CHAPITRE 17 : DANS LE PIEGE DE LA LUMIERE

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Je venais à peine de poser mon sac que Douch’ a bondi sur la table du salon, son ronronnement crépitant comme un moteur miniature contre le clavier.

Sa queue frôlait mon avant-bras tandis que la notification s’allumait à l’écran. François.

J’ouvre la fenêtre de discussion, mes doigts planant au-dessus des touches.

— Coucou, tu es rentrée ?

Douch’ enfonça sa tête dans ma paume, réclamant des caresses.

— Oui, à l’instant.

Un silence numérique s’étira, ponctué par le cliquetis des griffes de Douch’ sur le bois. Puis sa réponse apparut :

— Tu ne gardes pas les enfants ce soir ?

Je fronçai les sourcils. Pourquoi cette question ? Douch’ posa une patte sur ma main, comme pour m’encourager à répondre.

— Il n’y a pas d’école le mercredi.

Son message suivit aussitôt, trop rapide :

— Ah oi c’est vrai !

Un sourire se dessine sur mes lèvres « AH oi" ? Une faute ? C’est trop chou !  Il va vraiment falloir que je lui apprenne le français lorsqu’il sera près de moi.

— Au fait, merci d’avoir été là avant-hier.

Mes doigts se crispèrent sur l'interface de saisie. Avant-hier ? Je n’avais aucun souvenir de conversation significative ce jour-là. Douch’ s’étira lentement, ses pattes avant s’étendant dangereusement près des touches, comme si elle voulait interrompre le tourbillon de mes pensées.

— Comment ça ?

— De m’avoir écouté et soutenu.

Un pic d’adrénaline me court le long de mon échine. Quand ? tapai-je, mon index tremblant.

— Quand ?

— Avant-hier !

— Mais, je…

Mes phalanges se crispent légèrement sur le clavier.

— On a bien discuté, il y a deux jours ?

Mes extrémités blanchirent sous la pression. Douch’ avança doucement, effleura le pavé d’une patte distraite, puis appuya sur une touche.

— Non Douch’ ! Ce n’est pas le moment, regarde ce que tu as fait !

Sa patte avait produit un charabia :

— yeziuzeeuifzsihf

Sa réaction fut immédiate, amusée mais avec une pointe d’ironie :

— C’est quoi ces hiéroglyphes ? Tu t’essayes à un nouveau style d’écriture ?

Je saisis la perche, soulagée par la diversion :

— Mais non, c’est ma chatte, elle s’est promenée sur les touches ! Sans doute avait-elle envie de te parler !

Sa réponse fuse, teintée d’une jalousie qui me plût.

— Tu n’as que des problèmes avec ce chat. Je vais bientôt finir par en être jaloux.

Un frisson agréable me parcourut. Jaloux ? Je forçai un ton léger :

— Humm… Monsieur serait-il d’un naturel possessif ?

Une moue amusée se dessine sur mes lèvres malgré moi

— Mon cœur, tu es à moi, tu le sais bien. C’est normal que je veuille te garder près de moi.

Que cela est délicieux de se savoir précieuse. :

— Avec la vie à cent à l’heure que je mène, je n’ai franchement pas le temps de m’attarder à ce genre de considération.

— Moi, j’ai le temps de veiller sur toi… et je le ferai toujours.

Humm…C’est délicat. Rassurant.

— Cela va être un peu difficile, je ne peux empêcher tous les regards.

Sa réplique fut un possessif. Une promesse ?

— Mais moi, je peux faire en sorte que tu ne sois qu’à moi.

Il connaît les mots doux qui plaisent. Trop bien.

— Tu rentres quand ?

— Bientôt… À ce propos, j’ai un service à te demander.

Ma poitrine se souleva légèrement, encore bercée par le confort illusoire de ses mots. Mais un pic de tension traversa ma nuque.

— Oui…

— Voilà, j’ai un client qui m’a fait un chèque, mais je ne peux l’encaisser ici et j’ai une entière confiance en toi. Je me demandais…

Mon instinct cria. Arrête ! Ne continue pas ! Douch’ se trémoussa, sa queue battant l’air dans une agitation inhabituelle.

— Quoi ? …

— Si tu pouvais le mettre sur ton compte.

Mes doigts se raidirent sur la cosole. Le "Non !" jaillit de ceux-ci avant même que ma conscience ne l’ait formulé :

— Non !

Pourquoi aurait-il besoin de moi ? Il a toujours une solution… non ? Sa contre-attaque fut doucereuse, immédiate :

— Mon cœur… c’est juste un geste, rien d’important. Une formalité entre nous.

Un frisson remonta le long de ma colonne. "Entre nous" ? Une formalité qui ne me concerne pas. Mon refus fut plus ferme :

— Non !

Il insista, jouant la carte de la nécessité :

— Tu sais que je ne te demanderais jamais ça si ce n’était pas nécessaire.

Douch’ se trémoussa plus fort, sa queue fouettant l’air. Elle s’arrêta net, son regard jaune planté dans les miens. Écoute-la. Écoute ton instinct. Ma main s’arrêta en plein vol au-dessus du clavier. Quelque chose cloche.

Sa prochaine phrase fut un coup bas déguisé en reproche tendre :

— Pourquoi tu me fais ça ? Tu sais que je ne veux que ton bien.

Mes lèvres s’entrouvrirent sans qu’aucun mot ne sorte. Toujours pour mon bien. Ma résistance faiblit, mais je tins bon :

— Non, je ne peux pas.

Il changea de tactique, invoquant la confiance comme une dette :

— Mon cœur, ce n’est qu’une marque de confiance. Tu sais que je donnerais tout pour toi.

Pourquoi faut-il que je prouve ma confiance ? Douch’ s’étira, se dandina légèrement avant de se crisper soudainement, les oreilles pointées vers l’écran. Je pinçai l’arête de mon nez, une tension sourde me gagna. Et alors, il peut très bien dire la vérité !

Ses oreilles frémirent, elle s’arrêta, figée. La réponse de François fut un mensonge flagrant. Moi, je ne te mens jamais.

Mes cils battirent plusieurs fois. Cette affirmation... c'est faux. Douch’ tapota la console, méthodiquement, une touche après l’autre, comme pour marteler un avertissement. Dis-moi, es-tu aussi crédule que ça ? Et pourquoi ne lui laisserai- je pas le bénéfice du doute ?

Mes pupilles se rétractèrent. "Crédule" ? Douch’ka stoppa brusquement, fixa l’écran un instant avant de détourner la tête avec dégoût.

Un pincement traversa ma poitrine. Il tenta une dernière fois, jouant la carte de l’isolement :

— Bébé, ne me laisse pas ainsi. Tu es la seule en qui j’ai confiance.

— Tu es toujours là ?

— Non, je ne suis plus là.

Je ferme brutalement la fenêtre de chat. Le silence est lourd, seulement rompu par le ronronnement soudainement fort de Douch’, comme une approbation. Je me lève d’un coup, les jambes tremblantes. J’ai besoin d’air, je pars courir. Baskets aux pieds, je prends la direction du parc.

Au détour de ma course, je suis stoppée net par un embouteillage humain. Le carrefour grouille de vie et de bruit. Opération escargots... Une assemblée de personnes âgées au pas lent me donne l’impression d’être un limaçon à l’assaut d’une feuille de salade. Les voix rauques et les rires graves résonnent dans l'air, se mélangeant aux appels des marchands et au murmure des conversations.

À l’aide d’une canne ou d’une poussette de marché, elles tirent avec soin des caddies contenant quelques victuailles : un petit bouquet de poireaux, quelques brocolis, un céleri, des salades. Les couleurs vives des légumes contrastent avec les tons plus sobres des vêtements des vieilles dames et des vieux messieurs.

Parmi les plus vaillants, certains se sont offert le petit plaisir du jour : un bouquet de fleurs aux couleurs éclatantes ou une petite boîte en carton bien ficelée cachant leur petite gâterie de l’après-midi.

L'odeur des fleurs fraîches et des légumes se mélange, créant une atmosphère presque nostalgique.

— Pardon, Madame, attention ! crie une vieille dame en essayant de se frayer un chemin avec sa poussette de marché contenant quelques fruits.

— Excusez-moi, Monsieur, s'exclame une autre vieille dame en trébuchant légèrement, son caddie menaçant de renverser ses précieuses emplettes.

— Oh, ma chère, vous allez bien ? répond une autre, s'arrêtant pour l'aider, leurs voix se perdant dans le brouhaha ambiant.

C’est le jour du marché à Saint-Bily. Les étals colorés s'étendent à perte de vue, les marchands claironnent leurs prix et les rires étouffés des vieilles dames fusent de toutes parts.

Par mégarde, je manque de renverser une ancienne à l’œil perçant, encombrée par ses emplettes, trop occupée à discuter avec son amie au milieu du trottoir.

— Alors ! Il ne faut pas se gêner ! Non mais quel toupet ! me lance-t-elle avec un regard noir, tandis que son amie glousse derrière sa main ridée.

— Pardon, je ne vous avais pas vue, m'excusé-je, même si son ton acerbe me donne envie de riposter.

La rue est bondée de personnes âgées. Dans les magasins, les vendeurs sont à l’affût du moindre client potentiel, leurs voix se mêlant au vacarme général.

— Venez voir mes belles tomates, mesdames ! lance un marchand, sa voix portant au-dessus du tumulte.

— Par ici, les plus beaux légumes du marché ! crie un autre, agitant un poireau sous le nez des passants.

Tout ce monde m’oppresse, je ne me sens pas à l’aise. Les bruits, les odeurs, la foule... Tout cela me donne l'impression d'étouffer. Je préfère rentrer. Et puis courir vers où ? Vers quoi ? Vers qui ?

Je me faufile entre les groupes de personnes, cherchant désespérément une échappatoire à cette cacophonie. Les rires étouffés des vieilles dames, les appels des marchands, les conversations animées... Tout cela crée une symphonie urbaine qui, bien que vibrante de vie, me semble aujourd'hui trop bruyante, trop intense.

Je me dirige vers une rue plus calme, loin de l'agitation du marché, cherchant un peu de tranquillité. Les sons s'estompent peu à peu, remplacés par le bruit plus doux de mes pas sur le trottoir. Je respire profondément, essayant de me calmer, de retrouver mon équilibre.

Moi et ma recherche éternelle de l’amour du bonheur. Oui, moi ! Celle qui ne vit que dans la rigidité de sa vie, en s’imposant des règles de survie, qui s’est édifiée des barrières de sécurité anti-souffrance, anti-douleur et qui ne semble exister qu’en apparence. Et pourtant…

"Quel est ce sentiment, ce trouble, cette attirance, qui m’aspire à lui et que je ne peux contenir, neutraliser, rationaliser ? Quelle étrangeté ce vertige insupportable, cet élan irrésistible qui me happe à lui.

Je suis comme ce papillon attiré par la lumière, suspendue dans un instant d’apaisement, consciente pourtant de son éclat brûlant. Cette émotion est puissante, elle est cette force invisible qui me pousse vers lui, face à l'intensité de son regard." J’implose.

Je suis projetée en million de fragments.

Comment puis-je tomber amoureuse ? Je ne suis faite que de défauts autant physiques que psychologiques : myope comme une taupe, un appareil dentaire, guère souriante, introvertie, peu sociable.

Je rentre, l’esprit vrillé par une colère sourde et méconnaissable. Mes affaires volent dans l’entrée, sac, veste, chaussures, jetés pêle-mêle sur le sol comme autant de reproches muets. Rien ne calme la tempête en moi. Je me précipite dans la salle de bain, fait voler mes vêtements, et me jette sous le jet brûlant de la douche. L’eau ne lave rien. Elle ne fait que glisser sur mon épiderme qui me semble étrangère, épaisse, honteuse.

Je saisis le gant de crin. Pas pour me laver mais, pour me punir, m’effacer. Je frictionne ma peau avec une violence qui n’a rien de nettoyant. Le tissu râpeux mord la chair, laissant des traînées écarlates. Le sang affleure, il brûle, une douleur vive et nette qui me fait presque du bien, enfin une sensation réelle.

Je frotte mon ventre avec rage, désespérément, comme si je pouvais gratter cette masse molle, cette boule insidieuse de dégoût qui ne bouge pas, qui ne disparaît pas, qui est moi.

Plus fort. Plus fort… Peut-être que si je frictionne assez fort, assez profond… Peut-être que ça va fondre, s’en aller… La pensée est folle, hystérique, mais je l’agrippe. Mes mouvements deviennent frénétiques, saccadés. Mon enveloppe crie. Mais le ventre est toujours là. Témoin implacable de ma faillite. De ma grossièreté.

Mais non. Rien…Rien n’y fait.

La vérité s’impose, brutale et glaciale. Je suis grosse. Pas ronde. Pas enrobée. Mais Grosse. Le mot explose dans mon crâne, un verdict sans appel. Dépitée, excédée contre moi-même, contre ce corps traître, je coupe l’eau.

Je sors de la douche, lasse, vidée, épuisée de toute énergie, et illusion. L’eau ruisselle encore sur mon derme rougi, strié de marques violacées, mais rien n’a changé. Rien ne s’est dissout.

La honte est toujours là, incrustée.

Un mouvement machinal. Je lève les yeux vers le miroir embué. Une seconde à peine.

Une seconde où le monde bascule.

Ce n’est pas un regard. C’est une étincelle qui met le feu aux poudres. Une exaltation malsaine, dévorante, s’empare de moi. Sans réfléchir, sans comprendre pourquoi, la main attrape les ciseaux posés près du lavabo. Une mèche bouclée, châtain douce trop douce, trop jolie pour cette horreur que je suis, est saisie. Les lames se referment. Clic. Elle tombe, silencieuse, molle, sur le carrelage froid.

Et c’est le déluge. Je coupe. Encore. Et encore. Avec une colère froide, méthodique, une rage concentrée qui ne vise qu’une cible, moi. Ce n’est plus des mèches, c’est une chevelure que je massacre. Une à une, les boucles tombent, dociles sous ma lame assassine.

Elles jonchent le sol, s’accrochent à mes épaules nues et moites, collent à ma nuque. Un champ de bataille de mon ancienne vanité. Des larmes chaudes, silencieuses, se mêlent à l’eau froide sur mes joues. Je ne pleure pas la perte. Je pleure la nécessité de cette destruction. Je cisaille, rageusement, aveuglément, comme pour décapiter le monstre que je vois dans la glace.

Un réflexe. Je lève les yeux vers le miroir. La condensation s’est dissipée. Le reflet qui me fixe n’est pas humain. C’est une chose mutilée. Un portrait hâve, aux yeux dévastés, surmonté d’une forêt massacrée, inégale.Une épave. Une loque. Mon Dieu ! Mais qu’ai-je donc fait ? Le souffle coupé, l’horreur me frappe de plein fouet. Ce n’était pas une libération. C’était un assassinat.

Le corps refuse de me porter. Je m’accoude au lavabo, le froid de la céramique me transperce. Le crâne entre les mains, les doigts enfoncés dans ce qui reste de cheveux, ces stigmates, un torrent larmes incontrôlable m’engloutit Je m’écroule, mes genoux heurtent le carrelage. Je me recroqueville, serrant mes tibias contre ma poitrine mon front pressé sur mes genoux.

Le monde n’existe plus. Il n’y a que cette douleur sourde, immense, ce gouffre de honte et d’effroi. Je tangue d’avant en arrière, berçant ma propre détresse, perdue dans les ténèbres.

Puis, une sensation. Râpeuse. Humide. Chaude. Une langue. Lente, insistante. Sur ma joue salée. J’ouvre les yeux, gonflés, brûlants. Douch’ est là, dressée devant moi, son museau frémissant près de mon visage. Son regard orangé, habituellement si impassible, est plein d’une inquiétude silencieuse. Un ronronnement profond, bourdonnant, émane de sa poitrine. Une tentative de réconfort dans l’inconfortable.

Machinalement, je me relève, les jambes flageolantes. Sortant de cette salle de bain devenue salle de torture, je passe devant mon ordinateur. L’écran est allumé. Un message clignote, lumineux, un timing parfait. .

François : Mon cœur, tu vois, je t’avais dit que tout finirait par s’arranger. Ne t’inquiète pas, j’ai trouvé la solution, Tu n’as plus à te faire de souci.

Tu as bien de la chance !... Et pars me coucher.

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