Chapitre 3

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Un sentiment d’incertitude m'envahit. L’école du temple de Shün m’était interdite, par conséquent, il risquait d’être très difficile de m’y faire entrer pour que j’y devienne Mage. Alors pourquoi était-ce en moi en qui Wahcka avait confiance ?

- Pourquoi ? bredouillais-je, incapable de dire quoi que ce soit d’autre.

- Écoute-moi bien. Okho ne fait ces études que pour la gloire et la fortune qu’obtiennent certains mages. Il serait très mauvais pour le royaume qu’un mage n’agisse que dans ses intérêts personnels, vois-tu. Il faut donc à tout prix éviter une telle chose. Je sais bien que tu es une fille, mais nous trouverons une solution.

Je hochai la tête en guise d’assentiment, même si je ne comprenais toujours pas la logique de Wahcka. Ma logique à moi était simple : j’étais une fille, donc c’était quasiment impossible. Point. C’est tout. Mon cerveau se mit à tourner à plein régime. Visiblement, mon professeur croyait en ma réussite. Pourtant, je ne réussissais pas certains exercices alors qu’Okho y parvenait. A moins que je ne m’améliore d’un coup, je ne voyais pas comment je pourrais réussir l’examen et pas lui. J’étais embrouillée. De toute manière, il fallait d’abord que ma situation s’arrange.

- Il faut que ce soit toi qui entres au service de l’Arbre. Tu as un vrai potentiel, crois-moi.

Une grimace se dessina sur mon visage. Pourtant, je ne parvenais toujours pas à exécuter convenablement l’exercice de la plante.

- Tu dormiras dans l’antichambre, j’irai voir ta famille demain. Termine ton infusion et va te coucher.

Les coins de ma bouche se relevèrent imperceptiblement : le sorcier avait deviné ma requête avant que je ne la lui demande. Soulagée par l’aide qu’il m’apportait, je terminai rapidement le liquide encore tiède et partis me coucher.

Je fus réveillée en plein milieu de la nuit par le sentiment d’être frigorifiée. Effectivement, ma couverture avait glissé à terre, m’abandonnant à la fraîcheur de la petite pièce. J’en profitai pour réfléchir. Je me souvins alors de l’histoire des Mages, que me contait ma mère lorsque j’étais enfant.

« Avant, il n’y avait rien. Le monde était hostile et sans vie. La seule chose dotée de vitalité et d’énergie était l’arbre, dressé sur ses solides racines. Il dominait la Terre désolée de toute sa hauteur. »

Je fermais les yeux, bercée par le souvenir de la douce voix qui racontait le début de la vie.

« Bienveillant, il donna vie à ses frères et sœurs, les herbes et les buissons. Ceux-ci nous donnèrent l’énergie nécessaire pour nous développer, nous permettant ainsi de naître sur la Terre. Depuis ce temps-là, nous désignons chaque année des apprentis, qui plus tard deviendront mages et veilleront à la survie de l’Arbre, afin de le remercier de nous avoir donné la joie de vivre.

- Et ils habitent où, les apprentis ? avais-je demandé de ma petite voix d’enfant.

- A l’école du temple de Shün, ma chérie.

- Moi aussi, je peux être apprentie ?

- ...Oui, si tu le veux, mais il faut beaucoup travailler, tu sais ! »

Des larmes me montèrent aux yeux. J’avais pris la dernière réponse de ma mère au sérieux, et je l’avais fait. Elle m’avait dit ça pour me faire rêver, mais moi, j’étais allée à l’encontre des interdictions et j’avais commencé à étudier, comme un garçon. A cause de cela, on m’insultait souvent, et on se moquait de moi. Ma mère en souffrait beaucoup, et depuis que j’avais pris ma décision, elle ne parlait quasiment plus. Et je m’en voulais. Vraiment. J’avais l’impression d’avoir tué sa joie. Bien des larmes coulèrent encore de mes yeux, avant que je ne parvienne à m’endormir.

Le lendemain, juste après le lever du soleil, Wahcka décida d’aller trouver ma famille. Inquiète, je l’accompagnai. « Aujourd’hui, c’est mon avenir qui est en jeu. » Me dis-je en suivant mon professeur dans les rues du village. Les murs des maisons de pierre, rougis par la douce lueur du soleil levant, se dressaient de part et d’autre de la rue pavée.

Lorsque nous arrivâmes dans la cour de ma maison, les rideaux ouverts, flottant au vent, semblaient prouver que tout le monde s’était déjà levé pour commencer une nouvelle journée de dur labeur. Tandis que je réfléchissais à une tentative d’évasion réalisable si j’étais punie, le sorcier était accueilli par mon père. Enfin, accueilli, cela dépendait de ce qu’on définissait comme un accueil... Je m’éloignais lentement de la maison, à reculons : je ne désirais pas entendre la conversation, qui serait sûrement très animée. Mon frère aîné, que je n’avais alors pas remarqué, me salua de la main et vint vers moi.

« Tiens, te voilà, Minima ! Où étais-tu passée ?

- Partout et nulle part. répondis-je, trop inquiète pour lui répondre plus précisément et agacée par le surnom qu’il me donnait : Minuscule. »

Holo n’insista pas et s’éloigna d’un pas épuisé. Profitant de ma solitude, je sortis de la rue en attendant que Wahcka ait terminé ses palabres. Des éclats de voix me parvinrent. Apparemment, j’avais bien fait de m’éloigner : je n’aurais pas supporté d’entendre qu’on s’embrouillait par ma faute. Je me déstressais en me mordillant les ongles. Après plusieurs minutes d’attente, mon professeur sortit de la maison à grands pas. Malgré son attitude qui trahissait une grande anxiété, ses yeux pleins de confiance semblèrent me sourire quand il croisa mon regard. Que s’était-il passé ? Mon père avait-il penché en ma faveur ? Je pensais que Wahcka allait m’expliquer la situation, mais il n’en fit rien et continua son chemin en me faisant signe de venir avec lui. Après un long silence pesant, interloquée, je décidais de lui poser la question :

« Wahcka ?

- Mmm.

- Quelle réponse avez-vous obtenue ? Que s’est-il dit ?

- Je t’expliquerai cela quand nous serons rentrés. »

Nous rentrâmes donc chez Wahcka. Les rues commençaient à s’animer, et j’aperçus une petite fille chargée d’un seau d’eau qui me montrait du doigt. Je lui souris, mais sa mère intervint et l’éloigna brutalement : on avait peur de moi. Je soupirai : c’était comme ça, encore et toujours. Les moqueries. Les regards méfiants. Perdue dans mes sombres pensées, je suivais Wahcka comme une somnambule. Okho attendait devant l’atelier pour commencer sa journée. Quand nous entrâmes, il salua mon maître et passa devant moi, m’ignorant royalement. Il m’ignorait ? Tant pis. J’avais autre chose à faire que subir les sottises qu’il me lançait à la figure. Wahcka donna un livre de chimie à mon camarade et me fit signe de m’asseoir à la table à l’autre bout de la pièce. Quand nous fûmes assis, il murmura :

« Ton père n’a pas cédé. »

Mon corps tout entier se tendit. C’était fichu. Je retins avec peine une larme qui ne demandait qu’à couler.

« Mais il n’a pas dit non. »

Cette phrase me surprit. Je ne comprenais pas. Quel était le verdict final ? C’était cela qui m’intéressait !

« Mais alors, demandais-je, qu’est-ce que je fais, moi ? je continue, ou pas ?

- Tu continues. Mais chez moi.

- Chez vous ? Vous voulez dire que je vais devoir habiter ici ? »

Tout en parlant, je jetais des coups d’œil en direction d’Okho, pour m’assurer qu’il ne nous entendait pas. Quand il se rendit compte que je le regardais, il m’adressa un regard noir, avant de se plonger de nouveau dans sa lecture. Mon professeur me répondit :

« Oui, il ne veut pas de toi chez lui, il semblerait que tu y sois inutile. »

Ma lèvre supérieure trembla. Mes mains se firent moites. Ma famille me rejetait. Elle me chassait. J’étais une orpheline. Tout ça parce que j’étudiais, parce que j’avais voulu aider les miens. Cette fois ci, je ne pus retenir mes larmes.

« Vous... Il... balbutiais-je, mais c’est injuste ! finis-je par crier, oubliant que l’une des tables non loin avait des oreilles.

- C’est injuste, oui, me répondit Wahcka en posant une main sur mon bras pour me calmer, mais ton rêve est de nourrir ta famille grâce à tes études, et ce rêve tu le réaliseras. Quel qu’en soit le prix. Tu peux le faire. »

Quel qu’en soit le prix. Cette phrase résonna en moi. Très bien. Ils me chassaient, ils allaient bien voir de quoi j’étais capable. J’allais leur montrer, moi, que quand elle se bat, une femme peut valoir autant qu’un homme. Et je réussirai, quel qu’en soit le prix.

Le sorcier sourit. Il avait lu ma détermination dans mes yeux.

« Bien, conclut-il, tu dormiras dans la même pièce qu’hier soir. Pour battre Okho, il va falloir que tu travailles beaucoup.

- Je suis prête. Par quoi commençons-nous ?

- La culture générale est très importante, car certaines questions à l’examen traitent de cela. Je pense qu’il faudrait que tu enrichisses tes connaissances en Histoire. »

Wahcka se dirigea vers la bibliothèque et en sortit un vieux livre épais à la couverture de tissu vert. Il me le tendit. Le titre était presque effacé, mais je parvins à lire : Mémoires de Gruy, Philosophe royal. Philosophe royal ? Je ne savais pas qu’à la cour du roi, on nommait des philosophes royaux ! Et quel était le rapport avec l’Histoire ? Je m’assis à une table et commençai à lire. En lisant la première page, je sursautais : tout était écrit en vers. L’interprétation de ces textes me prendrait beaucoup de temps... En poursuivant ma lecture, je saisis le rapport entre ce livre et l’Histoire : le philosophe décrivait certaines périodes du monde mais en vers, et en écrivait sa propre interprétation. « Bon sang, pensais-je, ce livre va me prendre beaucoup de mon temps... » Mon regard accrocha une poésie qui devait parler du début du monde :

Terres abandonnées

Dans les étoiles du vent,

Les saisons se succèdent tristement.

Les hautes herbes clairsemées

Chantent dans les landes un murmure glacé.

Ici le temps a disparu,

Et le ciel au loin n’est plus.

La vie meurt autant qu’elle naît

Et le monde partout agonisait

Même sans ses vives couleurs

Il renaît de sa douleur.

Déjà mes forces m’abandonnent,

Et je glisse lentement vers l’automne.

Extrait du début du monde, Gruy, philosophe royal.

Des questions se bousculèrent dans ma tête dès que j’eus détaché les yeux du parchemin usé. Pourquoi l’auteur employait-il « je » dans les deux derniers vers ? A la fin, quand il parlait de l’automne, faisait-il allusion au deuxième vers du texte ? Je ne pus répondre à ces questions avec certitude, et me rabattis sur l’essentiel : au début du monde, il n’y avait rien. Apparemment, il n’y avait pas de ciel, et peu à peu, le monde s’est créé. Mais un détail attira mon attention. Dans le texte, il n’était pas écrit « le monde naît », mais « le monde renaît ». Y avait-il un autre monde, avant celui-ci ? Les mystérieux hommes du passé, de qui nous savions si peu de choses, y avaient-ils vécu ?

La voix de Wahcka détourna mon attention et m’interrompit dans mes réflexions :

« Ewila, va t’entraîner au don d’énergie. Tu as assez lu pour aujourd’hui.

- Oui, Wahcka. »

Je refermai le livre et le laissai sur la table, avant de me diriger vers ce qui était désormais devenu ma chambre. Okho n’avait pas le droit d’y entrer ; je serai donc au calme pour manipuler l’énergie. Sur la table basse, Wahcka avait disposé un bocal d’énergie bleue et toujours la même plante. « Bon, cette fois, tu ne peux pas te permettre d’échouer, me disais-je à moi-même, concentre-toi... »

Mes mains tremblaient. Non, il ne fallait pas que j’aie peur. C’était peut-être cela qui me bloquait. Je pris une grande inspiration et visualisai ma main invisible, ainsi que l’énergie bleue à l’intérieur du bocal. Maintenant. Ma main souleva la matière bleutée sans effort, puis je commençai à la déplacer vers la droite, en direction de la plante. La courte distance qui séparait les deux éléments semblait immense.

Je déplaçais ma main lentement. Trèèèèès lentement... Centimètre par centimètre... Non. Ce n’était pas ça. Il fallait que je mobilise toute l’énergie de mon corps et que je la projette d’un coup vers ma main invisible. C’était ça. J’en étais sûre. Cette intuition soudaine me redonna espoir. Je vis alors avec étonnement l’énergie frôler, toucher puis intégrer la plante avec une vitesse qui m’étonna : la technique que je venais de trouver avait une efficacité remarquable ! J’étais tellement heureuse d’avoir réussi que je criai presque :

- Oui !!! J’ai réussi !

Maintenant, il m’était possible de battre Okho. Tout était possible. Soudain, je me rendis compte que le volume de ma voix était beaucoup trop élevé. Wahcka ouvrit la porte et entra dans la petite pièce, curieux de connaître la raison de mon cri.

- Que se passe-t-il, Ewila, me demanda-t-il, tu as réussi ?

- Oui ! Wahcka je suis tellement heureuse !

- Parle moins fort, m’ordonna-t-il, tu es presque en train de hurler. Continue tes efforts, demain tu devras effectuer un exercice plus difficile.

- Oui, Wahcka. »

Mon euphorie retomba d’un coup : j’avais réussi, mais ce n’était pas fini. Je devais persévérer et dépasser Okho.

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