CHAPITRE 21 : UN ECRAN ENTRE NOUS

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CLAC.

La porte claque derrière moi. Le silence s’étire, épais, étouffant. La maison devrait être un refuge. Pourtant… rien ne s’apaise.

Mon souffle se bloque, coincé dans ma gorge comme un nœud de fil barbelé. Les mots s’échappent, tremblants, presque honteux :

À quelle heure… je dois avaler ces médocs ?

Ma voix résonne, fragile, dans le vide.

Un froissement. Un mouvement.

Douch’ka lève la tête, ses oreilles frémissantes à peine. Ses yeux dorés – deux lames brillantes – me fixent sans cligner. Attentive. Muette.

— Personne… ne me répond ?

Mon regard tombe sur la tasse. La tasse. Celle de ce matin, à moitié pleine, marron froid strié de traces de lèvres. Un témoin silencieux de l’heure où j’arrivais encore à faire semblant.

Je la saisis.

Un éclair de rage. Un geste brusque.

BANG !

La céramique éclate contre le mur. Des éclats volent, ricochent, tintent en tombant sur le carrelage. L’odeur âcre du café répandu monte, mélangée à celle de la poussière.

Mes poings se serrent. Mes ongles s’enfoncent dans mes paumes. Je hurle.

— ET MAINTENANT, QUELQU’UN M’ENTEND ???

La voix rauque, déchirée, se fracasse contre les murs.

Douch’ka ne sursaute même pas. Juste un frémissement de sa queue. Moi, je tremble. Tout vacille. Mes genoux cèdent. Je m’effondre.

Mon corps se replie, recroquevillé sur lui-même. Les sanglots montent, vagues après vagues, brûlants, suffocants. Je les étouffe dans mes mains, mais rien n’arrête la chute.

— À quelle heure… (un hoquet) …je dois avaler ces p****n de médocs… s’il vous plaît ?

Un ultime appel.

Douch’ka cligne lentement. Puis détourne les yeux. Un frisson me parcourt. Je veux juste un câlin.

— Viens, ma Douch’…

Elle ne bouge pas. Juste un imperceptible recul.

— Là… non merci. C’est transmissible, de l'homme aux chattes, ta maladie ?

Ses moustaches frémissent, ses pupilles se dilatent.

Je recule d'un pas, heurtant le mur. Le café froid suinte le long de la peinture. Ses yeux dorés me fixent - trop humains soudain.

— Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Tu me fais peur.

Laisse-la, Madame craint pour sa santé. Ricane la voix.

Je serre les bras autour de moi. Le sol tangue.

— À quelle heure… (un sanglot étouffé) … Dois-je avaler ces p****n de médocs… ?

Le silence.

Douch’ka cligne lentement des yeux puis les détourne. Et moi... Je suis là, assise au milieu de mon studio, à me désintégrer à petit feu.

Quand soudain, un éclair.

Une décharge électrique me transperce la poitrine, violemment, comme une explosion intérieure. Mon corps tout entier se tend, mordu par une douleur aiguë.

Mes doigts se plaquent instinctivement contre mon sternum, cherchant à contenir ce violent serrement qui me déchire de l’intérieur. Et dans ce chaos, je me lance malgré moi dans une fouille nerveuse.

Je palpe d’abord mon avant-bras, j’ai l’amer sensation que ma chair se délite sous mes os, comme une peau de chagrin froissée.

Mon souffle s’accroche, hésite, incapable de franchir cette réalité.

Un relief cartographique de ma ruine s’impose sous mes doigts. J’observe, figée. Horrifiée. Chaque ligne, chaque creux, dessine ma propre déchéance. C’est ça, mon corps ? Cette ossature apparente, ce vestige de chair amaigrie ?

La vérité me cloue sur place, implacable, terrifiante.

Un râle humide dans ma gorge. Mon souffle racle, siffle comme une fuite de gaz.

J’entends le grincement de mes articulations rouillées quand je lève un membre supérieur, il ressemble à un bois flotté décharné, articulé par des tendons trop tendus.

Dans la vitre de la cuisine, j’aperçois un spectre, pas moi, juste un négatif de moi. Des orbites creusées en puits noirs, des joues effondrées comme des tentes abandonnées.

MIAOU… Un bruit détonant dans le silence.

Douch’ka bâille, sa gueule rose béante révélant des crocs minuscules. Une haleine chaude et poissonneuse m’effleure. Elle tourne la tête, indifférente, méprisante, avant de cligner lentement, comme si elle réfléchissait.

Puis, d’une voix muette qui pourtant résonne en moi :

— Tiens, regarde ! Don Juan est sur ton écran… Ah, au fait. Pour ta prise de médicaments, à prendre à un intervalle de six heures par rapport à la pilule marron.

Une chape de plomb s’abat sur mes épaules tandis qu'elle détourne ses yeux. Et moi, je me désintègre à petit feu, mon regard accroché à l’écran de mon ordinateur tombé sur le canapé.

Dans ce silence oppressant, un léger cliquetis rompt l'immobilité, un présage d’échange qui vient troubler mes pensées.

— Mon cœur, tu es là ?   (Le clavier cliquette doucement.)   [Je sens mes mains devenir moites et mon cœur s’accélérer.]

— Oui.

— Comment vas-tu ce soir ? As-tu mangé ?

— Non, pas encore.

[Un frisson léger parcourt mon dos.]

Voix intérieure : « Ne te laisse pas attendrir par ses belles promesses. »

— Tu sais, il faut que tu manges pour être en forme.

— Oui, oui… Où es-tu ?

— Dans ma chambre d’hôtel, allongé sur le lit.   (Certo, sono a letto. – Bien sûr, je suis au lit.)

[Je retiens un soupir, mon cœur tiraillé entre envie et doute.]

— Tu en as de la chance !

— Oui, mais un lit n’est agréable que s’il est partagé, bientôt nous serons ensemble. Dis-moi, que fais-tu demain ?

[Je serre légèrement mon verre d’eau, sentant la tension monter dans mes bras pendant que Douch’ka se frotte brièvement contre ma cheville puis s’éloigne.]

— Demain, dimanche… Je serai à l’hôtel.

— Tu travailles les dimanches ?

— Euh ! Oui, comme dans la restauration… enfin, pratiquement tous les jours.

Voix intérieure : « Ne te laisse pas attendrir trop vite. »

— Je ne veux pas que tu bosses ces jours-là !

— Ah ! Et que dois-je faire alors ?

— Je ne sais pas, mais quand je serai près de toi, il sera hors de question que tu travailles le week-end.

[Ma poitrine se serre brutalement ; une douleur mêlée d’espoir m’envahit. Mon rêve : ne plus être obligée de travailler.]

— Tu me fais rire, tu crois que la vie est si simple !

— Non, bébé, je le sais bien. Mais je te trouverai autre chose.

— Et tu feras comment ?

— Ne t’inquiète pas, je connais beaucoup de gens.

— Tu es un homme important ?

— Oui, tu verras, je te le prouverai, mon cœur.

— D’accord.

[Un silence de quelques instants s’installe, mon cœur bat fort.]

Voix intérieure : « Ne te perds pas, Kalia, garde toujours le doute. »

— Je suis très sérieux, mon cœur. Un jour, tu n’auras plus envie de travailler…

— Et ?

— Tu resteras à la maison pendant que j’irai à la tâche, chez nous, ce sont les hommes qui subventionnent la famille.

[Je sens mes épaules s’alourdir, un pincement douloureux et de l’appréhension se mêlent à mon espoir.]

Voix intérieure : « Fais attention ! Tu mérites mieux que ses promesses en l’air. »

— Eh ! Tu n’es pas italien pour rien ! Dis-moi, es-tu déjà retourné en Italie ?

— Oui, cela ne fait que six ans que je suis en France.

— Et pourquoi as-tu quitté ton pays ?

— Ici, le marché est ouvert, les opportunités sont grandes et l’Angleterre est proche. À force de travail, j’ai su attirer de nombreux clients, la France a ses avantages.

— Ah bon ! Et pourquoi ?

— Parce que mes ventes de voitures se font surtout par voie maritime.

— Tu as créé ton affaire seul ?

— Lorsque j’étais en Italie, oui. Mais mon entreprise ne prospérait pas comme je le voulais.

[Douch’ka revient brièvement, se frotte contre mon pied puis s’étire nonchalamment sur un coussin.]

— Donc, tu es venu ici ?

— J’ai hérité de l’affaire de mon oncle après son décès.

— Tu as récupéré ses clients ?

— Oui, aussi.

— Et ton ex, tu l’as connue en France ou en Italie ?

— En France.

— Et tu t’es installé où ?

— À Lyon.

— Je connais Lyon… Ses alentours sont charmants. Nous habiterons là-bas, ou à Bordeaux, comme tu le souhaiteras.

[Un pincement d’incertitude traverse ma poitrine.]

— Je ne comprends pas…

— Comme je t’ai expliqué, j’ai toujours bossé pour que ma femme, ou mon ex et ma fille ne manquent de rien.

Voix intérieure : « Ne te laisse pas berner, Kalia ! »

[Douch’ka s’approche de nouveau, se frotte doucement contre ma jambe, puis repart jouer avec une mouche.]

— Mais pourquoi avoir divorcé ?

— Elle avait tout pour être heureuse, mais elle s’ennuyait, elle avait besoin de mouvement.

Voix intérieure : « Reste prudente, écoute bien ! »

— Tu sortais avec elle ?

— Non… J’étais rarement là, trop fatigué en rentrant.

— Oui, je te comprends.

— C’est peut-être pour ça qu’elle est partie voir ailleurs.

— Hein ?

— Oui… Avec mon meilleur ami. Et c’est pour ça que j’aimerais que tout soit différent avec toi. Mais, bon…

Voix intérieure : « Ne te laisse pas séduire trop vite ! »

— Mais bon… Quoi ?

— Rien.

— Comment ça, rien ?

— Si je te le dis, tu vas te fâcher.

— Non, vas-y maintenant.

— Eh bien… Je ne peux pas encaisser mon chèque.

— Hein… Comment ça ?

— Mon compte est bloqué.

— Je ne comprends pas.

— Les ventes ont dépassé mes attentes, et la banque bloque tout.

Voix intérieure : « Fais attention, ces belles paroles cachent tout. »

— Alors, comment vas-tu faire pour rentrer ?

— Je ne sais pas… Je ne voulais rien te dire, parce que tu es important pour moi.

— Ben voyons…

— Si tu m’aides à rentrer, je te promets de te rembourser. Je te jure sur la tête d’Alicia – tu sais combien ma fille m’est chère.

[Douch’ka se déplace et pose une patte avec insistance près de moi.]

— Oh oh ! Attends, je ne suis pas Crésus. Combien coûte un billet d’avion ?

— Pas trop cher, cent-cinquante euros.

— Quand même, trois cents euros au total…

— Je le sais, bébé, mais quand il y a parole, c’est sacro. (Certo, è sacro. – Bien sûr, c’est sacré.)

— Et comment dois-je procéder pour t’envoyer l’argent ?

— Ne parlons plus de ça pour l’instant, mon cœur. Parlons d’autre chose.

[Un silence chargé s’installe, mes émotions vacillent entre espoir et doute.]

— Écoute, franchement, je dois réfléchir et j’aimerais aller me coucher.

— Oui, je comprends. J’attendrai que tu finisses ton travail demain, et je t’expliquerai comment faire. Va te coucher, mon cœur.

— Oui, à demain.

— À demain, mio cuore (mon cœur), bisou.

— Bisou. Dors bien.

La dernière ligne de François brille encore à l’écran : « Dors bien. » Le silence s’installe, lourd, pesant, comme un suaire humide sur mes épaules.

Trois cents euros. Ces mots résonnent dans ma tête, leur poids devient palpable, presque physique. Une somme dérisoire ? Une somme décisive ?

Je referme lentement l’ordinateur, mais pas mon esprit. Lui, il refuse le repos.

Il cherche des explications, remonte chaque échange, décortique la moindre phrase. Il doute. Mais il espère aussi.

Alors je recommence. Je rejoue le dialogue. Mot après mot.

L’écran n’est plus là, mais les messages restent imprimés dans mon esprit.

« Mon cœur, tu es là ? » Les lettres s’affichent dans ma mémoire, tapées sur l’écran quelques instants plus tôt. « Oui. » Ma propre réponse me semble étrangement fragile, maintenant. « Tu sais, il faut que tu manges pour être en forme. » Un frisson dans ma nuque. Il s’inquiète vraiment, non ? « Non, bébé, je le sais bien. Mais je te trouverai autre chose. » Je ferme les yeux, m’accroche à ses promesses.

Je veux y croire. Je dois y croire.

Mais quelque chose coince. Quelque chose résiste.

Trois cents euros… Je répète ce chiffre dans ma tête, encore et encore, comme pour l’apprivoiser.

Je laisse mon corps glisser sous les draps. Mais le sommeil, lui, tarde à venir.

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