CHAPITRE 5 : LE DECLIC.

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J’ai promis. À lui, à moi. À cette rivière qui nous a vus grandir. Le vilain petit canard ne s’en est pas trop mal sorti, mais il n’a pas fini. Il doit encore avancer. Encore prouver. Encore bâtir. Et, je le sais maintenant, le moment est venu.

Alors que je me désabille dans ma salle de bain j'en prends pleinement conscience.

Je regarde ma carcasse, par endroits, elle a les couleurs d'un fruit trop mûr. Normal à me cogner trop souvent dans le mobilier des chambres, je ne prête plus guère attention aux coups que je m'assène.

Malgré tout, je me permets de détailler mon corps. Et d'en ressentir une certaine satisfaction : mes seins n'ont pas encore la forme de gants de toilette, mon grand fessier reste encore ferme, point de culotte de cheval à l'horizon et les disgracieuses ailes de chauve-souris ne sont pas trop apparentes, par contre les abdominaux sont à redessiner.

D'allure encore digne, je n'ai pas une démarche voûtée.

Et pourtant, Dieu seul sait que je ne m'aime pas ! Tu as vu maman ? Toi qui aimais tant à me dire : "On verra dans quel état tu seras à mon âge !" Je n'ai pas encore atteint cet état de délabrement irrémédiable mais, je te le concède, il faut que je prenne soin de moi, je ne veux plus rester ainsi, ni ici.

Je veux sortir de cette petite vie, gluante, végétative. M'extraire de cette populace qui m'étouffe, m'emprisonne, m'exaspère. Je ne veux plus être cette petite femme de chambre qui a élevé seule son petit génie.

Je ne veux plus ressentir cette angoisse qui me suit à chaque moment.

Savoir prendre des risques, c'est savoir grandir.

Et quand bien même, sur le chemin de l'apprentissage, si je devais subir un échec, je le surmonterais, si un arbre venait à me faire obstacle, je l'abattrais, si un rocher venait à me faire chuter, je l'écarterais, si un mot venait à me faire défaut, c'est avec des livres que je le releverais le défi de la connaissance.

De toutes ces embûches, j'en sortirais plus forte.

Descartes le disait bien : "La volonté est tellement libre de sa nature qu'elle ne peut être sans contraintes."

Une phrase me revient en mémoire, celle de mon fils qui un jour m'avait dit : "Il faut que tu t'éduques, maman !"

Si je me bouge, la Terre entière bougera avec moi ! Je veux lui faire savoir que j'existe ! Je veux qu'elle garde en mémoire mon empreinte.

Plan d'action : Visionner les conférences de Tony Robbins, lire, réorganiser ma vie, optimiser mes temps libres, prendre un créneau chez l'orthodontiste, m'inscrire dans une salle de sport.

Aujourd'hui une page se tourne. Fermement décidée à reprendre le contrôle, je commence par une première étape concrète, ma prise de rendez-vous dans un centre dentaire.

Je monte les escaliers, et pénètre dans la salle d’attente, bondée. Une rangée d’adolescents aux dents presque parfaites s’étire devant moi. Blocs de sourires alignés, bouches trop lisses, trop nettes. Tout est en place, calculé.

Je baisse les yeux. Moi aussi, bientôt, j’arborerai cette régularité métallique. Mais à mon âge… est-ce que ça a encore un sens ? Un doute traverse mon esprit. Une hésitation fugace. Un tremblement. Comme un instinct de survie, mon regard traque la porte de sortie. Je n’ai qu’une envie : fuir.

Le bruit horrible de la fraise résonne dans l’air, aigu, intrusif. Un bruit qui ne laisse aucune échappatoire.

J'ai un désir soudain, celui de me dégourdir les jambes dans l'urgence. Sans réfléchir, Je me lève , me dirige vers la fontaine à eau. Mes mains tremblent lorsque je presse le bouton, le gobelet se remplit lentement. Juste une excuse pour m’occuper, détourner mon attention de cette attente oppressante.

Je bois une gorgée. L’eau est trop froide. J’avale difficilement. Mon estomac est trop noué.

Puis, en me retournant pour rejoindre ma chaise, j’aperçois une assistante dentaire à la marche précipitée, dossier serré contre sa poitrine. Son regard est concentré, tendu. Problème avec une cliente ? Soin plus long que prévu ? J’imagine les scénarios. Peut-être une douleur soudaine, un imprévu médical.

Un frisson court le long de mon dos. Oh mon Dieu, je ne veux plus y aller !!!

Je me rassois, décroise puis recroise mes jambes. J’essaie de ne pas gigoter mais je n’y arrive pas. Mes mains cherchent une occupation, mon pied frappe le sol machinalement.

L’odeur épaisse de désinfectant flotte dans l’air, mélange pénétrant d’alcool et de produit antiseptique. Stérile. Implacable. Elle se colle à ma peau, me donne l’impression d’être déjà sous contrôle, d’être une patiente parmi tant d’autres.

Je déglutis. Encore envie de partir.

Et puis, soudain

— Kalia !

D'un bond, je me lève. Trop tard ! J'entends mon prénom.

— Kalia !

— Oui…

L’assistante me regarde, hésite un instant.

— Oh ! Veuillez m'excuser, Madame, en règle générale, nous ne recevons que des enfants !

L’assistante m’ouvre le chemin d’un geste, m’invitant à avancer. Sans vraiment y réfléchir, je hausse les épaules. Je ne l’avais pas remarqué.

Je m’installe sur le fauteuil. L’orthodontiste incline doucement le dossier et, lentement, mon corps bascule vers l’arrière. Me voilà allongée, le regard ébloui par une lumière éclatante, presque agressive, elle me force à détourner un instant le visage. Comme un projecteur braqué sur moi, je suis prise au piège.

Mes mains cherchent une prise. Rien. Alors mes doigts s’entortillent, se nouent, se tordent dans une danse nerveuse.

Ça y est, je meurs…

—Détendez-vous, vous ne sentirez rien.

Je ne bouge pas, mais mes pieds, eux, s’agitent. Impossible de les garder immobiles.

Elle me tend un miroir.

— Serrez les dents, s'il vous plaît.

Bêtement. Je grimace et découvre un sourire en acier. Le Transsibérien. Le Paris-Moscou. Une vraie ligne de chemin de fer est collée à mes dents.

Qu'importe les mauvaises langues ! Je suis la plus heureuse femme de la terre et dans quelques temps, j'arborerai un sourire digne d'une célébrité hollywoodienne. Après plusieurs recommandations de l'assistante, je sors du cabinet en liesse, ma joie est communicative.

CA Y’EST JE PEUX ENFIN SOURRIRE !!!!

Ce sourire, je vais le façonner, comme je façonne le reste.

Sur le chemin du retour, mon esprit bouillonne. Je pense aux conférences à visionner, aux livres à découvrir. Ça y est, je suis prête. Ce n’est plus une résolution en l’air, mais une décision. Une vraie. Ce n'est plus une réflexion, mais une action. Ce corps, cette vie, je vais les modeler à ma façon.

Le processus est enclenché. Je ne suis plus spectatrice. Je construis. Je revendique ma place.

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