouger.

Le regard de Edward Horminder se tourna vers Leia, qui comprit qu’elle serait la suivante. Malgré cela, elle se mit en position défensive. Si elle devait mourir, ce serait avec honneur. Rassemblant ses dernières forces, Leia Pendleton fit voltiger toutes les armes autour d’elle, les plantant sur son ennemi.

Barbe Noire fonça sur elle, mais il ne l’atteignit pas. Sur son chemin, le pirate rencontra la foudre de Feldrock. La hache revint entre les mains du nain qui, d’un bond, s’interposa entre Leia et Edward.

— Je te déconseille de t’en prendre à cette jeune fille. Tu sais qui elle est ? demanda Merinlt sur la défensive.

— À quoi bon ? cracha le pirate.

— Elle est Leia Pendleton.

Le visage de Barbe Noire prit une toute nouvelle expression.

— Ancienne membre de la Morsure des Mers. La protégée de John Canterbelt.

Edward Horminder baissa son arme. En même temps, il fit disparaître toute son armée de squelettes. Personne ne comprenait ce qui était en train de se passer, Leia la première. En quoi avoir fait partie de l’équipage de John Canterbelt changeait-il les choses ? Mais Barbe Noire avait déjà tourné les talons.

— Capitaine, que faites-vous ? demanda un de ses matelots.

— On s’en va, répondit-il. Leia Pendleton est ici. Personne n’est autorisé à toucher la protégée de John Canterbelt. À part si tu veux subir sa fureur.

Le dernier regard du pirate s’assombrit. Maintenant qu’il le savait, il reconnaissait cette jeune fille. Elle ressemblait à l’enfant qu’il avait rencontrée sur Carganove. Cette même petite qui avait réussi à calmer tout le champ de bataille en se blottissant dans les bras d’Owen Pendleton.

Les jeunes grandissaient et les grands vieillissaient. Pour la première fois, Edward Horminder craignit de se faire dépasser par la nouvelle génération. Il ferait tout pour conserver son règne.

Puis son regard se posa sur le Méritinits. Ce monstre, il allait le traquer et le retrouver. Cette chose l’amènerait à son trésor.

Le DeadShead disparut dans l’immensité de l’océan. Pour la première fois depuis des années, Helmtown pleurait.

Son pilier avait disparu.

Sous un ciel rouge, les navires dérivaient doucement sur une mer presque immobile. Helmtown s’était vidée. La population s’était réunie sur les ponts des navires, dont certains n’avaient jamais foulé le pont. Ce mort était un frère pour certains, un chef pour d’autres, et un tavernier pour beaucoup.

L’un des capitaines, celui qui connaissait le mieux Arthur Glon, s’avança. Dans ses mains, il tenait une bouteille de rhum qu’il leva vers le ciel.

— Aujourd’hui, nous disons adieu à un homme qui n’avait pas son pareil. Arthur Glon a vécu comme un chef et est mort comme un pirate, le sabre à la main et le feu dans les yeux. Que les profondeurs de la mer l’accueillent comme elles le feraient pour un roi.

Certaines personnes, les yeux rougis par la fatigue ou l’émotion, retenaient quelques larmes.

Deux hommes soulevèrent le hamac. À l’intérieur, le corps d’Arthur Glon avait été posé avec un boulet de canon. Une jeune mousse souffla dans une corne un son grave et mélancolique. Puis, ils basculèrent le corps par-dessus bord.

Après un moment de silence, le capitaine leva de nouveau la bouteille.

— À Arthur Glon ! cria-t-il.

Un cri s’éleva dans le groupe, tandis que la ville résonnait des cloches rendant hommage au disparu. Chacun versa une goutte dans l’eau, dans l’espoir que leur ancien compagnon puisse, lui aussi, profiter du moment. Depuis les terres alentour, la population entendait les tirs de boulets de canon exploser dans l’eau, résonnant comme une fanfare.

La fête s’installait à Helmtown : les chansons étaient entonnées pour honorer le chef disparu, et chaque table comptait un verre rempli en plus, afin qu’Arthur Glon puisse, lui aussi, profiter de la fête avec les âmes de l’île.

— Je n’ai rien pu faire, se plaignit Elendio Nelson en pleine discussion avec Aisha Mamaka.

— Personne n’a rien pu faire, le rassura la jeune femme.

Ils étaient assis dans un coin tranquille, près du port, en tête-à-tête. C’était leur première conversation depuis qu’ils s’étaient revus.

— Tu es encore jeune, Elendio, continua Aisha. Ce monde t’est encore inconnu. Un jour, tu le comprendras, et à ce moment-là, tu sauras prendre les bonnes décisions.

Elendio Nelson ne répondit pas. Sa frustration était bien trop grande. Il avait promis à Leia qu’il l’aiderait, qu’avec lui, elle serait heureuse et qu’il la sortirait de sa souffrance. Pourtant, il avait laissé une autre personne importante se faire tuer sous ses yeux. Même si Leia tentait de le dissimuler, il voyait bien la peine dans son regard.

Le Vich-Torien observa alors Leia Pendleton, qui se trouvait sur le port, au bord de l’eau, en pleine discussion avec Bill Forjland.

— La mer est tellement vaste, dit-elle sans attendre de réponse.

— Elle est la plus belle œuvre que ce monde nous ait offerte, compléta le pirate.

Ils regardèrent ensemble ce décor sans prononcer un mot, tandis que la Reine Noire flottait devant eux. Ils n’avaient pas besoin de parler. Tout avait déjà été dit.

— Je vous dérange ? demanda Mauwda Zirhmon en arrivant.

— Respirer le même air que toi me dérange déjà, grogna Bill.

Le garçon bouda, puis regarda Leia Pendleton.

— J’ai fait un choix, affirma-t-il.

Leia le fixa.

— Ce monde est bien trop dangereux pour moi. Seul, je ne survivrai pas. J’accepte de rejoindre votre équipage.
— Ce n’est pas à moi d’en décider.

Mauwda ne répondit pas à cette remarque. Pour lui, il était important que Leia Pendleton soit la première à le savoir. Cette jeune femme représentait tout ce qu’il admirait : le courage, la bonté, la liberté. Des traits qui caractérisaient à merveille Nahima Sadire. Certes, il ne désirait pas Leia, mais sa présence féminine le rassurait. Mauwda était prêt à devenir un pirate.

— Finalement, Elendio Nelson est vraiment en train de réussir à former un équipage digne de ce nom, remarqua Bill Forjland.

— Peut-être que ta présence pourrait lui donner encore plus de prestige, rigola Leia avec une touche de vérité dans ses paroles.

Bill commença à rire, mais s’arrêta net en voyant le visage sérieux de la jeune femme.

— Je t’aime bien, finalement, conclut-il. Toi aussi, petit.

Mauwda Zirhmon baissa la tête pour cacher sa gêne. Puis, tous trois reportèrent leur regard sur le paisible océan, admirant la Reine Noire telle une déesse vénérée. Un paysage dont aucun d’entre eux ne pouvait se lasser. Ce trio était certes différent, mais tous partageaient ce même désir incessant de liberté. Ce même désir qui les rendaient humains.

— Eh, vous trois, venez par ici ! les interpela Merinlt Doigt-de-Métal.

Ils rejoignirent Elendio Nelson et Aisha Mamaka, s’asseyant sur tout ce qui pouvait faire office de siège. Le nain, Aspiri Laguamente et Loca Monridone étaient aussi présents.

— Je suis obligé de venir ? demanda Bill Forjland, mal à l’aise.

Personne ne répondit. Aspiri semblait sur le point de révéler quelque chose. Il tourna lentement la tête, cherchant ses mots.

— C’est ma faute si Barbe Noire a attaqué Helmtown, réussit-il enfin à avouer.

— Comment ça ? s’exclama Leia, intriguée.

Le Méritinits raconta alors l’histoire du trésor de Louisse Yornan et l’obsession de Rico Horminder pour le trouver. Tout le monde l’écouta en silence.

— Voilà, vous savez tout, conclut-il.

Un lourd silence s’installa, jusqu’à ce que Loca le brise.

— De toute façon, le mal est fait. Le trésor de Louisse Yornan n’est plus. Et Barbe Noire a désormais Bill, Leia et Merinlt sur sa liste d’ennemis.

— Quoi qu’il en soit, j’ai donné ma parole, déclara Elendio Nelson en se penchant vers Aspiri. Je t’ai dit que tu pouvais rejoindre mon équipage, alors tu le feras.

Elendio le regardait avec détermination, un large sourire aux lèvres. Le reste du groupe sourit à son tour. Le capitaine de la Reine Noire était certes étrange, mais il savait donner de l’espoir et se faire suivre.

— Et toi, Bill ? demanda Aisha en se tournant vers le pirate. Tu comptes faire quoi ?

— Je n’en sais rien, répondit-il d’une voix sombre. J’ai appris hier que mon équipage avait presque été entièrement décimé lors de l’attaque. Et la Sirène Maudite est dans un piteux état.

— Pourquoi ne pas venir avec nous ? proposa Elendio, presque moqueur.

Bill Forjland eut un moment de recul. Il tourna la tête vers Leia, qui fit semblant de ne pas le voir. « La garce », pensa-t-il en souriant. Tous les regards étaient fixés sur lui. Tous attendaient une réponse.

Le pirate ne savait que faire. Jamais il n’avait envisagé devoir faire ce choix. Mais il devait voir la vérité en face : son équipage était mort. À part rester sur Helmtown à ne rien faire, il n’avait aucune autre solution.

Bill Forjland était un aventurier. Un guerrier des mers. Un pirate. Sa liberté, c’était le vaste océan qui la lui offrait, non une terre remplie d’ivrognes.

— Je veux bien vous donner un coup de main sur ton navire, Elendio, finit-il par dire.

Elendio Nelson se précipita vers lui, débordant de joie.

— Donc tu m’acceptes comme ton capitaine ! s’exclama-t-il.

— Alors là, je n’ai jamais dit ça ! grogna Bill en le repoussant. De toute façon, un capitaine avec un tel nom n’est pas digne de me commander.

— Comment ça ?

Elendio fronça les sourcils.

— Il est vrai que ton nom manque de prestance pour un capitaine, expliqua Merinlt avec pédagogie. Un prénom plus court te donnerait plus de charisme.

Leia Pendleton passa un bras autour des épaules d’Elendio, qui se sentait trahi par ses compagnons.

— Ne t’inquiète pas, El Nelson, un jour peut-être arriveras-tu à devenir le grand capitaine que tu espères être, se moqua-t-elle.

— Un jour, je vous ferai tous payer, grogna Elendio.

Puis, sous les rires de ses compagnons, il se mit à rire lui aussi.

La Reine Noire naviguait ainsi sur les eaux paisibles de ce monde. Au loin, Helmtown, l’île des pirates, disparaissait à l’horizon. Elendio Nelson se tenait en haut du mât, admirant le paysage. Tandis que le pavillon noire flottait dans le vent. Cette tête de mort avec sa couronne de plume était la plus grande fierté du capitaine.

Tous les membres de l’équipage avaient trouvé leur rôle. Leia Pendleton, en tant que seconde, s’occupait des plans. Aspiri Laguamente s’était passionné pour la cartographie, tandis qu’Aisha Mamaka étudiait les plantes médicinales. Merinlt Doigt-de-Métal, chargé de l’entretien du navire, expliquait le fonctionnement des canons à Mauwda Zirhmon, tandis que Loca Monridone réalisait enfin son rêve : être cuisinier. Pendant ce temps, Bill Forjland, adossé au mât, sifflait un air calme.

Douce mer, guide-nous vers la liberté

Moi qui n’es connu que la terre

Sur l’île des tempêtes, un serment a résonné,

Nous serons les maîtres des eaux déchainés

Alors hissons nos voiles, le vent est notre ami

La Reine Noire fend l’océan,

Et dans l’éternité nous serons vivants.

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