CHAPITRE 20 : LES MURMURES DU MONASTERE

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Vêtue d’une petite robe à bretelles, dans un camaïeu allant du rouge à l'orange, chaussée d’une paire de sandalettes blanches, styles tropéziens, je me promène à travers Monterosso al Mare.

Tout en flânant, j’éprouve une certaine légèreté. Je me sens belle et désirable. Ma balade est accompagnée d'une douce symphonie de Pavarotti, qui semble s’échapper d’une maison aux persiennes ouvertes.

Monterosso al Mare est un charmant village côtier du nord de l’Italie. Bâti au centre d’un petit golfe appartenant aux Cinq Terres, il est niché aux creux des Alpes et paraît se jeter dans la Méditerranée.

Du haut de leurs murs en pierre sèche, des vestiges d’une ancienne fortification d'un monastère m’observent. Que d’histoires au fil des siècles passés pourraient-ils nous narrer ? Combien de secrets dorment au creux de leurs blocs ? Une romance entre une jeune fille du village et celle d’un moine ? Une conspiration de meurtre ? Une naissance cachée ?

Tandis que je marche, mes pas ralentissent. Une vieille pancarte, rongée par le temps, se dresse à l’angle d’une ruelle et capte mon regard : "Sentiero del Monastero." (Le Sentier du Monastère.)
Avant que je ne m’attarde davantage, une voix douce et familière vient me sortir de mes pensées.

— Bella, che cosa guardi così ? (Bella, que regardes-tu comme ça ?)
Antonio, appuyé au comptoir de sa librairie, m’observe avec un léger sourire amusé. Son magasin regorge de livres anciens, de cartes postales et de souvenirs d’un autre temps.

— Ce monastère… il existe toujours ?

Son sourire s’étire légèrement, une lueur joue dans ses yeux.

— Ah, questa vecchia costruzione… (Ah, cette vieille bâtisse…)

Il secoue la tête lentement.

— Elle garde en ses murs une histoire que seuls les anciens du village osent encore chuchoter.

Je me tourne vers lui, intriguée.

— Quelle histoire ?

Il s’appuie davantage sur le comptoir, prenant son temps.

— Lucia e Pietro… Una storia d’amore proibito. Una tragedia. (Lucia et Pietro… Une histoire d’amour interdit. Une tragédie.)

Je me rapproche instinctivement, fascinée.

Antonio croise les bras, pose un instant son regard sur la pancarte, puis me fixe à nouveau, comme s’il évaluait si j’étais prête à entendre cette histoire.

Et alors, sa voix prend un ton plus grave, comme s’il révélait un secret trop longtemps gardé…

On raconte qu’autrefois, bien avant que Monterosso ne devienne un village animé, un monastère surplombait la mer. Ses murs épais abritaient une communauté de moines, coupés du monde, dédiés à la prière et à la méditation.

Lucia, une jeune femme du village, venait chaque soir sur les hauteurs, non pour prier, mais pour apercevoir Pietro, un moine dont le regard semblait braver les interdits. Ses yeux, aussi profonds que la mer, captivaient l'âme de Pietro, et son sourire, aussi doux que la brise du soir, faisait battre son cœur plus fort.

Chaque nuit, alors que les cloches du monastère sonnaient le dernier appel, Lucia laissait une lettre dans une fissure de la muraille. Un simple pli de papier, un secret glissé dans la pierre, écrit avec une encre qui semblait contenir toute la passion de son cœur. Pietro, malgré les règles strictes, lisait ces mots à la lueur d’une bougie, enfermé dans sa cellule. Bientôt, il ne put résister à l'appel de son cœur.

Un soir, sous la lune, ils se retrouvèrent dans l’ombre du cloître. Le silence pesait, mais leurs cœurs battaient trop fort pour ignorer l’appel. La lune, témoin de leur amour interdit, éclairait leurs visages pâles, et le vent murmurait des mots d'espoir et de liberté.

La légende raconte qu’ils projetèrent de fuir, d’abandonner tout ce qu’ils connaissaient pour une vie ailleurs, loin des regards et des jugements. Mais avant qu’ils ne puissent partir, quelqu’un les surprit. Les étoiles, qui brillaient si fort ce soir-là, semblèrent s'éteindre une à une, comme si le ciel lui-même pleurait leur sort.

Certains disent que Pietro fut enfermé jusqu’à la fin de ses jours, ses prières devenant des chants de désespoir. D’autres prétendent qu’il fut exilé, condamné à errer sans jamais revoir Lucia, son âme errant comme une ombre sur les falaises.

Quant à elle, nul ne sait ce qu’elle est devenue. Certains murmurent qu’elle resta dans le village, épousant un autre homme sans jamais aimer vraiment, son cœur restant fidèle à Pietro. D’autres racontent qu’une nuit, une silhouette vêtue de noir fut aperçue sur la falaise, regardant la mer avant de disparaître, comme si son âme s'était envolée pour rejoindre celle de Pietro.

Aujourd’hui encore, sous les ruines du monastère, la légende persiste. Lorsque le vent souffle entre les pierres, il porte un murmure oublié par le temps, un écho de leur amour éternel :

"Lucia..." un murmure qui semble venir des profondeurs de la mer, un appel qui résonne dans les cœurs des amoureux égarés.

Antonio termine son récit, un sourire énigmatique aux lèvres.

— La storia di Lucia e Pietro… Chi lo sa, forse è solo una leggenda. (L’histoire de Lucia et Pietro… Qui sait, peut-être n’est-ce qu’une légende.)

Mais dans son regard, il y a cette lueur, celle de ceux qui savent plus qu’ils ne disent.

Je le fixe un instant, absorbée par cette histoire qui semble flotter entre réalité et mythe. Puis, je secoue la tête, un sourire au coin des lèvres.

— Merci, Antonio, pour cette histoire

Il rit doucement, puis agite la main d’un geste léger.

— Vai, Bella. Profite de Monterosso.

Je me détourne, laissant derrière moi la voix d’Antonio et son comptoir chargé de secrets, Tandis que mes pas me portent plus loin, dans une rue étroite et peu lumineuse, où le sol est pavé de pierres brunes, des effluves floraux entraînent mon regard vers les façades des maisons aux volets colorés.

Je m’arrête un instant et admire leurs teintes qui varient du rouge au marron en passant par des nuances jaunes, vertes, orange et ocre. Ces maisons tours ne sont pas dotées de portes latérales et pour y pénétrer, il faut obligatoirement passer par une cour.

Certaines sont habillées de glycines et de rosiers grimpants, des insectes en tout genre viennent s’enivrer du nectar. Les fleurs aux éclats chatoyants tombent comme de grosses grappes de raisin. Sur les balcons, des jardinières accueillent des pâquerettes de toutes couleurs, de la lavande et des azalées, silencieusement, des papillons virevoltent au-dessus. Des citronniers et des mimosas, tout de jaune vêtu, s'épanouissent dans d'imposants pots en terre cuite.

Les ruelles sont encombrées : du linge sèche au hasard du vent, des bancs attendent patiemment pour prendre leur fonction, des étals sont chargés de marchandises variées : huiles d’olive, lavande, vêtements, cartes postales, paniers en osier de toutes formes et tailles.

Plus bas, sur la place ombragée par des tilleuls centenaires, la vie s’active, emportée par le souffle gourmand du midi.

Les serveurs s’affairent, leurs pas rapides résonnent sur les pavés, dépliant les chaises, ajustant les nappes blanches. Sous les parasols, les tables attendent leurs convives, prêtes à accueillir des plats généreux et des conversations animées.

L’air est chargé de parfums.

Une douce odeur de pâte à pizza qui dore lentement dans le four s’élève, se mêlant aux effluves de basilic frais, de tomates gorgées de soleil, et aux vapeurs suaves du café noir que l’on sert sans relâche.

Et au milieu de ce ballet, Lorenzo.

Énergique, le verbe haut, il gesticule avec vigueur, ponctuant chacune de ses phrases d’un mouvement ample de ses mains. Son large sourire, entouré d’une fine barbe poivre et sel, éclaire son visage bronzé par des années passées sous le soleil de la côte. Sa chemise blanche, à peine boutonnée, laisse entrevoir son torse hâlé. Ses manches sont retroussées jusqu’aux coudes, témoignage d’une matinée déjà bien remplie.

Il s’emporte contre un serveur qui, visiblement trop lent à son goût, ne plie pas les couverts avec l’efficacité requise.

— Dio mio, ma cosa fai ? Più veloce, più veloce ! (Mon Dieu, mais que fais-tu ? Plus vite, plus vite !)

Sa voix roule, puissante, mais jamais méchante. Ses éclats de colère sont toujours suivis d’un rire, comme si rien, dans ce petit coin de paradis, ne pouvait être vraiment grave.

Puis, dès qu’il m’aperçoit, son visage s’illumine.

Il se redresse, ouvre grand les bras et s’exclame, comme s’il m’accueillait dans une grande fête.

— Buon giorno, Bella! (Bonjour, ma belle!)

Sa voix est chaleureuse, chantante, pleine de cette générosité italienne qui vous embrasse dès les premiers mots.

Je souris.

— Buon giorno, Lorenzo ! (Bonjour, Lorenzo !)

Il prend son torchon, le jette négligemment sur son épaule.

— Come stai ? (Comment vas-tu ?)

— Molto bene, grazie. E tu? (Très bien, merci. Et vous ?)

Il hausse les épaules, comme s’il portait le monde sur elles, mais dans une légèreté joyeuse.

— Bene, bene ! Venire per un caffè ? (Bien, bien ! Viens prendre un café ?)

Sa main large désigne une table en terrasse, déjà ensoleillée.

— Si, perché no ! (Oui, pourquoi pas !)

D’un geste vif, il m’installe, tapotant le dossier de la chaise avant de s’éloigner, sifflant un air d’opéra.

Je m’assieds, l’air marin effleure ma peau, et la tasse chaude vient bientôt réchauffer mes doigts.

Le café est intense, corsé, un velours amer qui se mêle à l’atmosphère vibrante de la place.

Autour de moi, les badauds s’installent, les conversations s’animent. La petite place grouille d’affamés, des odeurs de parmesan et d’huile d’olive flottent dans l’air, une invitation au festin qui va commencer.

Je prends congé.

— Grazie mille, Lorenzo. A più tardi. (Merci beaucoup, Lorenzo. À plus tard.)

Lorenzo fait un clin d’œil et agite la main.

— Si si, Signorita. Buon nuoto ! (Oui, oui, Mademoiselle. Bonne baignade !)

Tandis que je m’éloigne, sa voix s’envole, portée par le vent, et le village continue sa danse.

J’arrive à la hauteur du petit port de plaisance au charme authentique, celui-ci mène directement à la plage. Sur le rebord des murets sont posés des bacs remplis de filets de pêche attendant d’être démêlés. L’odeur du poisson a attiré les mouettes, celles-ci se battent en poussant leur cri strident, pensant ainsi effrayer l’adversaire pour avoir le dernier morceau de maquereau. Fatigués par leurs longues heures de travail, les pêcheurs sont rentrés.

Face à la mer, une multitude de petits bateaux sont alignés, plus près de la berge des barques ont été posées. Un ponton avance dans l’eau. On peut entendre les cris des enfants qui l’ont pris comme plongeoir et s’amusent à sauter le plus loin possible.

Des yachts et des voiliers rentrent et sortent, des bateaux de croisière gorgés de touristes font un va-et-vient perpétuel.

Il fait très chaud, le ciel est d’un bleu azur, la mer a, par endroits, des reflets de jade. Ces couleurs, ces odeurs, ces gens et leur hospitalité au grand cœur, la langue chantante, cette façon de vivre hors du temps me transportent de bonheur. Je suis heureuse.

Sur la plage, j’enlève mes sandalettes. Mes pieds s’enfoncent aussitôt dans le sable fin, brûlant sous le soleil de l’après-midi. Une douce chaleur enveloppe ma peau, s’insinue entre mes orteils.

De loin, je le reconnais.

Il est là, rayonnant sous la lumière dorée, un tatouage serpente sur son épaule, s’étire jusqu’à son avant-bras droit, contrastant avec sa peau hâlée.

Son maillot de bain épouse la courbe de son corps, laissant deviner l’élégance sculptée de sa silhouette.

Au contact de l’eau, ses cheveux noirs s’imprègnent de lumière, captent les reflets du soleil, brillent comme des filaments d’onyx.

Son ventre, ciselé par des abdominaux saillants, se contracte lorsqu’il éclate de rire. Le son résonne comme une mélodie estivale, mêlée aux clapotis des vagues.

Il s’amuse avec Alice, plonge, nage, l’éclabousse dans une joie insouciante.

Tout autour de moi, la brise saline danse, portée par le ressac, légère et rafraîchissante après la morsure ardente du soleil.

Je reste là, un instant, à savourer cette vision parfaite, celle d’un été que l’on voudrait éternel.

— Aller, tu viens ! Viens plonger avec nous !

Je n’attends pas plus longtemps, je les rejoins et plonge.

Mon esprit était ailleurs. Encore imprégné d’une autre réalité, flottant entre mes pensées et la douceur d’un instant volé.

Mes yeux horrifiés expriment la terreur.

Pour un laps de temps non mesurable, une effroyable absence de clairvoyance envahit mon cerveau.

Une seringue s'est fichée sur le majeur de ma main gauche.

Mon Dieu ! Mais ou avais-je encore la tête ?

Des scénarios catastrophes défilent. La légèreté s’efface, la panique lacère tout.

La mort m’apparaît.

Je déboule les escaliers, le souffle court, la poitrine oppressée par une peur viscérale. Mon doigt me brûle, mais c’est mon esprit qui s’enflamme le plus.

La porte du bureau des gouvernantes claque violemment sous mon impulsion, un choc contre la porte comme un cri silencieux de panique.

Mon corps entier se tend, le cœur tambourine si fort qu’il semble vouloir sortir de ma poitrine, et une sensation de froid et de chaleur mêlée me serre la gorge.

— Madame la Fontaine... !

Ma voix tremble, rauque, presque étranglée par l’angoisse. Les mots s’entrechoquent, ma respiration devient courte, et une sueur froide perle au coin de mes tempes.

Elle lève la tête, son regard s’assombrit, comme si elle percevait déjà la peur qui m’envahit.

— Oui, Kalia. Mais qu’avez-vous ? Asseyez-vous. Calmez-vous et dites-moi ce qui vous arrive.

Je me laisse tomber sur le siège, les jambes flageolantes, le corps tendu à l’extrême. La tension est si forte en moi que j’ai l’impression que chaque fibre de mon corps veut éclater ou se dissoudre dans la peur.

— Voilà... J’étais dans la chambre trente-quatre et, par inadvertance, j’ai mis ma main dans la poubelle pour la vider. Une aiguille s’est enfoncée dans mon doigt...

Ma voix se brise, un cri intérieur, un souffle coupé qui me fait mal, comme si cet aveu me transperçait tout entier.

Madame la Fontaine se redresse, sa silhouette se raidit, ses yeux scrutant chaque pouls de mon corps.

— Vous savez très bien que c’est dangereux de procéder ainsi. Vous n’utilisez pas de gants ?

Je secoue la tête, mon regard devient trouble, mon corps tout entier tremble sous la montée d’adrénaline. — Non, je n’aime pas. Je n’arrive pas à travailler avec.

Elle souffle, semble essayer de calmer le poids du stress, et dit :

— Bon, bon... Ne paniquez pas. Je vous fais le trip-tic et vous vous rendrez directement à l’hôpital.

Je hoche faiblement la tête, mes muscles encore tremblants, et mon cœur qui bat à tout rompre dans ma poitrine, comme un tambour.

— D’accord.

Ma voix n’est qu’un murmure, fragile, tremblante, comme le dernier souffle d’une vie suspendue à un fil.

— Quelle heure était-il lorsque cet incident s’est produit ?

Je tente de rechercher dans ma mémoire, mais tout se brouille, le temps semblant se diluer, comme aspiré par la panique. Mes pensées s’égarent.

— Je ne sais plus... Il y a peut-être cinq minutes de cela.

— Et quel doigt est-ce ?

L’adrénaline fait battre mon cœur si violemment que chaque mouvement devient une épreuve.

— Le majeur gauche.

Elle hoche la tête, déjà concentrée sur la paperasse, ses gestes lents et précis, comme pour ralentir mon agitation.

— Entendu... Allez-vous changer pendant que je remplis les documents.

Je me lève brusquement, mon équilibre est fragile, et même la simple idée de marcher me paraît un défi immense.

— Et pour la seringue ? Comment savoir si... ?

Ma voix s’étrangle, une angoisse intense monte en moi, Je redoute la réponse, chaque mot restant suspendu, prêt à déchirer mon cœur ou ma tête.

Elle lève les yeux, esquisse un sourire rassurant, sa voix douce comme pour apaiser un enfant :

— Oh... ! Je ne pense pas que vous ayez grand-chose à craindre. Vous savez, les clients de l’hôtel ne sont pas ce genre d’individus.

Mais moi, je n’en suis pas sûre. Chaque fibre de mon corps me crie que je ne sais pas, que je ne peux pas faire confiance.

— Ne pourrais-je pas avoir le nom de cette personne ?

Elle range son stylo avec lenteur, comme si chaque seconde comptait.

— Je vais m’en occuper, ne vous en faites pas.

Je hoche la tête, mais l’inquiétude est déjà ancrée sous ma peau, insidieuse, insupportable. L’infection s’installe. Je dévale les escaliers, me rends dans les vestiaires, l’infection s’installe.

Des cellules mortelles… Des milliers, des millions, des milliards peut-être… Elles s’accrochent à moi, rampent sous ma peau, infiltrent mon sang avec une lenteur cruelle.

Je suffoque.

Mon corps est en feu, mais ce n’est pas une chaleur vivante, c’est une brûlure qui s’étend, qui consume sans jamais disparaître.

Une masse grouillante, en forme de pieuvres, s’agrippe à mes organes, serrant, perforant, envahissant chaque recoin comme des tiques affamées.

Elles injectent leur mort.

Rouges, bordées de piquants, elles naviguent librement. Elles percent, elles déchirent, elles se propagent.

La peau me pèse, comme si elle était devenue trop épaisse, trop étrangère, une armure de plomb qui m’empêche de bouger.

Je veux inspirer. Je veux sentir l’air. Mais mes poumons se contractent, étranglés par l’ombre rampante de ces envahisseurs invisibles.

Agglutinées en masse, formant des grappes de raisin pourri, elles grossissent, s’enflent, menaçant d’éclater et de libérer une souillure impalpable.

Grises, marquées d’une tache noire en leur centre, elles avancent comme une armée, leurs spores vénéneuses flotteront bientôt dans mes veines.

Je suffoque. Je suffoque.

J'étouffe sous ce poids insoutenable. L’infection s’installe, sournoise et implacable.

Elles attaquent mon sang sain, m’inoculent le virus, je meurs à petit feu.

Quinze-heures. J’arrive devant l'immense porte grise des urgences de l’hôpital, qui reste muette à ma panique. Je cherche en vain la solution pour la franchir.

Un interrupteur, vite un interrupteur !

— Ne panique pas ! Me souffle ma petite voie.

— Putain... Toi... Ce n’est vraiment pas le moment...

— Regarde à ta droite,

— Quoi ! À ma droite... ?

— Tu as une sorte de commutateur, appuie... Essaye.

Ouf ! Je suis sauvée.

— Je reste près de toi,

— Non, je n’ai pas envie !

Je lève les yeux et m’aperçois que des regards sont tournés vers moi.

— Ne sois pas sotte. Tu es seule. Je reste.

Assise sur une chaise, j’attends que l’on m’appelle.

Autour de moi, la clinique tourne sans relâche, une mécanique bien huilée où souffrance et silence s’entremêlent.

Les corps se déplacent, lentement, brisés, épuisés, dans une chorégraphie inconsciente, entre couloirs glacés et rideaux verts.

Des fauteuils roulants contre les murs, vides mais déjà prêts à accueillir d’autres âmes battues par l’attente.

Plus loin, des lits alignés, des silhouettes figées, comme des pièces qu’on déplace sur un échiquier trop grand, trop froid.

L’odeur est là. Pesante, étrange mélange d’antiseptique et de désespoir.

À ma gauche, des blocs d’attente où des corps immobiles tentent encore d’exister, séparés seulement par des voilages trop fins pour masquer la douleur.

Blouses blanches, allées et venues. Un ballet d’efficacité. Rien ne s’arrête. Tout fonctionne. Comme une machine implacable, insensible au chaos humain qu’elle régule.

Les gémissements fusent. Les râles s’étouffent. Parfois même, des cris arrachent l’air, résonnent contre les murs, s’effacent aussitôt dans l’indifférence clinique.

L’odeur de la mort rôde.

Et moi, perdue dans cette cadence, dans cette logique mécanique, je ne suis qu’une pièce de plus dans cette vaste machine hospitalière.

Je compte les gens qui étaient déjà présents à mon arrivée et espère. Mais c’est sans compter sur les urgences qui arrivent à tout moment.

Les portes battantes s’ouvrent brusquement.

D’abord, les accidentés de la route. Des corps ensanglantés, abîmés par le choc, sont transportés sur des civières, entourés de pompiers au visage fermé, concentré. Certains, à moitié partis, ne répondent plus à aucun stimulus. Prises en charge immédiatement, on les dirige sans attendre vers l’autre côté de la porte, dans l’urgence de leur état.

Puis viennent les éclopés des débuts de soirées. Des bagarres de rue ont laissé ici leurs traces, des visages tuméfiés, des bras lacérés, des oreilles marquées par des lames. Encore sous l’effet de l’alcool, certains sont engourdis par une violence dont ils ne mesurent pas encore l’impact. Installés sur des fauteuils roulants ou des brancards, sous le regard froid des pompiers, ils cuvent leur vinasse.

Et enfin, l’abandon silencieux. Une personne âgée, inconsciente après une chute à son domicile, est amenée sur un brancard. Son corps frêle est resté inerte pendant des heures, seul. Seuls les aboiements insistants de son chien ont alerté les voisins, qui ont fini par lui porter secours.

Les gémissements fusent. Les râles s’étouffent. Parfois même,

— Madame la Chance.

— Oui.

— Veuillez me suivre.

Je suis installée dans une pièce, assise, j’attends.

Un interne arrive avec des tubes vides et une seringue. Encore une !

Il me serre le bras droit à l’aide d’un garrot puis enfonce une aiguille pour prélever du sang.

— Ne bougez pas, le docteur va venir.

Dix, quinze minutes s’écoulent, je n’ai plus de notion du temps...

— Bonsoir Madame, Docteur Duray.

— Bonsoir, docteur.

— Vous vous êtes piquée avec une seringue ? C’est bien cela ?

— Oui, docteur.

— D’accord. Déjà, une fois le sang coagulé, il n’y plus aucun risque de contamination, en outre le HIV n’est pas volatil.

Donc, il n’y a pas de quoi paniquer. Mais, par mesure de sécurité nous allons procéder à des examens complets concernant des risques de contamination potentiel de HIV, hépatites etc... Nous aurons une réponse définitive dans trois mois car, le HIV ne se déclare pas avant.

Vous allez avaler ce cachet maintenant, puis, un autre dans six heures, entre les intervalles de ces cachets bleus il vous faudra compter les heures, puis en prendre un autre. Une infirmière va venir pour prendre rendez-vous pour un prochain examen.

Vingt heures quinze. Je sors de l’hôpital.

La nuit est tombée, mais elle n’apporte aucun apaisement. L’air est froid, ou peut-être est-ce juste moi qui tremble.

— Ça va aller... Me souffle ma petite voix.

Je me fige.

Ça va aller ?

Les mots résonnent en moi. Vide. Froid. Faux.

— Comment ça… VA ALLER ?

Ma voix éclate, brisée. Mais en moi, elle murmure différemment.

Trois mois… Trois mois à attendre. Trois mois… à faire des prises de sang. Trois mois… à avaler ces putains de médocs.

Trois mois… à me demander si je suis malade.

Je serre mes bras contre moi, mais c’est une autre peur qui m’enlace, qui m’étouffe.

— Je sais...

Je secoue la tête. Non. Non, il ne sait rien.

Les larmes montent.

Si seulement...

Mon souffle s’étrangle. Si seulement, je n’étais pas seule.

Et dans cette nuit, mon cri s’évanouit, noyé sous l’indifférence de la ville.

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