Chapitre 3

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 Eïko sortit du tunnel en courant, morte d’inquiétude. Le vent s’était brusquement levé, apportant avec lui une odeur suffocante de bois carbonisé. Paniquée, elle ne prit même pas le temps de reprendre son souffle, et fila directement vers le village.

 Plus elle s’approchait, plus le chaos se faisait palpable : des cris paniqués s’élevaient dans la nuit, et une épaisse fumée noire envahissait tout. Au-dessus d’elle, un puissant vrombissement trahissait la présence d’un aéronef, masse sombre et massive qu’elle avait vaguement distinguée depuis le sommet de la montagne. Son premier réflexe fut de courir vers la maison. Là, elle trouva la porte fracassée, puis le séjour où tout était sens dessus dessous. « Maman ! Kaori ! cria-t-elle en vain. »

 Eïko ressortit dans la vallée, puis s’arrêta, stupéfaite. Devant elle, une immense coque noire et argentée émergea de la fumée, rougeoyante sous la lumière des flammes. Elle n’avait jamais vu de vaisseau de ce type, cuirassé et bardé de canons. Celui-ci s’éleva lentement avant de s’éloigner vers l’est. Suspicieuse, Eïko imprima mentalement l’image de l’aéronef dans son esprit, puis reprit sa course folle vers le village.

 Dans la rue principale, des gens couraient en tous sens avec des récipients remplis d’eau, dans l’espoir de stopper la propagation de l’incendie. Désorientée par la fumée, Eïko distingua des personnes nonchalamment adossées au mur d’une maison. Elle s’approcha pour leur parler, et poussa un cri, effrayée : plusieurs villageois gisaient là, morts depuis peu. La jeune fille reconnut plusieurs d’entre eux, et ne put retenir ses larmes : « Pourquoi ?! Pourquoi… ? se répéta-t-elle en sanglotant. » Elle se mit à courir, comme pour échapper à ce qu’elle venait de voir. La voix cassée, elle appela sans cesse son frère et sa mère, en avançant dans la fumée.

 Elle trouva finalement Kaori sur la place du village, près de la maison des anciens. Celui-ci était assis contre la fontaine, la tête baissée, et serrait contre lui un jouet. Recouvert de suie, il leva la tête vers Eïko, ses petits yeux rougis par les larmes et la fumée : « Maman, ils… ils… » le petit garçon éclata en sanglots, ne terminant pas sa phrase. Eïko le prit dans ses bras, et lutta pour contrôler ses propres émotions : elle était confuse, mais devait tenir bon, pour lui.

 Un homme d’une quarantaine d’années émergea alors de la fumée, et observa les enfants d’un air soucieux. C’était Tori, un des artisans du village : « Les enfants ! Ne restez pas dehors dans cette fumée, c’est dangereux ! » Il les conduisit à l’intérieur de la maison des anciens, les fit s’asseoir à une petite table, et leur donna un peu d’eau :

— Restez à l’abri, ici vous êtes en sécurité. Je vais aider les autres à éteindre cet incendie.

Il se dirigea vers la porte, quand Eïko l’interpela.

— Tori attends ! Qu’est-ce qu’il s’est passé ici ? Où est maman ?!

Il s’arrêta, puis regarda la jeune fille avec tristesse.

— Ta mère… ta mère a été enlevée Eïko. Nous n’avons rien pu faire… Je suis désolé…

Eïko se leva, la gorge serrée.

— Mais comment ça ? Pourquoi ?! Je t’en prie Tori raconte-moi ! enchaina-t-elle, paniquée.

L’homme soupira tristement.

— Des hommes armés sont venus à bord d’un vaisseau de guerre, ils voulaient parler à Kyoko. Ils se sont rendus chez vous et ont emmené ta mère de force. Des villageois menés par Rorka ont tenté de les en empêcher, mais…

Tori, les yeux humides, détourna le regard.

— Ils les ont tous abattus comme des chiens…

Eïko n’arrivait presque plus à parler.

— Rorka… et le village ? demanda-t-elle en sanglotant…

— Quand les choses ont mal tourné, on a pris les armes pour leur faire payer la mort de nos amis. Leur chef, un sale type aux cheveux blancs, a alors ordonné à l’aéronef de faire feu sur le village pour nous disperser…

 Il se tut, passa le pas de la porte, et Eïko s’effondra en larmes. La voyant dévastée, Kaori se remit à pleurer de plus belle, et courut se jeter dans ses bras. Ils restèrent là un moment, silencieux. Épuisés par l’émotion, les deux frères et sœurs finirent par s’endormir l’un contre l’autre, dans un coin de la pièce. Dehors, une tempête faisait rage.

 Eïko se réveilla à l’aube. À demi endormie, les souvenirs de la veille lui revinrent doucement à l’esprit, ravivant douleur et incompréhension. « Rorka… maman… le village… » se dit-elle tristement, alors que des larmes silencieuses roulaient sur ses joues. « Je n’ai rien pu faire pour l’empêcher ! » Elle serra les poings de rage : elle ne pouvait pas rester comme ça, elle devait sauver sa mère !

 Appuyé contre elle, Kaori dormait encore. Eïko le secoua gentiment, et lui dit en chuchotant : « Kaori, on va aller chez Mapu », il acquiesça en gémissant mollement, et sombra à nouveau dans un sommeil agité. La jeune fille le souleva doucement, le plaça contre elle, et sorti de l’édifice. Le vent ne soufflait plus, mais les rues détrempées témoignaient de la violence de la tempête nocturne. Eïko marchait dans la rue principale, silencieuse et déserte. Elle pouvait encore sentir l’odeur du bois brulé, s’échappant des ruines humides sous forme de longues fumerolles. Elle finit par atteindre la maison de Mapu, qui jouxtait sa boutique, et frappa à la porte. Malgré l’heure matinale, la vieille dame ne tarda pas à lui ouvrir, et la regarda d’un air triste.

— Oh mes pauvres enfants ! Venez à l’intérieur.

Eïko entra dans la maison, et déposa doucement Kaori sur un petit fauteuil. Elle et Mapu s’éloignèrent pour ne pas le réveiller.

— Merci Mapu, est ce que… est ce que tu pourrais t’occuper de Kaori pendant un moment ?

— Bien sûr ! Je veillerai sur lui comme sur la prunelle de mes yeux, lui dit-elle en souriant.

Soudain, l’air de la vieille dame se fit soucieux.

— Qu’est-ce que tu vas faire Eïko… ?

— Je vais chercher ma mère.

— Eïko, je ne pense pas qu…

— Je vais chercher ma mère ! répéta-t-elle les larmes aux yeux.

 Coupant court à toute protestation supplémentaire de la vieille dame, elle tourna les talons et repartit à l’extérieur. La colère la guidait, une colère sourde et intense qu’elle n’arrivait pas à contenir. Elle devait retrouver sa mère, découvrir pourquoi elle avait disparu, et faire en sorte que ça n’arrive plus jamais. Elle savait qu’elle n’avait qu’une seule solution pour y parvenir : faire fonctionner son aéronef.

 Eïko arriva rapidement chez elle, traversa ce qu’il restait de la salle à manger et monta dans sa chambre, qui par chance, était toujours intacte. Elle attrapa un grand sac à dos en toile, et entreprit d’y enfourner tout un tas d’affaires : des vêtements, des outils, son carnet, sa dague, et tout son argent. Quand elle fut enfin prête, au bout d’une bonne demi-heure, elle descendit à la cuisine pour prendre quelques provisions.

 Alors qu’elle s’apprêtait à sortir de la maison, Eïko s’arrêta au milieu du séjour, le regard attiré par un éclat brillant sur le sol. Elle se baissa pour ramasser l’objet qui gisait à ses pieds, et reconnut alors le pendentif de sa mère. Il s’agissait d’un bijou constitué d’un petit cristal rouge écarlate, serti dans un écrin de métal irisé, et attaché à une chaine. « Il n’est même pas abimé », constata Eïko, surprise. « C’est comme si ma mère avait voulu que je le trouve… ». Pensive, elle l’attacha à son cou, et passa la porte qui donnait sur l’extérieur.

Devant la maison, elle eut la surprise de trouver Mapu, Tori, et les membres du Conseil des Anciens, qui l’attendaient. Eïko se tourna vers Mapu, qu’elle regarda d’un air sévère.

— Je suis désolée Eïko…

— Alors comme ça tu comptes partir d’ici pour chercher ta mère ? demanda Tori.

— Je n’ai pas le choix ! Je refuse d’abandonner maman ! cria-t-elle les yeux humides.

— Et ton petit frère ? Tu vas le laisser ici tout seul ?

— Kaori est trop petit… il va rester avec Mapu le temps que je revienne, dit-elle à voix basse.

— Et comment comptes-tu partir d’ici ? C’est de la folie…

— Je… j’ai un aéronef, il est presque fini et…

 La petite assemblée s’anima, les uns et les autres se demandant comment une jeune fille pouvait penser partir ainsi, seule sur un aéronef bricolé à la hâte, pour poursuivre un cuirassé surarmé. Alors que Tori restait silencieux, un vieillard appelé Farlon sortit du groupe et s’approcha d’Eïko.

— Ma petite, s’agit-il de la machine que ton père fabriquait ? Il m’en parlait souvent, dit-il le regard chargé de souvenirs.

— Oui, j’ai continué à le construire, répondit-elle à voix basse.

— Tu arriveras peut-être à le faire voler, mais que feras-tu après ?

— Je retrouverai ce vaisseau, et je ramènerai ma mère…

— Eïko, regarde ce que ces gens ont fait à notre village, à nos amis. C’est une aventure beaucoup trop dangereuse pour une fille de ton âge.

— Ça suffit ! s’emporta-t-elle.

L’assemblée se tut, surprise par l’intonation de la jeune fille. Les poings serrés, celle-ci laissa libre cours à sa colère.

— Maman est en danger bon sang ! Si vous ne voulez rien faire alors très bien ! Mais moi je ne la laisserai pas tomber !

Voyant que tous fuyaient son regard, elle enchaina :

— C’est bien ce que je pensais, vous êtes tous des lâches !

Dans un silence de plomb, elle traversa l’assemblée, puis s’en alla.

En colère, Eïko monta discrètement à son refuge, résolue à partir le plus vite possible. Elle se mit immédiatement au travail, martelant, soudant et connectant sans relâche les divers tuyaux de cuivre, qui devaient assurer le fonctionnement de sa machine volante. Alors qu’elle était à l’extérieur de l’aéronef, en train de connecter l’alimentation des moteurs, une voix inattendue retentit dans le hangar.

— Eï… Eïko ?

Soulevant ses lunettes de protection, elle leva la tête de son ouvrage et regarda vers l’entrée. Là, sur le pas de la porte, se tenait un jeune garçon, qu’Eïko ne reconnut pas tout de suite. Elle se laissa glisser le long d’une corde, et atterrit sur le sol avec souplesse. Elle comprit alors qui était son visiteur : le fils de Rorka.

— Aelan ? C’est toi ?

— Excuse-moi Eïko… je sais que je ne devrais pas être là, mais…

Des larmes coulèrent doucement sur ses joues.

— Ils ont tué papa… il était tout ce que j’avais…

Il tomba à genoux, les yeux noyés de pleurs.

— Laisse-moi venir avec toi Eïko… je t’en prie ! Je veux retrouver ceux qui ont fait ça !

Elle s’approcha doucement et s’accroupit près de lui

— On va les retrouver Aelan, je te le promets.

— Merci Eïko, merci infiniment… dit-il en essuyant ses larmes.

Elle lui laissa le temps de se calmer, puis lui tendit la main pour l’aider à se relever.

— Viens, je vais te montrer notre vaisseau.

Ils s’approchèrent de l’aéronef, et Aelan se mit à en faire le tour, l’observant sous toutes les coutures.

— Je comprends mieux pourquoi tu avais besoin de toutes ces pièces… il est superbe ! dit-il, admiratif.

— Mon père m’a beaucoup aidé, répondit-elle timidement.

— Tu as essayé de le faire voler ?

— Non pas encore, j’ai installé le générateur d’aéon, mais il faut encore le relier à toute la tuyauterie et au système de commande principal… il y a du travail.

— Bon, à deux on devrait réussir à le finir, dit-il d’un ton encourageant.

La surprise passée, la jeune fille se rendit compte à quel point elle était soulagée d’avoir trouvé un compagnon pour ce voyage. Au fond d’elle, depuis la décision de son départ, elle était terrifiée. Cependant, une question la taraudait.

— Aelan… comment as-tu découvert cet endroit ?

Le jeune homme baissa les yeux, gêné.

— J’ai espionné ta conversation avec le conseil tout à l’heure… et un jour, avec les copains, on t’avait discrètement suivi pour savoir où tu emportais tout ce matériel…

Eïko le dévisagea, étonnée.

— Mais on n’est jamais rentrés ici hein ! Je te le jure ! se défendit-il.

Aelan avait au moins une tête de plus qu’elle, et des cheveux noirs et courts qui semblaient toujours ébouriffés. Si son visage était un peu moins anguleux et bien moins sévère que celui de son père, il avait tout de même hérité de son air résolu. Ses deux yeux couleur noisette, son petit nez et sa large bouche venaient adoucir ce visage, d’ordinaire plutôt souriant. Elle soupira.

— Tes amis… ils savent garder un secret ?

— Bien sûr, pourquoi ? fit-il, surpris.

— Ils pourraient nous être utiles, on va avoir besoin de certaines choses importantes pour le voyage.

Aelan acquiesça.

— Ça ne devrait pas leur poser de problème, je vais les prévenir.

— Discrètement surtout ! Personne ne doit savoir ce que nous faisons ici.

— Ne t’inquiète pas pour ça, dit-il avec un demi-sourire.

Il disparut aussitôt dans le couloir, et Eïko se retrouva de nouveau seule. Elle prit une profonde inspiration, et se remit au travail.

Aelan revint au bout d’une heure, accompagné de sa petite troupe d’adolescents surexcités. Ils acceptèrent de les aider, à la seule condition de pouvoir faire un tour dans l’aéronef lorsque les deux adolescents reviendraient. Eïko accepta avec le sourire, elle savait bien qu’ils tournaient en rond sur cette petite île, et que toute nouveauté était bonne à prendre. Après avoir longuement discuté des demandes d’Eïko, les jeunes repartirent au village, chaparder tout ce dont les deux voyageurs avaient besoin. Les deux adolescents travaillèrent jusqu’à la tombée du jour, seulement interrompus de temps en temps par les allées et venues du petit groupe.

Lorsqu’il fut suffisamment tard, Eïko descendit au village pour voir Kaori. Cachée derrière la maison de Mapu, dans les buissons, elle cherchait du regard la chambre du petit garçon. Elle le trouva finalement, couché sur un lit dans une pièce contiguë au séjour. Elle frappa doucement à la vitre.

— Ouvre-moi, c’est Eïko, chuchota-t-elle

Surpris, il vint à la fenêtre et l’ouvrit en grand.

— Eïko ! T’étais où ?!

— Chuuut Kaori, Mapu ne doit pas savoir que je suis là.

Elle entra dans la chambre, referma la fenêtre derrière elle, puis se dirigea vers le lit.

— Viens t’asseoir petit frère, dit-elle en tapotant la couverture.

Elle entreprit alors de lui parler du refuge, de l’aéronef, et de comment elle l’avait construit avec leur père. Puis vint le moment qu’elle redoutait :

— Kaori… je vais utiliser ce vaisseau pour aller chercher maman.

— Je viens avec toi ! s’écria-t-il.

— Non Kaori… c’est trop dangereux.

— Mais pourquoi ?! protesta-t-il. C’est aussi dangereux pour toi !

— Tu es encore un enfant…

— Mais qu’est-ce que je vais devenir ? balbutia-t-il. Tu vas m’abandonner… ?

Les larmes lui montaient aux yeux. Eïko lui attrapa les mains et le regarda droit dans les yeux.

— Écoute-moi petit frère, je ne t’abandonnerai jamais, dit-elle en essuyant une larme sur la joue du garçon. Maman est en danger et je vais la ramener chez nous, je te le promets.

Baissant les yeux, il opina en reniflant. Eïko eut alors une idée :

— Je vais te donner une mission !

Kaori releva la tête, intrigué

— Pendant mon absence, tu seras le gardien de l’île ! Tu devras veiller sur tout le monde !

— C’est vrai ?! s’exclama-t-il.

— Bien sûr ! et tu devras aider Mapu à la boutique d’accord ?

— Je ferai de mon mieux ! dit-il d’une voix résolue.

Elle passa une bonne partie de la soirée avec lui, puis retourna au refuge la tristesse au fond du cœur. « Ça ira pour Kaori » se répéta-t-elle pour s’en convaincre.

Eïko eut un frisson : demain, son périlleux voyage allait débuter.

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