PROMESSES DANS LE SILENCE.
- « Bonsoir Kalia, passez une bonne soirée, rentrez bien. À demain.
- Oui merci, à vous également monsieur. À demain. »
Le parc semble s’être endormi. Les arbres se sont dénudés, ses petits habitants l'ont abandonné. Rouges-gorges, roitelets, mésanges se sont envolées vers un soleil plus ardent. Sur la pelouse, pâquerettes, pensées, chrysanthèmes sauvages se sont fanés. Les rosiers ne sont plus que le fantôme de leur splendeur, leur beauté s'est éteinte. Le chèvrefeuille a perdu de son panache, il n’est plus qu’un arbuste désordonné, désincarné. Seul le saule pleureur reste fidèle à lui-même. Il pleure.
Deux grosses larmes perlent sur mes joues. Je continue à marcher, je pleure sur le vide de ma vie, sur le départ de mon fils, sur les hommes qui m’ont blessée et sur l’homme que je n’aurai jamais. Je pleure contre ma solitude et le manque d’amour. Je suis comme égarée, j’ai envie d’exploser, telle une bombe, ma minuterie est en mode compte à rebours.
Je ne prends pas le bus ce soir. Dans la rue, les seuls passants que je croise sont affairés par leurs emplettes de dernières minutes. Dans sa course contre le temps, une mère et sa poussette me bousculent, emmitouflé dans sa combinaison, l’enfant dort, tandis que sa maman continue ses slaloms et manque de heurter le vigile qui se trouve à l’entrée. Il la regarde avec un étrange petit sourire au coin des lèvres. "Va-t-elle réussir à finir ses achats avant que je ne ferme ?" Peut-être était-ce là sa pensée ? L’heure de la fermeture est proche... Il va bientôt baisser les rideaux métalliques.
Soudain, étrangement attiré, mon regard se tourne vers la droite. Sous un abri de bus, j’aperçois une petite femme d’environ soixante-dix ans, les cheveux encore blonds, coiffés en chignon banane, assise bien droite. Elle a placé devant elle son parapluie qui semble lui servir de canne pour marcher, posé à côté d’elle un cabas de couleur prune. Ses yeux sont fixes, sérieux. Aucun signe de contentement ne vient égayer ce visage fermé, elle est comme rigide, transparente pour les autres.
Après ces quelques minutes d’observation, je prends conscience que mon corps tremble, un frisson glacé me traverse la colonne vertébrale comme un signal d’alarme. Mon cœur s’emballe, cogne violemment contre ma poitrine. Mes mains deviennent moites, ma respiration s’affole. Un bourdonnement monte dans mes oreilles, étouffant les bruits autour de moi. Je suffoque.
La chaleur envahit mon corps. Mes jambes flageolent, prêtes à céder. Une douleur électrique explose dans mon dos, irradie chaque nerf. La panique me poignarde, m’engloutit, m’anéantit.
Sans réfléchir, comme poussée par un instinct de survie, je fais volte-face et pars me réfugier dans la première supérette. Au bout de dix minutes à tourner en rond et à me poser la même question, je sens mon nez tiquer, mes lèvres tremblent, un torrent de larmes se met à couler inéluctablement. Je renifle, sors un kleenex et me mouche. « Je ne peux pas rester dans cette boutique toute la nuit à me demander si c’était bien elle. Ma mère ? » La colère s'empare de moi, j'ai peur, une peur panique. Je me dirige vers la sortie, le vigile me lance un regard méfiant. "Non, je n’ai rien acheté, j’ai juste eu un moment de frayeur !" Et c’est d’un pas rapide que je prends le chemin de chez moi.
Tout en marchant, un fulgurant mal de tête me prend au dépourvu, j’ai du mal à avancer. Par moment, je ferme les yeux, la faible lumière des réverbères me dérange. Enfin, j’atteins mon immeuble. Mes doigts tremblants cherchent mes clés, j'ouvre la porte d’un geste maladroit. Ici, au moins, je suis en sécurité. Les murs familiers me sécurisent, me protègent du tumulte extérieur. Mais malgré ce refuge, la migraine continue de marteler mes tempes.
Salut, ma Douch’ ! Comment vas-tu ? Ma voix est faible, lasse. Non, pas de câlin ce soir.
Je me dirige vers la salle de bain, prends une aspirine, enfile un tee-shirt et oublie de passer par la case douche. Je vais me coucher, des images tournent en boucle dans ma tête, des remarques désobligeantes ressurgissent du tréfonds de mon passé. Une panique brutale réapparaît, je n’arrive pas canaliser ma peur. Je me tourne, me retourne sur mon matelas, je suis si lasse. Je m’endors.
Je me réveille.
Ma migraine ne m’a pas quittée. Elle est lourde, pesante, envahissante. La douleur brouille ma vision. J’ai du mal à émerger, comme si mon corps refusait le réveil. Même la faible lueur d’une journée hivernale me transperce le cerveau. Elle est comme un faisceau blanc lumineux jaillissant de ma bouche, exorcisant ma douleur.
Je ne peux vraiment pas y aller… Mon corps refuse l’effort, chaque pulsation dans ma tête m’écrase. Mais, je dois prévenir l’hôtel.
J’attrape mon téléphone d’un geste lent et compose le numéro. À cette heure-ci, les gouvernantes ne sont pas encore à leur bureau. Je tomberai donc sur la réception.
– Le Majestic hôtel… bonjour.
– Bonjour, c’est… Kalia… pouvez-vous prévenir Madame de la Tour… de mon absence aujourd’hui ?
– D'accord, je lui transmets l'information. Pourriez-vous me rappeler votre prénom ?
– … Kalia La Chance…
– Très bien, ce sera fait.
Je repose mon téléphone avec une lassitude profonde. Je ferme mes volets, me coupant de l’extérieur. Je suis dans une obscurité totale. Des bourdonnements sournois, des discussions lointaines de voisins que je n’arrive pas à distinguer m’angoissent. Je veux résister à la colère qui revient et opte pour la solution de bouchons d’oreilles. Je suis hors connexion, inexistante. Sourde, muette et aveugle assise sur le bord de mon lit je pleure, après fatiguée avoir vider toutes les larmes de mon corps. Fatiguée.
Je me rendors.
Quand, une langue rappeuse vient me sortir de mon "coma". J’ouvre les yeux et établis un diagnostic de mes douleurs. Je vais un peu mieux, nuls sons ni maux ne m’incommodent. Oh ! Ma pauvre Douch’, tu es restée silencieuse pendant tout ce temps !
Déjà, la fin de l’après-midi sonne son approche. Je me lève, ouvre les volets. Doucement, la lumière du jour fait place à l’obscurité de la nuit. Je me dirige vers le balcon, une tasse de café à la main, m’assoie un instant et essaye de chercher dans le ciel un peu d’espoir. Pas un signe. Les astres ne brillent pas ce soir. J’avale un deuxième, puis un troisième expresso. Le breuvage ne fait rien. Rien pour apaiser, rien pour me soulager. Je me force à bouger, à aller me doucher. Sans conviction.
Pas un café cette fois.
Presque instinctivement, l’idée me traverse l’esprit. Un petit verre de vin ne me ferait pas de mal, au point où j’en suis. Une pensée furtive. Une tentation. Une fois servie, je me dirige vers la salle de bain, un verre de Chablis à la main.
La chaleur de la douche me fait tourner un peu la tête. Je suis comme transportée par un épais manteau blanc et soyeux, je glisse dans une atmosphère de détente totale, j’ondoie dans ce brouillard qui m’enveloppe de son énergie. D’un revers de la main, j’essuie le miroir mais ne vois pas mon reflet, je drape une serviette de bain autour de ma taille puis m’en ressers un autre que je bois d’une traite, à nouveau ma vision se trouble.
Les murs se resserrent tout en dessinant des courbes. Mon halogène me fait sa révérence. Ma chatte miaule son amour brisé à un matou de passage. Tout me semble normal, et maîtriser. Pourtant, ma démarche hésitante épouse le mouvement du parquet flottant sous mes pieds. Le sol cherche à me happer, comme une force invisible qui défie mon équilibre. Je suis une funambule sur le fil de ma vie, oscillant entre le vide et la stabilité, une réalité vacillante prête à basculer.
Mon verre à la main, je pars en direction de ma chambre lorsque j'aperçois un message en attente sur l’écran de mon ordinateur. Je plisse les yeux. Trop de lumière. Trop de bruit dans ma tête. L’écran floue sous mon regard fatigué, les lettres semblent danser devant moi. Un instant, j’hésite. Ma main tremble légèrement, le verre oscille entre mes doigts avant que je ne le repose sur le bureau.
Une voix dans ma tête me souffle "Ouvre-le." Comme... Un murmure. Un ordre. Un signe du destin.
Alors, j’ouvre.
— Coucou, tu es là ?
Silence. Un battement de cœur. Une absence.
— Oui…
Je fixe la conversation, mais les mots s’échappent, insaisissables. Ma tête tourne.
— Bonsoir, mon cœur, comment vas-tu ?
Je prends une inspiration tremblante, mais rien ne vient vraiment. Mon corps est là. Mon esprit, ailleurs.
— Je vais bien mais… Je doute.
Une vague amère monte en moi. Pourquoi ce doute ? Je ne sais pas. Quelque chose s’effrite dans mon esprit.
— Comment s’est passée ta journée ?
Ma journée ? Des images floues, empilées comme des feuilles froissées. Des bruits étouffés. Des morceaux de temps dispersés.
— Mais… Qui êtes-vous ?
Mon souffle s’accélère. Je fronce les sourcils.
— Ah ah ! Tu es drôle ce soir ! Qu’as-tu fait ?
Drôle ? Moi ? Un frisson me traverse, désagréable, oppressant.
Je serre ma main contre ma poitrine, cherchant un ancrage, une certitude.
— Non, mais… Je cherche dans ma mémoire, tout me paraît vague, lointain.
— François, ça te dit quelque chose, tout de même ?
Un instant suspendu. Ce prénom.
— François ?
— Tu sais très bien qui je suis. Il faut que tu arrêtes de t’amuser maintenant !
Ma gorge se serre. Je bascule légèrement, comme si le sol sous moi m'engouffrer .
— Je ne m’amuse pas. Mon cerveau est embrumé.
— J’attendais de tes nouvelles, mais tu n’as rien dit.
Je ferme les yeux un instant. Les souvenirs se fragmentent.
— Hein… Comment ça ? Nous devions nous contacter par caméra demain ! Écoute, j’ai eu une terrible migrai…
Des flashs me reviennent. Trop vite. Trop fort. Je ne contrôle rien.
— Mon cœur, reprend-toi, je suis à tes côtés.
— C’est vrai ? Non, je n'ai rien fait de spécial, j’ai passé une journée normale et en rentrant du travail, j'ai cru voir ma mère !
Son visage. Un mirage.
— Comment "cru voir" ? Tu ne t'es pas approchée ?
Je baisse les yeux. Mes doigts se serrent nerveusement.
— Non, j'ai fait l'inverse, j'ai fui.
Silence. Ma respiration saccadée fait trembler ma poitrine.
— C'est ta maman quand même ! Pourquoi n'es-tu pas allée vers elle ?
Ma gorge se noue.
— Je n'avais pas envie de lui parler, tu sais…
Ma voix se brise.
— Elle n'a jamais été une mère très aimante. — Elle m'a toujours prise pour une fille facile, toujours des reproches, toujours des paroles destructrices...
Je serre mes bras contre moi, comme une enfant perdue cherchant les bras absents de sa mère.
— J'aurais tant aimé… Tu sais, tu comprends…
Silence. Un gouffre dans mon ventre. Je pleure.
— Oui, mon cœur, je comprends. Mais il faut que tu passes à autre chose, vis ta vie…
Passer à autre chose. Comme si c’était aussi simple.
— Oui, je sais, c'est ce que m'a dit le docteur.
— Que t’arrive-t-il ce soir ?
Un souffle fatigué s’échappe de mes lèvres.
— Rien… Juste un peu perdue, triste.
— Merci de m’avoir écouté, d’avoir été là, c’est très dur parfois…
Les sanglots montent à nouveau. Je replie mes jambes contre mon ventre, mes bras enroulés autour de moi, comme un fœtus cherchant la chaleur d’un ventre maternel.
— Il faut que tu sois forte, comme tu l’as toujours été. Promis ?
Promis ? Un mot vide. Une illusion.
— Oui, promis…
J’essuie mes larmes d’un revers de main. Elles reviennent. Encore.
— Si cela ne te dérange pas, je pense que je vais aller me coucher.
— Oui, je comprends.Mai s, n’oublie pas, ton François est toujours là. Si tu as envie de me parler, n'hésite pas.
— Oui, d’accord. Alors, à demain ?
— Oui, bien sûr. Je te laisse aller te reposer. Il faut que tu dormes maintenant. Et ne pense plus à tout ça.
Ne plus penser… Comme si c’était possible.
— Bisou.
Bien que j’aie l’étrange sensation d’appartenir à un autre monde, le sommeil finit par m’emporter. Dans cet abandon, les ombres s’effacent, les tourments s’adoucissent, laissant place à un sommeil réparateur. Puis, lentement, la lumière remplace l’obscurité. Mes paupières s’entrouvrent, j'ouvre les yeux, tout est différent ce matin.
Je me sens capable d'aller travailler.
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