CHAPITRE 3 : DE MONET AU BETON
Je sors du 126 et marche en direction de l’école.
La rue est calme, bordée de majestueux marronniers dont les feuilles bruissent sous une brise légère.
Leurs fleurs, accrochées en grappes généreuses, déploient leurs teintes crème et rosées comme de petites chandelles, illuminant les branches d’un éclat doux.
Parfois, leurs branches s’agitent bruyamment, projetant dans l’air les pétales de leurs fleurs, tandis que des ramiers viennent s’y réfugier pour nidifier.
De chaque côté, des demeures magnifiques, élégantes, harmonieuses.
Façades en pierre, balcons finement ouvragés, jardins où chaque détail semble pensé, maîtrisé.
Les fenêtres sont grandes, dégagées, sans rideaux, laissant entrevoir des intérieurs lumineux, ouverts sur le monde.
Chez moi, c’est différent.
Dans mon studio, les rideaux sont nécessaires, une barrière contre les regards
J’arrive devant l’école privée, elles sont déjà là.
Ces mères d’un autre monde.
Leur allure est simple mais impeccable, chaque pièce de leur tenue respirant la distinction sans ostentation.
Pantalons parfaitement ajustés, manteaux aux lignes épurées, dans des tons neutres qui traduisent un raffinement silencieux.
Leur coiffure ? Carré plongeant net, cheveux relevés en chignon précis, parfois un diadème discret, juste ce qu’il faut d’éclat.
Aux pieds, des bottines minimalistes, ou des baskets épurées, casual mais terriblement chics.
Je baisse les yeux et regarde mon vieux jogging fatigué, trop large.
Je réajuste la lanière de mon sac à dos, une tentative dérisoire d’apporter une contenance, mais la vérité s’impose : je ne dénote pas seulement, je suis invisible. Les mères ne me regardent pas, je n’existe pas. J’inspire profondément, relève la tête et avance...
Femme de chambre durant la journée, je change de casquette à seize heures pour celle de nounou.
La cloche retentit, brisant le calme d’un éclat strident, et aussitôt, l’effervescence atteint son paroxysme.
Les enfants courent dans tous les sens, se bousculent, crient, rient, se poursuivent, leurs voix se mêlant dans un joyeux tumulte. Les éclats de rire fusent, des sacs rebondissent sur des épaule et je me fais bousculer, perdue au milieu de cette cacophonie grandiose.
Je n’ai plus l’habitude de toute cette agitation qui explose sans retenue.
Et soudain…
Une voix familière émerge du tumulte :
— Kalia ! Ouf… J’en ai un sur trois !
Mon Pierre. Premier à sortir !
Petit bonhomme blondinet de huit ans, espiègle, vif, doté d’une intelligence remarquable. Toujours une histoire à raconter, une question à poser.
Lorsque je plonge mon regard dans ses yeux couleur azur, je me noie dans les profondeurs de l’océan. Ça change des eaux troubles dans lesquelles je nageais, d’après ma mère !
Pierre arrive en trombe, ses bras ouverts son sac à moitié glissé sur son épaule, ses yeux pétillants d’excitation.
Il s’arrête net devant moi, souffle court, sourire éclatant, puis me serre la taille.
— Ça y est, j’ai terminé la dictée !
Sa voix déborde d’enthousiasme, mais je détecte une pointe de triomphe.
— J’ai fait deux erreurs, mais c’est pas grave, c’était trop dur…
Je sais combien les dictées sont un combat pour lui, chaque mot, chaque lettre un défi à déchiffrer et poser correctement.
Mais aujourd’hui, il y est arrivé.
— Et devine quoi ? Tom a encore oublié son cahier et il a dû recopier tout l’exercice sur une feuille, même la maîtresse était fatiguée avec lui !
Il parle vite, sans reprendre son souffle, toujours ce flot ininterrompu d’histoires et de pensées qui s’entrechoquent dans sa tête.
— Bonjour, Pierre, je lui réponds en riant, amusée par son débit mitraillette.
Je me penche doucement et dépose un baiser sur sa joue, sentant sa peau encore tiède de l’après-midi ensoleillé.
Il poursuit, infatigable :
— T’as vu la maîtresse aujourd’hui ? Elle a mis un pull rouge, c’était trop bizarre, elle ne met jamais de couleurs !Elle doit être amoureuse, ah oui !! Et puis Éric…
Puis il s’arrête soudain, son regard se pose sur moi, plus attentif.
— T’as l’air fatiguée, Kalia.
Son sérieux me surprend.
— Un peu, oui. Mais rien de grave. C’est normal il arrive aux adultes d’être fatigués parfois.
Il plisse le nez, sceptique.
— T’es sûre ?
Je lui souris, passe une main dans ses cheveux blonds en bataille, les ébouriffant légèrement.
— Bien sûr. Et toi, fier de ta dictée ?
Son visage s’illumine, cette lueur de satisfaction que seuls ceux qui ont lutté connaissent.
— Oui !
Il hoche la tête avec enthousiasme, ses préoccupations déjà envolées.
— Allons-y !
Et il reprend sa marche, sautillant, racontant déjà une autre histoire.
— Allez viens allons chercher ton frère.
Nous allons chercher Éric, son jumeau, la tête dans les étoiles ! Même lorsqu’il marche, ce n’est jamais un pied devant l’autre ! Il me renvoie à l’image de Pierrot la Lune, errant entre rêve et réalité.
Sous son apparence calme, il se joue du monde autour de lui.
Un peu plus grand que son frère. Avec ses manières élégantes, qui pourraient appartenir à une fillette.
Il s’approche doucement, sans précipitation, me regarde un instant, puis vient m’embrasser sur la joue.
Je souris, ajuste son sac sur son épaule.
— Ça va, Éric ?
Il hoche légèrement la tête.
— Oui.
Court, simple. Pas de détails inutiles
Pierre, lui, est déjà en train de courir autour de nous.
— Alors, t’as encore fait le rêve bizarre cette nuit ? Celui où tu voles ?
Éric esquisse un léger sourire.
— Oui.
— Et t’es allé où, cette fois ?
Il réfléchit, puis murmure, comme si c’était une évidence :
— Dans l’espace.
Pierre éclate de rire.
— Évidemment ! Toujours plus loin !
Il se retourne vers moi.
— Kalia, tu crois que dans une autre vie, Éric était un astronaute ?
Je jette un regard amusé à Éric qui ne confirme ni n’infirme, perdu quelque part entre la réalité et son monde imaginaire.
— Peut-être… Mais dans celle-ci, il doit encore marcher jusqu’à la maison.
Pierre prend les devants, énergique, tandis qu’Éric suit tranquillement, son esprit déjà envolé ailleurs.
Nous nous dirigeons vers la sortie, Pierre bondit devant, Éric suit tranquillement, perdu dans ses pensées lunaires.
Et là, au milieu de l’agitation, elle apparaît.
Ma princesse de dix ans. Marchant d’un pas sûr, la tête haute, son regard attentif et doux, veillant déjà sur ses deux frères sans qu’on le lui demande.
Jolie blondinette comme sa maman, très grande, très fine, une élégance naturelle qui contraste avec leur énergie débordante.
D’un mouvement fluide, elle s’approche, posant calmement son regard sur moi.
— Bonjour, Kalia.
Sa voix est calme, toujours mesurée, jamais une intonation de trop.
Je lui souris.
— Bonjour, ma grande. Tout s’est bien passé aujourd’hui ?
Elle acquiesce sans trop de mots.
— Oui.
Je la connais. Elle ne s’étale pas sur les détails, mais si quelque chose n’allait pas, elle l’aurait déjà dit.
Elle tourne la tête vers ses frères.
— Éric, tu as encore oublié ta veste…
Éric hausse simplement les épaules, légèrement amusé, sans plus de réaction.
— On rentre ?
Elle n’attend pas vraiment de réponse, elle prend déjà la direction de la maison, comme un fil conducteur qui ramène son monde à l’équilibre.
Les trois loulous récupérés, nous avançons dans la rue, Pierre bondit déjà devant, infatigable.
Ses baskets frappent le sol avec énergie, son sac rebondissant sur son dos à chaque pas.
— Kalia ?
Je l’entends m’appeler, sa voix claire et impatiente.
— Oui, Pierre ?
Il ralentit légèrement, tourne la tête vers moi, un froncement interrogatif se lit sur son visage.
— Pourquoi les adultes cachent-ils leurs émotions ?
Sa question me prend de court.
— Je ne comprends pas ta question...
Il hésite un instant, puis accélère de nouveau, faisant quelques pas de course avant de revenir vers moi.
— Pourquoi tu ne souris jamais ?
Je reste un instant interdit.
Il me regarde avec insistance, ses bras levés dans un geste expressif, attendant une vraie réponse.
Je laisse échapper un léger rire, passe une main rapide sur ses cheveux en bataille, comme pour le rassurer.
— Mais si, Pierre, je rigole tout le temps avec vous !
Un silence.
Puis Éric, plus discret, approche lentement, toujours un peu en retrait.
Sans regarder directement, il frôle mon bras du bout des doigts.
— Kalia ?
— Oui, Éric.
Il marche d’un pas tranquille, le regard tourné vers le trottoir, puis vers le ciel, observant un détail invisible pour nous.
— On peut prendre un bain ce soir ?
Sa voix est calme, posée.
— Oui, Éric, si tu te dépêches d’avancer.
Pierre ne lui laisse pas le temps de réagir, attrape son poignet et l’entraîne dans une course effrénée.
— Allez, Éric, arrête de traîner, sinon on sera en retard pour le bain !
Éric esquisse un sourire discret, se laissant emporter sans résister.
Leurs pas résonnent dans la rue tandis que nous avançons vers la maison, chacun dans son rythme, chacun dans son monde.
J’arrive à la résidence, pousse la petite porte noire en fer forgé… et bascule.
Je suis Alice au pays des merveilles, quittant mon terrier, pénétrant un autre monde.
Devant moi s’étire une toile vivante, un écrin de verdure qui semble avoir été peint rien que pour moi, comme si Monet lui-même avait posé ses touches de lumière et de couleur sur ce paysage.
Tout ici respire, tout ici vibre, comme dans "Le Jardin de l’artiste à Giverny" où chaque fleur semble éclater sous le pinceau, où chaque nuance se fond dans une harmonie mouvante.
Les conifères s’élancent, leurs silhouettes dessinées avec une légèreté presque irréelle, les bouleaux se dressent comme des éclats de lumière, leurs troncs blancs captant les reflets du soleil.
Les saules pleureurs ondulent, leurs longues branches effleurant le sol comme des touches de vert déposées avec soin, tandis que les érables flamboyants semblent absorber chaque rayon de lumière, créant une palette infinie de teintes chaudes et dorées.
Un souffle du vent, un frémissement dans les feuillages et voilà que tout se met à danser, comme dans les jardins de Monet où rien n’est figé, où chaque élément semble en mouvement sous l’effet de la lumière.
Un bruit discret surgit dans ce tableau parfait.
Le martèlement d’un pic-vert résonne quelque part, une cadence secrète, un son venu d’ailleurs, comme si la nature elle-même battait son propre rythme.
Et soudain…
Une tache vive bondit entre les troncs, un éclat de roux attrapé par le soleil.
Un écureuil !
Il surgit, disparaît, réapparaît, jouant avec l’espace comme une touche de couleur posée en mouvement, un détail vivant, aussi furtif qu’un reflet ondulant sur l’eau.
Je m’arrête, inspire les parfums qui flottent autour de moi, ce mélange d’aubépine, de chèvrefeuille, de terre chauffée par le soleil, qui crée une atmosphère douce et enveloppante, comme une huile sur toile où chaque couleur respire.
La pelouse, elle, est une mosaïque lumineuse, les pâquerettes, primevères et jonquilles éclatent en touches éclaboussées, telles ces nappes de fleurs flottant dans les jardins de Giverny.
Je marche lentement, bercée par les ombres et les éclats, absorbant ce tableau vivant qui ne cesse de se transformer sous mon regard.
Comme Monet, je ne regarde pas un paysage, je ressens une lumière, une impression fugace, une histoire que la nature me chuchote.
J’ai toujours cru que la seule vraie beauté de la nature se trouvait dans les volcans du Puy de Dôme, imposants, grandioses, indomptables. Mais ici… Ici, je découvre une autre nature. Une beauté plus douce, plus vibrante, où chaque feuille, chaque lumière, chaque souffle de vent compose un tableau vivant.
Nous arrivons à hauteur de la résidence des parents, ces petits immeubles de trois étages, dispersés avec une apparente insouciance, comme une forêt de cubes Rubik parfaitement agencés, presque irréels dans leur symétrie impeccable.
Le leur est entièrement vitré, un cube transparent où la lumière s’infiltre sans effort, où l’espace semble s’ouvrir et s’étirer sans contrainte, donnant l’impression que l’intérieur s’étend bien au-delà de ses murs.
Chez moi ? Pas de verre, pas de lumière abondante, juste du béton brut, froid, immobile, écrasant le ciel sans rien lui offrir en retour.
Quatre platanes pour tout décor, leurs branches poussiéreuses jamais caressées par le soleil, seulement frôlées par le vent et la grisaille.
Deux ou trois corbeaux s’envolent dans un battement d’ailes rauques, tandis qu’un vieux couple de pigeons reste là, immobile, comme si eux aussi avaient cessé d’attendre quelque chose de ce lieu.
Mon cube.Six étages, du béton sur du béton, aucune transparence, aucun jeu de lumière, seulement trente-trois mètres carrés de gris uniforme, une surface qui ne reflète rien, qui absorbe tout sans jamais renvoyer l’éclat du jour.
Moi aussi, un jour, je serai riche.
Moi aussi, un jour, je n’aurai pas besoin de compter chaque centime avant d’acheter une baguette, ni de réfléchir avant de choisir entre un fruit ou un yaourt en magasin.
Moi aussi, un jour, j’aurai une nounou, une femme de ménage, quelqu’un pour s’occuper des tâches qui volent les heures, quelqu’un pour alléger ce quotidien qui pèse.
Moi aussi, un jour, j’habiterai dans une belle et grande maison, avec des baies vitrées qui laisseront le soleil inonder chaque pièce, pas seulement une ampoule fatiguée tremblante au plafond, accrochée à l’usure des jours qui passent.
Moi aussi, un jour…
Mais pas aujourd’hui.
Aujourd’hui, je vis dans un bloc de béton et je fais semblant de ne pas comparer, parce que comparer, c’est mesurer un écart que je préfère oublier.
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