Chewing-gum (3/3)

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La nuit s’allonge sur la forêt. Des grillons perturbent le silence, joyeux, et donnent à l’été caniculaire l’un de ses rares attraits, ici, dans les sous-bois emplis de fougères. Dorian s’évente avec les pans de sa veste de costume ; il ne supporte pas la chaleur, il en a toujours souffert. Maintenant que le soleil dort, ses rayons furieux ne le cuisent plus, pourtant l’air irradie toujours de toute cette effusion thermique.

Oui, il bouillonne, l’air. À Serins, piégé entre l’asphalte et le béton, cerné par les plans d’eau éclatants, gorgé de saloperies en suspension et de gaz chauffés à blanc, l’air est carrément irrespirable, ces jours-ci. En forêt, et à Pavonis, la chaleur n’est pas la même, elle n’est pas urbaine, même si elle se traîne des saloperies, elle aussi. Elle n’est pas encastrée dans une architecture compacte, mais elle écrase à sa manière, avec toute cette végétation qui transpire, qui se vide, qui alourdit l’air, et puis qui s’assèche avec les sols.

Dorian sait qu’il y a des prairies humides, dans le coin, plus loin peut-être. Il imagine de joyeux moustiques en profiter. Mais là, c’est une clairière baignée par le soleil qu’il recherche, depuis au moins une heure. Il a eu du mal à s’orienter dans le soir tombant, du mal à refaire le chemin - Anton, en bon connaisseur des lieux, a fait du hors-piste. L’inspecteur se rend compte qu’il n’a vraiment pas pris assez de points GPS, plus tôt, et il rectifie, du mieux qu’il peut, cette erreur. Il accumule les points, et les enverra tous en une seule fois à Samia, lorsqu’il aura trouvé la cabane. Le réseau devient capricieux, aussi se dit-il qu’il atteint sûrement sa destination.

Dix minutes plus tard, la clairière se découpe difficilement devant lui, sous la faible lueur de la lune, alors à moitié pleine. Et, en effet, une cabane s’y dresse bien, à la lisière des bois, du côté opposé à celui par lequel il arrive.

Épuisé, il se voit réveillé par un léger shoot d’adrénaline ; il se met à courir, malgré ses muscles acides, essorés par la longue attente, debout devant la fenêtre d’Anton, puis la première randonnée jusqu’ici, suivie par l’immobilisme inconfortable de la 207, et son heure de perdition dans les bois. Arrivé jusqu’à la petite bâtisse en bois, peinte d’un vert foncé tout délavé, il colle son visage à une fenêtre minuscule, cogne ses phalanges contre la vitre, attend une réponse, teste la poignée, verrouillée, puis retourne inspecter les fenêtres, aidé de sa Maglite, qu’il gardait jusque-là sagement rangée, histoire de rester discret.

De ce qu’il voit de l’intérieur, la cabane est vide. Pas de Joanna Ploignel. Au moment où il s’apprête à faire une inspection de l’extérieur, il aperçoit une échelle, qui mène à une mezzanine, dont il distingue à peine le palier. Ploignel peut-elle s’y trouver ? De nouveau, il cogne contre les carreaux, hurle « POLICE, Y A QUELQU’UN ? », attend, mais rien de vient.

Pas très tranquillisé - et si la cliente de la chambre 25 était inconsciente, saucissonnée et bâillonnée sur la mezzanine ? -, il s’éloigne, éteint sa lampe torche et sort son téléphone. Il bouge dans la clairière, réussit à retrouver de la 4G, et ouvre son appli GPS.

Il est en train de marquer sa position lorsqu’un sifflement soudain le surprend, immédiatement suivi d’une douleur fulgurante à la cuisse gauche. Il gémit, perd l’équilibre, la douleur est très forte, brûlante, il lâche son téléphone dans sa chute, porte sa main à sa ceinture, agrippe son flingue, dans son étui, sans l’en sortir. Dans sa tête, tout se mélange : il se tortille par terre pour regarder sa cuisse, pense en même temps qu’il faut se mettre à couvert car il est trop exposé au milieu de la clairière, puis il aperçoit ce qui l’a atteint, et il se fige.

Une flèche dépasse, fière, de sa cuisse en feu. Merde, le chasseur est dans le coin. Là, son cerveau vrille encore un peu ; un flash malvenu, un extrait de quoi, d’un film ? Non, d’une série télé dont il a avalé le nom, un truc que Sika, son ex-femme, regardait, il y a un bout de temps déjà. L’image, c’est une flic, blonde, comme lui, en costume, comme lui, avec une flèche dans la jambe, comme lui, qui est à terre, dans la forêt, près d’une cabane, comme lui, enfin il n’est plus sûr pour la cabane, et il a un rire nerveux, il se dit je ne sors pas d’une foutue série télé, et puis il se traîne, à moitié, difficilement, sur son flanc droit, puis se souvient qu’il devrait attraper son flingue, qui est à droite, lui aussi, qui racle sur la terre sèche.

Il bascule sur le dos, personne ne vient à sa rencontre, aucune autre flèche ne siffle, et il se demande ce qu’Anton Arkitt peut bien foutre, à le laisser ainsi. Là, à deux mains, pas très performantes, tout à coup, il essaie d’extraire son bon vieux Sig Sauer, mais l’étui bloque, ou bloque-t-il vraiment ? Peut-être est-ce lui qui ne sait plus y faire, tout à coup.

Au moment où son cerveau crache Eleventh Hour, il met un temps à comprendre que c’est le titre de la série avec la flic blessée par une flèche. Alors, tandis qu’il se couche sur son ventre pour se traîner sur la terre sèche, afin d’attraper son téléphone, qu’il a lâché dans sa chute, il se dit je ne suis pas la flic blonde d’Eleventh Hour.

Sa respiration, lourde, parasite les sons qui peuvent bien lui parvenir, aussi l’irruption de son agresseur dans la clairière lui échappe. Lorsqu’une main ramasse son téléphone au moment même où Dorian y parvenait, ce dernier relève la tête. L’inspecteur se surprend à constater qu’il s’agit bien d’Anton, caressé par le pinceau lunaire, son arc, encore armé d’une flèche, calé contre son flanc gauche.

Dorian se maudit. Il voit Anton examiner son écran, ouvert sur le message qu’il s’apprêtait à envoyer à Samia, avec tous les points GPS additionnels qu’il a récoltés dans sa balade solitaire. Consciencieux, Anton manipule l’engin. Alors, le cœur cogneur, la jambe gauche comme bouffée par des flammes voraces, Dorian tente, le plus discrètement possible, de sortir son flingue de son étui. Ce dernier bloque toujours ; Anton verrouille son téléphone ; Dorian parvient à débloquer l’étui ; Anton glisse le téléphone dans une poche ; Dorian empoigne son Sig Sauer, étire son bras -

- puis il hurle, tandis que le pied d’Anton, chaussé d’une grosse godasse de randonneur, s’abat violemment sur son poignet. Lorsque l’inspecteur relève les yeux vers son agresseur, celui-ci paraît paniqué, un quart de seconde, avant de se reprendre, et de se pencher pour ramasser le Sig, lâché sur le sol.

Anton demeure silencieux.

Dorian pense que c’est la fin.

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