Chapitre 8

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Dès que tous les professeurs furent repartis, un silence pesant s’abattit sur le hall. Je n’eus même pas le temps de m’attrister de son départ que le Grand Mage apparut et fit taire les éventuelles discussions. Il pria tous les apprentis de suivre « Madame Clara », qui semblait être la secrétaire qui nous avait accompagnés à la salle de réunion. Elle avait le teint pâle et ses cheveux bruns étaient noués en un chignon parfait. Son air bienveillant me rassura un peu. Elle nous expliqua qu’elle allait nous conduire à nos chambres et qu’ensuite nous devrions visiter l’école avec elle. Nous dûmes nous ranger par deux, et je me mis avec un jeune homme blond qui semblait sympathique. Je profitai de la traversée de l’établissement pour observer tous les nouveaux élèves. La plupart, comme moi, semblaient perdus et craintifs. Cela me rassura un peu ; l’absence de Wahcka me pesait déjà.

Je frissonnai à l’idée de rester quatre ans avec tous ces garçons sans rencontrer aucune fille. Je commençais à me demander si j’avais fait le bon choix. Nous sortîmes du bâtiment pour nous diriger vers un autre situé en face. Il comportait quatre étages et présentait une façade crépie et rougeâtre. Le toit en ardoises reflétait la lumière du soleil qui commençait à descendre lentement dans le ciel. Je levai les yeux pour me rendre compte de la hauteur du bâtiment : il me sembla immense.

- Ce sont les dortoirs, expliqua Madame Clara, il y a un étage par année. Les première année sont au dernier étage. Suivez-moi.

Sur ces mots, la secrétaire ouvrit la lourde porte d’artbois qui fermait l’entrée de l’internat et nous fit pénétrer à l’intérieur. Un petit couloir faiblement éclairé par des lampes au halo jaunâtre aboutissait à un large escalier aux marches polies par de nombreux passages. Notre groupe gravit les marches dans un concert de murmures étonnés et de claquements secs, puis nous arrivâmes enfin dans un long corridor coloré. Une moquette rouge et moelleuse bruissait légèrement sous nos pieds tandis que nous nous observions les lieux avec curiosité. Des portes sombres et numérotées en chiffres dorés indiquaient les chambres. Bientôt, tout le monde s’était dispersé pour visiter l’étage. Je risquai un coup d’œil curieux vers un petit salon lumineux meublé de fauteuils moelleux. Mais Madame Clara réclama le silence et nous pria de nous rassembler autour d’elle, avant d’annoncer :

- Voici votre étage. Ce sont des chambres individuelles.

- On peut choisir la sienne ? demanda un garçon au teint basané.

- Non. Cela peut vous paraître étrange à première vue, mais ce sont les chambres qui vont vous choisir.

Un silence étonné suivit la phrase de la secrétaire. Des murmures se firent entendre, et je me demandai moi aussi ce qu’elle avait voulu dire. Un garçon à côté de moi leva la main et demanda d’une faible voix :

- Mais... ce n’est pas possible, non ? Une pièce ne peut pas être intelligente !

- Une pièce ordinaire, non, répondit madame Clara, mais voyez-vous, ce bâtiment est imprégné de l’énergie que dégage l’Arbre. Et ici, vous allez devoir vous habituer à des choses encore plus étranges.

- Et, alors, comment ça marche, questionnai-je intriguée, on attend juste qu’une chambre nous choisisse ? Il faut faire quelque chose ?

- Je vais tout vous expliquer. Sur chaque porte va s’inscrire un nom, et chacun entrera dans la chambre qui lui est adressée. Mais attention, vous devez attendre mon signal pour y pénétrer ! Est-ce clair ?

Tous les élèves acquiescèrent, puis se dispersèrent devant les portes, cherchant leurs noms. Je traversai le couloir en lisant chaque mot qui s’inscrivait sur les pans d’artbois, émerveillée par la magie qui régnait en ces lieux. Le dernier étage résonna bientôt de cris de surprise, de questions et d’exclamations, tandis que la secrétaire tentait tant bien que mal de ramener le calme. Au bout de quelques minutes, presque tout le monde avait trouvé sa chambre et attendait, impatient, le signal de Mme Clara. Je m’inquiétai de ne pas trouver mon nom. J’avais beau scruter les portes qui n’étaient pas encore inscrites, aucune d’entre elles ne semblait se décider à écrire mon nom en lettres d’or. Deux garçons semblaient être dans la même posture que moi : nous étions tous les trois au milieu du couloir, la mine soucieuse, cherchant nos noms pendant que les autres discutaient joyeusement entre eux. Madame Clara s’approcha de nous, nous indiqua les trois portes restantes et nous rassura :

- Ne vous inquiétez pas, ça prend parfois du temps, mais vous aurez forcément une chambre.

- Vous en êtes sûre ? demanda l’un des deux garçons, dont le teint blanc et maladif me surprit.

- Oui, ne vous en faites pas.

Nous attendîmes donc dans le couloir, sous les regards désapprobateurs des autres élèves, qui attendaient que nous trouvions notre chambre pour que la secrétaire donne le signal. J’en fus très mal à l’aise : je voulais passer inaperçue, et tout le monde me remarquait déjà ! Enfin, l’une des portes restantes s’illumina et des mots se formèrent sur la surface lisse du pan d’artbois. Je tendis le cou pour lire : Wil Vin Dorr. « C’est moi ! » Hurlai-je dans ma tête tout en relâchant mon stress et en me dirigeant vers ma chambre. Ravie, je rejoignis la porte qui m’était attribuée et me mis à attendre. Les deux portes restantes ne tardèrent pas à se prononcer, et les deux garçons inquiets se dépêchèrent de les rejoindre avec soulagement. Le silence se fit soudain : dans l’attente du signal, tous les élèves s’étaient tus.

- Bien, prononça Madame Clara, avant de vous autoriser à pénétrer dans vos chambres respectives, je me dois de vous mettre en garde. Selon les personnes qu’elles ont choisies, les chambres peuvent aussi bien être dignes d’un conte de fées que des taudis mal isolés, et vous aurez beau protester, cela ne changera rien ! C’est l’internat qui commande, nous n’y pouvons rien.

- Mais comment ça marche, demanda un élève en levant la main, c’est du hasard ?

- Personne ne l’a jamais su. Cette école est imprégnée d’énergie, et recèle encore bien des mystères ! Maintenant que je vous ai prévenus, vous pouvez entrer.

La secrétaire n’avait pas terminé sa phrase que les élèves avaient déjà la main sur la poignée. Avec appréhension, je poussai la porte de ma chambre, espérant ne pas être tombée sur un horrible grenier désolé. Je fermai les yeux et les rouvris après avoir refermé le pan d’artbois derrière moi. Ce que je vis me stupéfia : l’endroit était très lumineux et accueillant ; une petite cheminée sculptée sublimait un mur d’une blancheur immaculée. Un canapé rembourré trônait à côté d’un beau lit, et un tapis vert clair et moelleux recouvrait le parquet bien ciré. Bien qu’assez petite, la pièce comportait aussi une commode et un petit bureau. Je levai la tête vers le plafond, cherchant la source de cette luminosité si surprenante. Je fus si étonnée que je faillis en perdre l’équilibre. En guise de plafond s’élevait un dôme de verre, à travers lequel je pouvais voir le ciel rosir le soleil se coucher dans une lumière dorée. « Ça alors, m’étonnai-je avec joie, c’est la plus belle chambre que j’aie jamais vue ! je vais me plaire, ici ! » A travers la porte, j’entendais les cris de stupéfaction des autres : eux aussi avaient dû découvrir quelques merveilles dans leurs chambres. Je passai ma tête dans l’ouverture de la porte pour voir ce qu’il se passait dans l’étage. La voix aigüe de madame Clara résonna dans le couloir :

- Calmez-vous, voyons, un peu de calme !

- Madame, où sont nos bagages ? s’enquit un élève.

- Ils seront bientôt montés dans vos chambres. Dans quelques minutes, nous partirions visiter le campus et rencontrer la responsable des première année.

- Madame, la douche fuit ! s’exclama un garçon

- Il faudra prévenir la responsable.

- Quand est-ce qu’on mange, demanda le garçon pâle avec qui j’avais attendu, j’ai faim !

- Un peu de silence, je vous prie ! cria la secrétaire pour se faire entendre.

Je refermai doucement la porte, et le silence revint dans ma chambre. Je soupirai d’aise : pour l’instant, tout allait bien. J’avais une chambre confortable, personne ne semblait avoir remarqué que j’étais une fille, et il ne m’était pour l’instant rien arrivé de fâcheux. On frappa à la porte. J’ouvris et tombai sur trois garçons, qui jetèrent un regard curieux derrière moi pour voir la chambre. L’un deux, qui me dépassait d’une bonne tête, s’exclama :

- Waah, il est trop stylé ton plafond !

- Oui, j’ai de la chance, répondis-je prudemment.

- On peut entrer ? demanda le plus petit d’entre eux d’une voix nasillarde.

Cette question me surprit. Mais qu’est-ce qu’ils me voulaient, ceux-là ? S’ils voulaient faire connaissance, ils n’employaient pas vraiment la bonne méthode. En plus, je n’avais absolument pas l’habitude de montrer ma chambre à des garçons, et même quand je dormais dans la même chambre que ma famille, personne n’approchait mon « coin » ! Mais si je refusais, ces trois fouineurs allaient trouver cela bizarre, et je ne tenais pas à me faire remarquer.

- Heu... oui, bien sûr, balbutiai-je.

- Cool ! Moi c’est Cyll. Me dit le grand brun en me tendant sa main.

Je la leur serrai à tous les trois tandis qu’ils se présentaient : celui qui parlait du nez se nommait Yenn, et le dernier, aux cheveux blonds, portait le nom de Lyrus. Je les laissai entrer, et ils s’assirent sur le canapé tandis que je leur expliquai, à leur demande, comment s’était passé mon examen.

- Moi, je n’ai pas réussi à retirer l’énergie de la pierre, expliqua Cyll, mais ils m’ont pris quand même. Je ne sais pas pourquoi, mais l’essentiel c’est que j’aie réussi !

- Bah moi, j’ai pulvérisé les chaises du jury, raconta celui qui d’après mon souvenir s’appelait Lyrus en riant, c’était marrant ! Vous auriez vu leur tête ! continua-t-il en grimaçant d’un air effaré.

Tous trois s’esclaffèrent de bon cœur. Ne sachant pas trop quoi dire, je les laissai faire en espérant qu’ils ne resteraient pas bien longtemps dans ma chambre... Mais leurs rires et leurs plaisanteries étaient si communicatifs que je finis par glisser parfois quelques allusions. La discussion dériva sur le goût des beignets, selon Yenn différent selon la région de laquelle ils provenaient. Je finis par participer activement à la conversation. Finalement, je les trouvais sympathiques. Et puis, seule dans cette école, il me faudrait bien quelques amis ! Notre discussion fut interrompue par madame Clara, qui vint nous demander de nous ranger dans le couloir. Bientôt, tous les élèves furent sortis de leurs chambres, rangés et silencieux :la secrétaire avait sûrement dû réaliser des prouesses pour y parvenir.

- Bien, je suis heureuse de vous voir tous si bien rangés, félicitations ! Nous allons descendre au réfectoire pour rencontrer mademoiselle Vin Asse, la responsable des élèves de première année, puis vous mangerez ; il sera largement l’heure. Suivez-moi.

Le petit groupe s’ébranla, et nous descendîmes les vieux escaliers. Dans les autres étages, tout était vide, seul le silence remplissait les murs colorés des couloirs.

- Il n’y a personne, ici ? s’étonna Cyll, rangé à mes côtés.

- J’ai entendu des secrétaires discuter tout-à-l ’heure, répondit Yenn, apparemment, les deuxième, troisième et quatrième année ne feront leur rentrée que demain.

- Silence, intervint Madame Clara, vous devez vous montrer bien élevés ; Mademoiselle Vin Asse est très stricte et respecte le règlement à la lettre ! Alors un peu de tenue je vous prie ! ajouta-t-elle en jetant à Yenn un regard agacé.

Tout le monde se tut, et nous traversâmes une cour pavée et entourée de minuscules buissons pour aboutir devant un long bâtiment de pierre. De grandes fenêtres percées à intervalles réguliers laissaient entrevoir des tables et des chaises alignées dans une grande salle éclairée pas un lustre.

- Voici le réfectoire, expliqua la secrétaire. Vous vous placerez bien en rang en entrant, d’accord ?

Nous acquiesçâmes en silence : en voyant la tête de madame Clara lorsqu’elle parlait de Mademoiselle Vin Asse, nous avions tous compris qu’il valait mieux se tenir à carreaux. Notre guide ouvrit la porte vitrée du bâtiment, et nous fit signe d’entrer. Comme l’air commençait à se refroidir dehors, je fus agréablement surprise lorsque l’air chaud de la pièce m’enveloppa tandis que je suivais mes camarades à l’intérieur. Nous nous trouvâmes devant une longue rangée de tables devant laquelle se dressait une grande femme brune au regard sévère. A sa vue, tout le monde se rangea et se redressa : ce devait être Mademoiselle Vin Asse. Tirée à quatre épingles, elle portait une robe droite grise bien repassée et une veste rouge bordeaux. Un frisson me parcourut ; elle avait l’air vraiment sévère. Elle promena sur nous un regard impassible avant de prendre la parole :

- Bonsoir. Je suis Mademoiselle Vin Asse, la responsable de votre classe de première année, dit-elle d’un ton sec et sans sympathie, si vous avez besoin de renseignements, c’est à moi qu’il faut s’adresser. Mon bureau est situé dans le bâtiment principal.

Elle s’interrompit et tourna la tête vers Madame Clara, qui s’était tapie dans un coin de la salle.

- Sont-ils turbulents ? demanda-t-elle à la secrétaire.

- Non... Un peu bruyants, certes, mais ils viennent seulement d’arriver, et...

- Bruyants, vous dites ? Madame Clara, j’espère que vous leur avez rappelé le règlement ! s’offusqua Mademoiselle Vin Asse.

Sous le regard dur de la responsable, Madame Clara sembla se ratatiner. Dans le rang d’élèves, personne n’osait parler : cette femme dégageait quelque chose d’étonnamment pétrifiant.

- Je... Le Grand Mage s’en est chargé, mademoiselle.

Mademoiselle Vin Asse cligna des yeux comme pour chasser une mauvaise vision de son esprit et se tourna vers nous. Un garçon visiblement enrhumé ne put se retenir et éternua indiscrètement juste devant son nez, ce qui eut pour effet de transformer le visage de mademoiselle Vin Asse en tomate bien rouge :

- C’est inadmissible ! Personne ne vous a donc appris à utiliser un mouchoir lorsque vous éternuez ?! C’est tout simplement répugnant ! tonna-t-elle en se tamponnant le nez avec un mouchoir et en fixant le pauvre élève ahuri avec colère.

Les paroles de la responsable achevèrent de me décider : c’était certain, je la détestais. Croyait-elle que tout le monde avait assez de moyens pour se soucier de tels détails ? Moi, je n’avais jamais eu de beaux mouchoirs en fibres rares et solides, comme en possédaient les enfants de familles aisées. Et de toutes façons, je n’en voyais pas l’intérêt. Je reportai mon attention sur ce qu’il se passait dans le réfectoire. Le visage de Mademoiselle Vin Asse avait repris une couleur normale, et elle s’adressait à nous en répétant maintes fois que le règlement était le règlement, et qu’il fallait donc l’appliquer puisque c’était le règlement.

- Dis donc, elle radote celle-là ! me glissa Lyrus.

- Oui, je sens que je vais bientôt bâiller, répondis-je en souriant, et je sens aussi qu’elle pourrait continuer longtemps sur ce refrain !

- Faites attention, vous deux, intervint Cyll, si elle vous attrape, je ne donne pas cher de votre peau ! Il paraît qu’elle est très sévère pour les punitions.

Je me tus et fit semblant de m’intéresser au discours sur la discipline que tenait Mademoiselle Vin Asse. Quelques minutes plus tard, elle changea enfin de sujet :

- La rentrée officielle est demain, et vous verrez arriver les autres élèves de cette école. Prenez exemple sur eux ! Je vous distribuerai vos emplois du temps le matin, et vous rencontrerez vos professeurs.

- Quelles matières sont enseignées ? demanda Yenn.

- Vous apprendrez et perfectionnerez ici le don d’énergie, la technologie, les langues, la géographie, l’histoire, les mathématiques, et vous aurez aussi des cours de sport. J’attends de vous une attitude exemplaire et de l’assiduité. Vous êtes ici pour travailler et pour apprendre !

Mademoiselle Vin Asse s’approcha du rang, nous scruta tous avec un regard qui semblait de glace, puis sortit du réfectoire sans plus de cérémonie. Dans la salle, on pouvait entendre les mouches voler. Devant notre embarras apparent, Madame Clara s’éclaircit la voix et prit la parole d’une petite voix :

- Hum... Bien, maintenant que vous avez fait connaissance de votre responsable, vous allez pouvoir prendre votre repas. Mademoiselle Vin Asse est très occupée, aussi ne prendra-t-elle pas part au dîner de ce soir.

Dans la salle, on put entendre un soupir de soulagement qui, après coup, déclencha quelques rires. La secrétaire imposa le silence et reprit :

- Vous irez prendre un plateau puis passerez devant le comptoir où les cuisiniers vous serviront, dit-elle en indiquant un grand buffet au fond de la vaste pièce.

- Enfin ! Moi ça fait une heure que mon estomac crie famine ! murmura le garçon pâle, qui apparemment se nommait Jivy.

- Heureusement que la vieille folle ne mange pas avec nous, commenta Cyll à mon oreille, elle m’aurait coupé l’appétit !

Je souris et suivis la file d’élèves qui se dirigeait vers les plateaux. J’en pris un avec des couverts, et me mis dans le rang pour accéder au comptoir. Là, une femme ridée aux cheveux blancs plongeait une grosse louche dans un récipient rempli de couscous, et remplissait les assiettes des élèves. Des corbeilles de pain et des crudités étaient présentés un peu plus loin, sur une table ronde. Mon tour arriva bientôt, et l’odeur alléchante du plat me mit l’eau à la bouche. La vieille femme me sourit et sembla évaluer ma taille et mon âge avant de lâcher :

- Tu es bien maigrichon, toi ! Deux louches ne seront pas de trop !

N’ayant pas l’habitude de manger autant, j’esquissai un petit sourire d’excuse.

- Merci madame, vous êtes bien aimable, répondis-je poliment, mais je pense que...

- Tatata, pas de chichis mon garçon, si tu veux grandir, il faut manger !

Sans me donner le temps de protester, la dame empila deux grosses louches dans mon assiette, produisant un énorme tas de couscous qui montait dangereusement vers le plafond. J’écarquillai les yeux : je ne serai jamais capable de manger tout ça !

- Et un peu de légumes pour compléter ! ajouta la serveuse avec malice en ajoutant encore une bonne épaisseur de légumes dégoulinants de sauce sur la tour branlante de couscous.

- Merci, merci... Ça ira comme ça, Madame...

- Cassandre, répondit-elle, je m’appelle Cassandre, mais appelle-moi Cassa !

- Merci Cassa, répondis-je en tentant d’évaluer la taille du contenu de mon assiette.

Je lui adressai un petit sourire et me dirigeai vers une table, sans quitter mon assiette des yeux, évitant des élèves et amortissant les chocs pour ne pas que le tas s’écroule. Cyll m’aperçut et ouvrit des yeux ronds avant de s’écrier :

- Oh, la chance ! Elle t’a donné tout ça ! Comment t’as fait ?!

- Il paraît que je suis trop maigrichon ! Alors elle m’a mis une double ration. Si tu en veux, je te donne volontiers les trois quarts !

- Je suis preneur, intervint Lyrus en se dirigeant vers nous, on divise les trois quarts en deux !

- Non, en trois ! s’écria Yenn en accourant vers notre petit groupe.

Lorsque nous fûmes tous assis autour de la table, je saisis ma cuillère et me débarrassai allègrement du trop-plein de couscous à la joie des trois garçons.

- C’est bizarre, remarqua Lyrus, je ne sais pas si vous avez remarqué mais presque tout le personnel sont des femmes.

- Oui, c’est curieux, répondit Cyll en entamant le contenu de son assiette, mais ils ont bien fait de choisir Cassa pour servir les repas ! Regardez tout ce qu’on a à manger !

- Tu oublies que c’est en partie grâce à moi ! Si je n’étais pas si maigre, il n’y aurait pas eu de montagne de couscous ! intervins-je, la bouche pleine de semoule.

- Hé ! On ne mange pas la bouche pleine ! s’écria Yenn à mon adresse.

- Il me semble qu’il vaut mieux manger la bouche pleine que parler la bouche pleine, s’esclaffa Lyrus, tu t’es trompé !

Un groupe de garçons s’assit autour d’une table derrière nous avec grand bruit. L’un deux, qui avait un plateau bien chargé, remarqua notre bonne humeur :

- Salut les gars, qu’est-ce qui vous fait rire comme ça ? C’est une blague ?

En se penchant vers Lyrus qui se trouvait devant lui, le garçon oublia de faire attention à son plateau : je le vis s’incliner et son verre glisser lentement mais sûrement vers le sol... Jusqu’à ce qu’il s’en rende compte et redresse le tout :

- Bah dis donc mon gars, s’exclama-t-il à l’attention de Lyrus, t’as failli te retrouver avec mon assiette sur la tête !

Je souris légèrement, jusqu’à ce que je me rende compte que le verre de notre camarade oscillait encore dangereusement de droite à gauche, manquant de tomber... J’ouvris la bouche pour prévenir Lyrus, mais je n’en eus pas le temps : le verre culbuta en arrière et tomba pile sur sa tête, l’inondant d’eau et lui arrachant un hurlement plus que surpris. Le verre continua sa chute et atterrit par terre dans un tintement cristallin, se brisant en mille morceaux. Lyrus avait maintenant l’air d’un clown, trempé, rouge comme une écrevisse, le visage déformé par un rictus plus que comique. A sa vue, je faillis m’étrangler de rire, et toute la tablée s’esclaffa sans retenue tandis que celui qui avait renversé le verre tentait de s’éloigner discrètement. Cyll essuya les larmes de rire qui coulaient sur ses joues et tourna la tête de l’autre côté de la salle pour se calmer. Il resta figé et me fit signe : tout le monde nous regardait. Absolument tous les élèves dévisageaient notre table avec des yeux ronds. Un grand silence gêné suivit cette scène, et j’eus soudain envie de disparaître sous la table. Lyrus, remarquant que c’était lui qui faisait l’objet de tant d’attention, vira carrément au rouge cramoisi tandis que Yenn reprenait son sérieux avant de lancer à la ronde, rompant le silence :

- Ben quoi ? Vous n’avez jamais vu un verre tomber amoureux ?!

Tout le monde sans exception partit d’un grand fou rire : la grande salle résonnait d’exclamations et de cris excités ; tous les élèves avaient vu dans cet évènement l’occasion de se défouler un peu. Je m’étranglai avec la bouchée de couscous que je venais de prendre, incapable de me maîtriser et de m’arrêter de rire à m’en décrocher la mâchoire.

- Silence !

Le bruit s’arrêta net, tout se figea. Je pouffais trop pour comprendre la situation, mais je compris tout de même qu’il fallait se taire. En effet, Madame Clara avait fait irruption entre les tables et se dressait devant nous, les sourcils froncés. Elle secoua la tête et s’exclama :

- Mais enfin, qu’est-ce qu’il vous prend ? Mademoiselle Vin Asse vous a bien prévenus de la conduite irréprochable que vous êtes censés avoir ; et la première chose que vous faites, c’est hurler dans le réfectoire ! Je ne suis pas contre la bonne humeur, mais là vous en faites trop !

Je serrai les lèvres : nous avions peut-être ri un peu trop fort...

- Je ne veux plus entendre une seule exclamation jusqu’à la fin du repas ! C’est bien compris ?

Habituée à obéir, je baissai la tête, confuse, et me remis à manger sans bruit. Tous les élèves suivirent mon exemple, et on n’entendit plus que le bruit des couverts contre les assiettes. Satisfaite, Madame Clara se rassit à une table, à l’écart, et la fin du repas se passa dans le silence.

Lorsque nous repartîmes à la suite de Madame Clara vers nos chambres, il faisait complètement nuit et les étoiles brillaient à travers quelques légers nuages. Le petit groupe d’élèves marchait dans un concert de chuchotements. Je ne pris pas part aux discussions et je ne les suivais que d’une oreille. J’étais crevée : j’avais dû me lever tôt le matin, et je n’avais pas arrêté de toute la journée. Habituellement, à cette heure-ci, j’étais en train de boire une infusion en compagnie de Wahcka. Son absence me pesa soudain, c’était la première fois que j’étais aussi loin de mon village et de ma famille. Et cela allait durer quatre ans. Je ravalai mes tristes idées et me mis en tête quelque chose de positif : j’étais admise à la plus prestigieuse école du royaume !

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