ENTRE LA LUMIERE ET L'OMBRE.
Huit heures du matin. Une odeur de bois brûlé réveille mes sens. Encore un peu endormie, je me dirige vers la cuisine et appuie sur le bouton marche / arrêt de la machine à café. Pieds nus sur de la tomette, j'ai froid. Je retourne dans la chambre, enfile une paire de chaussettes et me couvre avec l'un de ses gros pulls.
L'air est cru dans ces vieilles maisons. Qu'importe ! On y est tellement bien le soir, devant un grand feu de cheminée, lovée sur le canapé, dans les bras de son bien-aimé. Je me plais dans ce décor hors du temps. Cette ancienne longère a été bâtie de plain-pied, elle est constituée de deux pièces.
Il reste encore beaucoup de travaux à faire. L'électricité, la plomberie et les combles sont encore à aménager. Seule l'autre partie est restée en l'état, il s'agit d'une étable avec son immense mangeoire.
L'une des deux pièces sert de cuisine, enfin, si l'on peut la considérer ainsi. Dans le coin droit, il a installé un vieux réfrigérateur et une gazinière de la même époque, à côté, un poêle qui ne chauffe plus depuis longtemps.
Le fond est occupé par un meuble en pin brut, orné de bocaux de pâtes, de riz ainsi que de quelques assiettes de grand-mère, certaines sont ébréchées. Elles sont toutes ornées de fleurs bleues et d'un liseré doré, des tasses à café sont posées pêle-mêle.
Ce buffet sert notamment de garde-manger et de rangement pour les ustensiles de cuisine, à sa droite se dresse une petite cheminée. Au milieu de tout ce bric à brac, trône une table en chêne rectangulaire et son banc.
L'autre partie est habillée d'un canapé recouvert de plusieurs plaids. Devant lui, l'imposant foyer rustique et paysanne d'autrefois qui, éteinte ou allumée, veille. À gauche, un évier qui essaie toujours de rester accroché à son vieux mur.
Les deux tasses à café dans la main, je sors. Je ne suis pas inquiète, je sais où il se trouve. Le garage est ouvert, les outils de jardin sortis, il est près de la marre, il ramasse les branches mortes de ses pommiers, cognassiers, poiriers.
— Café ?
— Oui, avec plaisir ! Tu as bien dormi ? Bisous, dit-il, venant vers moi avec le sourire.
Je me rapproche de lui, l’embrasse. Je sens la fraîcheur de ses lèvres.
Nous allons nous asseoir sur le banc en bois. Le café me réchauffe.
Devant moi, deux rosiers grimpants jaunes et oranges encadrent la maison.
— On se fait un barbecue ce midi ? me propose-t-il.
— Oui, avec joie, mais il faut aller faire les courses !
— D’accord, tu me laisses le temps de regrouper les branchages !
Je le regarde partir, il m'amuse. À ne pas vouloir mettre de ceinturon, ses pantalons lui tombent toujours au niveau des hanches lorsqu'il marche. Une vraie allure de Charlot !
Je retourne à l'intérieur, son téléphone sonne, sept appels en absence, peut-être ses filles ! J'ouvre en grand portes-fenêtres et fenêtres, je suis ici comme chez moi. Je l'organise, l'agrémente, la décore selon mes humeurs, envies, caprices.
L'heure de déjeuner a sonné. Une bonne odeur de viande grillée s'élève, le rosé frais coule dans les verres. Nous sommes bien, aucune discussion houleuse ne vient perturber ce moment de bonheur ; assis l'un en face de l'autre, il n'y a que des sourires, des rires, des regards, des mains enlacées, des baisers en veux-tu, en voilà.
Mais chaque bon moment a une fin, il faut rentrer. Direction Paris. Ce soir, il ne veut pas me laisser, il aimerait dormir chez moi. Une fois arrivés, il prétexte un coup de fil pour entendre ses filles. De ma cuisine, je l'observe, le regarde, l'épie, le scrute, sa gestuelle n'est pas normale. Il m'a menti ! Je veux savoir me rapproche, écoute.
—Non, je t’avais dit que je n’étais pas disponible ce week-end ! Hein ? Quoi ? Calme-toi, je ne comprends pas ! Oui, je passe te voir demain soir, promis !
— Qui est-ce ?
Je suis derrière lui.
— Hein ?
Il se retourne, l’air étonné.
— C’était qui ? Tu parlais avec qui ? Depuis quand tu la connais ? Salaud !
— Mais ce n’est personne ! Allons, ma chérie…
Il fait un pas vers moi, j’en fais deux en arrière. Je prends peur, il devient agressif.
"Putain ! Tu fais chier maintenant...
T’as compris ? Oh ! Et puis, merde ! J’me casse..."
IL me lance les clefs. Une porte se ferme.
***
Je me réveille.
Instinctivement, comme pour me rassurer, je tâtonne au pied de mon lit. Ma boule de poil est là.
Ma boule de poils est là.
— Coucou ! C’est moi ! Alors, on a le cerveau qui ne tourne plus rond ? On se remémore les mauvais souvenirs ? Dis-moi, es-tu prête à subir d’autres humiliations ?
— Non, mais je rêve !
— Non, tu viens de cauchemarder et maintenant, je viens les hanter !
— Fiche-moi le camp ! Je t’ai dit que je n’avais pas répondu.
— Je l’espère...
Je me jette l'oreiller sur la tête, je ne veux plus l'entendre.
Allez, Kalia, dernière ligne droite avant tes jours repos, demain grasse matinée !
Mais avant de profiter de ce luxe, la journée s’annonce encore longue. Je me lève, glisse un pied hors du lit, puis l’autre. Le parquet est froid sous mes pas. Quelques secondes pour émerger, et je repousse enfin la couette.
Sous la douche, l’eau tiède chasse les dernières bribes du cauchemar. Je respire profondément. Allez courage dernier jour de la semaine.
Une heure plus tard, j’arrive à l’hôtel. Un rapide passage à l’office des gouvernantes pour récupérer le rapport du jour, les clefs, le bip. Tout est bien en ordre, mais mon esprit vagabonde encore.
Les heures s’enchaînent. Clients exigeants, consignes à suivre, gestes répétitifs… Le quotidien se déroule sans surprise, un rythme bien rodé.
Enfin, la dernière tâche achevée, je quitte l’hôtel.
Un rapide coup d’œil à l’heure, bientôt la sortie d’école. Je traverse la ville, les bruits de circulation conduisent ma marche rapide.
L’école apparaît au bout de la rue.
Je suis devant les grilles de l’école. La cloche résonne, et aussitôt, les parents avancent vers la porte. Les écoliers se hâtent, leurs sacs ballottant sur leurs épaules. On me bouscule, des épaules frôlent les miennes, et pourtant, je me sens presque en retrait, en dehors de ce flot qui semble suivre un rythme bien précis.
Mon téléphone vibre. Je glisse ma main au fond de ma poche, tâtonnant parmi mes clefs et mon carnet d’écritures, et bien d’autre objets.
Un message.
— Bonjour, je me permets de vous écrire. J’espère ne pas vous déranger, j’aimerais échanger avec vous et mieux vous connaître. Si vous me le permettez.
Je fixe l’écran, hésitante.
La cloche sonne encore dans mon esprit, les voix se superposent, et pourtant, mon attention reste figée sur ces mots.
— Bonjour.
Sa réponse arrive aussitôt.
— Merci de me répondre. Je ne savais pas trop si je devais vous écrire… mais je me suis dit que je pouvais essayer.
Essayer. Ce mot accroche mon regard. Il hésite. Ou bien il se protège derrière cette idée d’essai, pour ne pas donner trop d’importance à ce message.
Je serre mon téléphone un peu plus fort.
— Essayer ?
Il répond après un léger temps de pause.
— Oui. Parfois, il faut voir où les choses peuvent amener.
Je lève les yeux un instant.
— Ou simplement les laisser là où elles sont.
— C’est vrai. Mais j’avais envie d’envoyer ce message.
J’observe les enfants qui courent. Et moi, je suis là, dans cette bulle étrange où un inconnu tente de créer un lien.
— Vous êtes souvent aussi spontané ?
— Pas toujours. Il y a des moments où ça me semble naturel… et d’autres où j’hésite.
Je ressens sa prudence autant que la mienne.
— Pourquoi cette fois, alors ?
— Parce que je suis curieux. Mais pas trop, ne vous inquiétez pas.
Je note cette dernière phrase. Il veut me rassurer, sans s’imposer.
— Tant mieux.
Un silence s’installe.
Je fixe l’écran, cherchant quoi répondre.
— Je vous sens réfléchie dans votre façon d’échanger. Vous avez raison.
Un autre mutisme. Puis son message s’affiche.
— D’ailleurs… puis-je savoir votre prénom ?
Une autre suspension.
Je suis sur le point de répondre, puis mon regard se détourne brusquement. Pierre.
Sa petite tête apparaît dans la foule, bougeant dans tous les sens, comme un poisson hors de son bocal, cherchant désespérément une échappatoire.
Il zigzague entre les jambes des adultes, se glisse entre les sacs à dos. Une vraie petite anguille.
Son regard scrute, cherche un repère. Lorsqu’il m’aperçoit, se faufile avec plus d’aisance, déterminé à me rejoindre malgré la cohue.
Je me redresse, le suivant du regard.
— Je ne peux parler plu, je travaille, on reparle plus tard.
Mon téléphone est toujours dans ma main. Je le serre un instant avant de le glisser dans ma poche d’un geste rapide, juste au moment où Pierre arrive à ma hauteur.
Je fais un pas en avant, tendant les bras justes au moment où il arrive à ma hauteur.
— Comment s’est passée ta journée ?
— Ça a été, et la tienne ?
— Très bien.
De loin, j’aperçois Eric et lui fais signe de la main.
— Ton frère sort.
Il arrive à notre hauteur et me tend la joue. Je dépose un baiser.
— Bonjour Kalia.
— Bonjour Eric, as-tu passé une bonne journée ?
Il hausse les épaules, distrait.
— Bof…
— On en reparlera à la maison, d’accord ?
Les loulous récupérés, nous nous dirigeons vers une autre partie de l’école pour aller chercher la grande sœur. Autour de nous, le brouhaha des enfants s’atténue peu à peu. Les rires s’éloignent. Paisiblement la cour se vide.
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