CHAPITRE 4 : UN CIEL SANS ETOILES.

7 minutes de lecture

La porte s’ouvre le tourbillon des enfants explose dans l’entrée. Pierre et Éric se bousculent, leurs cartables glissant de leurs épaules pour choir lourdement sur le carrelage.

— J’ai faim ! crie Éric, sa voix couvrant celle de Léona qui râle déjà contre lui. Sans un regard en arrière, il se débarrasse de son blouson et le balance sur la chaise la plus proche d'où il glisse lentement avant de tomber au sol.

Léona, plus vive, dépasse ses frères d’un bond et fonce vers la salle de bain, se débarrassant de ses chaussures d’un coup de pied impatient.

— Les mains ! Ma voix tente de s’imposer, mais ils sont déjà devant le lavabo.

Pierre ouvre trop fort le robinet, aspergeant malgré lui Éric qui grogne en riant et riposte en éclaboussant volontairement son frère.

— Kalia, Pierre m’a mouillé exprès ! hurle Éric.

Léona, déjà lasse de leurs gamineries, expédie son lavage en quelques secondes, puis disparaît vers la table du goûter, se moquant de leur bataille d’eau infantile.

Je referme la porte derrière moi, laissant le tumulte se dérouler, observant avec une pointe d’amusement ce rituel bruyant et inévitable. Puis, je prends une inspiration et entre dans le rythme, me dirigeant vers la cuisine où une autre scène m’attend.

"Oh mon Dieu… mais il y a eu une guerre ici." Je reste immobile, analysant le champ de bataille avant l’attaque méthodique.

À ma gauche, la table du petit-déjeuner ressemble à une zone de conflit figée. Bols abandonnés, flaques de lait beigeâtres, céréales ramollies éparpillées.

À côté, l’évier déborde sous une montagne de vaisselle. Les traces du passage des enfants restent visibles : ici, Pierre a laissé ses Miel Pops flotter, collés au bord du bol ; là, Éric, amateur de Chocapic, a abandonné des brisures sombres imprégnées, une cuillère posée de travers, témoin de la précipitation. Et bien sûr… l’appareil dentaire de l’un d’eux, négligemment oublié à côté de son bol.

Sous mes pieds, le sol lui-même garde les stigmates du désordre matinal. Miettes écrasées, minuscules morceaux de céréales, une cuillère échappée près du pied d’une chaise. Un camion rouge renversé, une poupée abandonnée… un petit déjeuner consommé trop vite, laissant derrière lui ce désordre matinal.

Je soupire et me mets à l’œuvre, accélérant le mouvement. Pas le temps de m’attarder : il faut dégager la table en urgence avant que le goûter ne commence.

D’un geste rapide, je repousse les miettes, débarrasse les dernières assiettes sales, dégage la cuillère échappée sous la chaise.

Les enfants n’attendent pas et bientôt, prennent place, affamés, bruyants, prêts à envahir le lieu. Ils s’installent, rient, chahutent, remplissant l'espace de leur énergie débordante. Pierre attrape un biscuit avant même que je ne finisse de ranger.

— On mange quoi après ? demande Éric, la bouche pleine. Léona lève les yeux au ciel.

— Tu penses déjà au dîner alors que t’es en train de manger ? Puis, petit à petit, le quatre-heures se termine. Les enfants disparaissent dans leurs chambres, laissant derrière eux une table à nouveau encombrée.

Enfin, le calme s’installe, effaçant peu à peu l’agitation des enfants qui, dans un dernier éclat de rire, se sont repliés dans leurs chambres. Je prends leur panier de linge propre et m’installe à la table du salon. Je rerange, et relave. Mes gestes sont mécaniques, précis, dictés par l’habitude plus que par une réelle volonté. Puis, mon regard se lève et s’attarde sur l’espace qui m’entoure, comme si je le découvrais pour la première fois.

Il apparaît dans toute son harmonie, serein, presque immuable. Un contraste frappant avec la cuisine encore imprégnée du coonfusion enfantin. Ici, tout est à sa place. Parfaitement aligné, soigneusement entretenu.

Rien ne dépasse, rien ne trahit le tumulte du quotidien. Ce salon n’est pas un refuge. C’est une vitrine. Une façade préservée où l’ordre est imposé, nécessaire, comme si la maison devait à tout instant pouvoir accueillir un client, un invité important. Rien n’a le droit de perturber cet équilibre.

Les meubles en chêne rustique occupent l’espace avec une présence calme et rassurante, massifs mais parfaitement intégrés, témoins silencieux d’une rigueur entretenue au fil des années. Dans l’air flotte une fragrance délicate, légère empreinte de cire d’abeille qui vient caresser les sens, rappel subtil des bois patiemment nourris. Elle s’entremêle à la douceur discrète du parfum des pivoines disposées avec soin sur la table basse, leur éclat fragile contrastant avec la robustesse du mobilier.

Un canapé d’angle en cuir, d’un marron profond, trône face au grand piano, imposant et silencieux. Il semble dicter l’ordre et l’harmonie du lieu, sa présence suffisant à établir une certaine solennité, un équilibre que rien ne paraît pouvoir déranger.

Et là, sur tout un mur, elle s’impose dans une majesté silencieuse. La bibliothèque. Véritable temple du savoir, où chaque ouvrage, chaque tranche parfaitement alignée, impose son récit sans bruit. J’effleure une couverture en cuir, la chaleur du matériau sous ma paume contrastant avec la rigueur ordonnée du lieu. Tant de livres… Une gravité discrète, un monde en attente, prêt à s’ouvrir à qui prendra le temps de l’explorer.

Un souffle d'inspiration me traverse, suspend un instant le flot de mes pensées.

"Wahou… Que de précieux ouvrages en font partie." Le murmure s’échappe sans que je le contrôle.

Sur la table basse, une composition minutieuse attire mon attention : un vase en cristal, élancé, présente des pivoines fraîches dont le parfum délicat s’étire dans l’air, se fondant dans l’atmosphère feutrée. À côté, un bougeoir en argent repose avec une perfection presque immuable, comme s’il n’avait jamais été déplacé, figé dans une éternité ordonnée.

Quelques livres, ouverts puis délicatement refermés, conservent une apparence impeccable, comme si la lecture elle-même devait respecter l’ordre absolu du lieu. Tout est là, cristallisé dans une perfection maîtrisée, une harmonie qui ne semble jamais troublée. Ce décor impeccablement ordonné, cette bibliothèque somptueuse… Ce luxe tranquille qui s’offre sans ostentation, simplement là, évident.

Absorbée par mes réflexions, je mets quelques secondes à réaliser qu’on me parle.

— Bonjour, Kalia !

Je me tourne. Le père des enfants se tient là, un sourire large et accueillant sur les lèvres. La bienveillance me met mal à l’aise. Elle me déroute, me déstabilise. Je ne m’attarde pas, répondant brièvement à son salut avant de détourner mon attention.

— Bonjour, Monsieur.

C’est un homme affable, d’une quarantaine d’années, grand, aux cheveux châtains et aux yeux noisette. Sa femme est urgentiste. D’allure élancée, blonde aux cheveux courts. Ses tenues vont dans le même sens des saisons : des slims, des pulls sobres mais toujours en cachemire.

En le saluant, je me surprends à penser : "Est-ce que l'on naît riche ? Sommes-nous tous égaux face à la richesse ? Comment devient-on riche ?" Dès leur naissance, certains reçoivent plus que les autres. Ils avancent sans crainte, protégés par une aisance intengible. Mieux armés, ils ne se posent pas la question des fins de mois, consultent sans retenue".

— Avez-vous passé un bon week-end ? Ah oui ! J'ai toujours tendance à oublier que vous travaillez ces jours-là.

— Ce n'est pas grave.

— Ah ! Au fait, je n'ai pas eu le temps de m'occuper du linge, des courses et du rangement de la cuisine ! J'avais des clients importants à voir aujourd'hui.

— Je m'en occupe, Monsieur.

— Oui ! Faites au mieux.

— Dois-je aller faire les courses monsieur ?

— Non, non j'irai plus tard, regarder ce que vous pouvez faire avec...

— Oui, monsieur.

Il disparaît dans son bureau et la réalité reprend ses droits. Je termine l'organisation du linge sans même y réfléchir, mes gestes précis, réglés. Puis, sans perdre un instant, je retourne en cuisine.

J’ouvre le frigo. Le vide sidéral ! À peine le temps d’apercevoir son contenu que la voix de Pierre éclate derrière moi :

— Kalia, on mange quoi ce soir ?

Sa question fuse avec énergie, comme si la journée ne pouvait avancer sans cette réponse immédiate.

— Pâtes.

Simple. Pratique. Sans effort. Un choix à l’image de cette journée qui s’étire sans fin, lourde, épuisante.

Lorsque mon intervention ici est terminée, je vais prendre une bouffée d'air.. La journée a pesé sur mes épaules, chaque tâche répétée creusant un peu plus l’épuisement. Tout s’est enchaîné sans répit. Le linge, les courses, les repas.

Je suis exténuée, comme vidée de toute énergie, et tel un spectre dans la nuit, je marche sans bruit à la lueur des réverbères.

Dans le silence, un chat passe soudainement devant moi.

— Salut Minou !

Il s'arrête, me regarde, repart. Je demande à ce petit vagabond nocturne comment il va. La folie me guette-t-elle ? Puis, sans un bruit, il s’éloigne comme une ombre dans les profondeurs nocturnes. Je l’observe un instant, puis... Je lève les yeux. Ce ciel me rappelle un autre, bien plus clair, bien plus grand... t’en souviens-tu, papa ?

C’est là, sous un dôme étoilé semblable, que nous pêchions en silence, toi et moi... Assis dans l'herbe humide, près de l'eau, nous admirions les astres. Te souviens-tu de nos parties de pêche et de ce paysage d'Auvergne ? Le vieux pont roman que tu traversais pour atteindre l'autre rive de la Sioule, là où un magnifique château médiéval du onzième siècle surplombait la rivière. Lors de nos promenades, nous grimpions jusqu'au belvédère, nos yeux toujours émerveillés par cette vallée encaissée, entourée de mille chênes.

Parfois, nous étions distraits de notre contemplation par une sorte de miaulement qui nous faisait lever les yeux vers le ciel. Nous avions l'honneur d'observer des buses tournoyer au-dessus des montagnes.

Assis sur la berge, coiffé de ton grand feutre vert au style cow-boy, patiemment, tu guettais les touches. Lorsqu'une truite se manifestait, en douceur, sans bruit, habillé de ton *wader, tu t'enfonçais dans l'eau.

Avec une précision chirurgicale, tu posais la mouche sur l'affamée, puis, d'un coup sec, tu ferrais le pauvre salmonidé. Si celui-ci se décrochait, tu reprenais le ballet avec ton lancer de soie, en position de 12h à 14h.

La Sioule majestueuse qui ne s'admire qu'en silence, avec ses rondeurs évoquant presque l'Amazone, elle court, serpente entre les hautes montagnes.

Tu me manques. Déjà trois ans. Toi qui m'avais toujours dit que je n'aurais pas une vie facile : "Tu seras seule à élever ton fils et ta mère." Oui, cette mère... Et son amour maternel. Oui, cette mère... Et son éternel état dépressif...

*Un *** est un vêtement imperméable qui couvre les jambes et parfois le torse, utilisé principalement par les pêcheurs pour entrer dans l’eau sans se mouiller2. Il ressemble à une combinaison avec des bottes intégrées et est souvent fabriqué en néoprène ou en PVC.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 57 versions.

Vous aimez lire natacha ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0