CHAPITRE : 22 MURMURES ET CERTITUDES

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— Coucou bébé, tu as fini ton travail ?

— Oui, je rentre à l’instant.

— D’accord mon cœur. Je peux t’expliquer la procédure à suivre ?

— Je t’écoute.

Ma main se referme lentement sur la souris. Un frisson glacial me parcourt l’échine.

— Rends-toi dans un bureau de tabac et achète un coupon de trois cents euros. Ensuite, tu m’indiqueras les chiffres imprimés dessus.

Mon palpitant s’emballe soudain. Le mot "coupon" résonne dans ma tête. Un morceau de papier ? Pourquoi ? La panique monte, ma gorge se serre. L’air semble se raréfier autour de moi.

— Hein... Un bon ? Mais... c’est quoi exactement ? Pourquoi pas de l’argent liquide ? Je ne vais pas t’acheter un ticket !

La sueur perle à ma nuque. Dans la cour, un bruit strident me vrille les tempes. Je me lève et claque la fenêtre.

— Ne panique pas... Je t’explique. Va chez le buraliste et procure-toi un voucher du montant convenu. D’accord ?

Mon estomac se noue. Je tiens ma tête entre mes mains. Coupon... Bureau de tabac... Les mots tournoient dans mon crâne.

— NON ! Pourquoi pas un virement direct ?

— Écoute-moi... Calme-toi... Je vais tout détailler. Tu te rends simplement...

Ma respiration s’accélère. Une douleur transperce ma poitrine. Je sens le sol se dérober.

— Non, j’exige une explication maintenant ! Cette méthode est incompréhensible !

— C’est le seul moyen pour que je récupère les fonds.

Un battement sourd pulse à mes tempes. Les premiers acouphènes grésillent. Le brouillard s’installe.

— Pourquoi ?!

— Tu n’as pas accès à mon RIB. C’est une transaction courante, tu sais.

Un semblant de logique m’effleure... puis l’inquiétude revient en vague. Pourquoi ce détour ?

— Oui, c’est vrai... Mais pourquoi ce système ? Les virements sont si simples...

— Attends... De quoi as-tu peur face au vendeur ?

— Mais rien... Tu lui demandes ce que tu veux, c’est tout.

J’imagine le buraliste lever un sourcil sceptique, les clients étouffant des rires derrière mon dos. Va-t-il me comprendre ?Une nausée monte.

— Bien sûr qu’il comprendra. Ils font ça quotidiennement.

Douchka se dresse contre la baie vitrée, griffe le verre et miaule avec insistance.

— Une fois le ticket en main, tu me communiqueras les numéros imprimés. OK ?

Ma vision se brouille. Codes... bon... Je suis au bord des larmes.

— Tout se bouscule dans ma tête. Je suffoque.

— PAS D’ACCORD ! Pourquoi ces numéros ?!

— La banque les utilise pour créditer mon compte. Fais-moi confiance, bébé.

Une raideur vient me paralyser la nuque.

— Et ta banque dans tout ça ?

— Je déposerai le bon, puis je retirerai l’argent. Compris ?

Je ferme les yeux. Une pression sourde écrase mes tempes.

— Et après, tu achèteras nos billets ?

— Exactement, mon cœur... C’est pour ça que j’ai besoin de toi. Je te guiderai pas à pas. Aucune crainte à avoir.

Peut-être que... peut-être.

— Et si... je n’y arrive pas ?

— Mais si, voyons ! J’ai toute confiance en toi. Je t’attends.

Dans l’entrée, luttant contre mon manteau.

Étape 1 : la banque. Étape 2 : le tabac.

Ne pas faillir. Trois cents euros. Ma conscience ricane, sifflant à mon oreille : "Kalia, pauvre dupe. Tu t’enlises dans la toile, les yeux ouverts." Je serre mon sac contre ma poitrine. "C’est pour François. Il est sincère. L’argent ? Un prêt éphémère… il reviendra avec les sésames bleus."

D’une main tremblante, je l’ouvre, plonge mes doigts dans mon portefeuille. Enfin, mon pouce effleure le rectangle glacé. La puce métallique mord ma peau comme un reproche.

Sur le trottoir, quelques instants plus tard.

Décembre s’acharne, un froid tranchant s’infiltre sous les étoffes, insensible aux supplications muettes.

Autour de moi, la ville s’étire, indifférente. Le ciel, chargé de plomb, pèse sur le monde. Front bas, pas précipités, je glisse entre les silhouettes emmitouflées dans leur chaleur égoïste sans les voir.

Dans ma tête, les mots s’emmêlent, se cognent, se déforment, coupon, chiffres, ciel, confiance, bitume gelé, le sol résonne sous mes pas trop rapides, dérisoire tentative de fuite.

Devant le distributeur.

Le DAB solitaire dresse son écran bleuté contre le mur gris. Un piédestal de vulnérabilité. J’enfonce la carte. Le clavier luit, minuscule cercle d’enfer. Concentre-toi. Le code. Le maudit code. Mes phalanges planent, traîtresses. 2… 5… Non, 7 après le 5, pas 6 ! Un BIIIP strident lacère l’air. "CODE ERRONÉ." La honte me brûle les joues.

Dans mon dos, une ombre toussote. "Pardonnez-moi…" Souffle coupé, j’efface d’un doigt fébrile. Nouvelle tentative. Les touches s’enfoncent sous mes doigts tremblants, collantes, glacées.

Mon pouce hésite. Trop tard. Enfin, le ronron du monstre crache trois billets vert pâle. Je les arrache, billets de complice.

Devant le vendeur.

Un battement. Puis un autre. Respire.

Enfin, d’une voix tremblante, à peine plus qu’un murmure.

— Bonjour… euh… pourrais-je… avoir un coupon… de trois cents euros, s’il vous plaît ?

Il relève les yeux. Trois cents euros. L’espace entre nous s’étire, comme s’il pesait chaque syllabe.

— Trois cents euros ?

— Oui.

Mon bras se tend, trop raide, trop brusque. Les billets collent à ma paume moite comme s’ils hésitaient à quitter mes doigts.

Il les prend. Son geste est sûr. Trop sûr. Il me tend le coupon.

— Voilà.

— Merci.

Je fixe ses yeux, tentant d’y trouver une habitude, une lassitude quelconque, quelque chose qui me murmurerait "C’est normal. Ce n’est rien."

Mais je ne trouve rien. Juste cet échange clinique, mécanique. Et moi, toujours vacillante.

J’ai réussi, j’ai réussi ! J’ai compris...

Je rentre. Les bruits familiers résonnent à travers la porte.

Vlan ! Un premier claquement sec, suivi aussitôt par une voix de mère, douce mais pressée :

— Allez, dis au revoir !

Un murmure étouffé d’enfant, puis le chuchotement d’une doudoune qu’on ajuste sur des épaules trop petites.

D’autres pas montent l’escalier, un brouhaha soudain envahit le palier. Des chaussures raclent le sol, des sacs s’entrechoquent.

­— Tu as dit merci à tata ?

Bam ! La porte de la nounou s’ouvre. Une vague de cris d’enfants éclate, mêlée aux salutations rapides des mères qui récupèrent leurs petits.

— À demain !

— Oui, bonne soirée !

— Allez, on y va.

Puis les portes se referment une à une. Certaines doucement, d’autres dans un claquement vif.

Et moi, toujours là.

Sur mon écran, toujours rien. La conversation reste figée sur ces derniers mots : « À tout de suite. »

Trois mots qui, soudain, semblent trop vagues.

Mes yeux restent rivés sur l’écran. Rien ne bouge.

— Tu comptes vraiment attendre comme ça ?

— Il m’a dit qu’il rentrait.

— Pff. Il t’a dit beaucoup de choses.

— Et alors ?

— Alors... regarde ton écran. Toujours rien.

— Ça va venir.

— Ah, cette patience naïve. Elle est presque touchante.

— Il est juste occupé.

— Bien sûr. Juste occupé. Tu sais ce qui est drôle ? Trop occupé pour répondre.

Mes doigts tapotent nerveusement le bord du clavier. L’agitation dans l’escalier s’estompe, le silence revient peu à peu.

Crac ! Une porte claque encore. Derniers départs.

Mon souffle se suspend une seconde. Je relâche mes épaules.

Mais la Petite Voix ne disparaît pas. Elle attend. Elle observe.

Une porte claque encore. Derniers départs.

« Bébé, c’est fait. Je rentre. »

Il rentre, oui... mais avec qui ?

Un nouveau message s’affiche.

— Me revoilà, ma petite chatte !

Mes doigts hésitent au-dessus du clavier.

— As-tu l’argent ?

— Oui, tout est réglé. J’ai même déniché deux billets pour aujourd’hui. Une vraie trouvaille !

Mon cœur bat plus vite. Soulagement ou crainte ?

— Vraiment ?

— Tu sais bien que je ne te mens jamais. S’il te plaît... cesse de douter. Chaque méfiance me transperce.

Ma mâchoire se desserre légèrement.

— Attends... Je dois faire les courses, que prend Alicia au petit-déjeuner ?

— Pain, Nutella, comme tous les enfants !

— Et comme boisson ? Oh ! Un jus d’orange elle doit adorée ça, ou peut-être un chocolat chaud ?

— Oui, elle va adorée ta boisson cacaotée maison.

Une seconde d’arrêt. Mon esprit vagabonde avec ma joie.

— Parfait. Je file aux commissions alors. Au fait !!! Ton vol est à.… ?

— 17h57. On atterrira vers 20h.

— Idéal ! J’aurai le temps de préparer le dîner. Des envies particulières pour le souper ?

Je fixe l’écran. Mon souffle ralentit.

— Tout ce que tu cuisineras. Mais sache que j’aurai surtout... une autre.

Un silence. Juste l’écran devant moi. Juste moi et ces mots suspendus.

Enfin, sa réponse s’affiche.

— À ce soir, mon petit ange.

Mes doigts frôlent les touches, mais je ne bouge pas. Le monde autour s’efface, la pièce est calme. Trop calme. Pendant un instant, je reste immobile. Puis, presque instinctivement, j’attrape mon sac cabas.

Il rentre ce soir. Le coupon est entre ses mains. Tout est réglé. Alors moi, je file aux courses.

Je tourne la tête vers le fauteuil, là où ma chatte s’étire avec une lenteur indifférente.

— Toi, au moins, tu n’as jamais de doutes…

Elle cligne des yeux, s’étire encore, avant de se rouler en boule comme si de rien n’était.

— Chanceuse.

Je secoue la tête et me dirige vers la porte.

L’air froid s’engouffre aussitôt, mordant, vif, comme une gifle réveillant mes pensées. Instinctivement, je resserre mon écharpe autour de mon cou, cherchant une chaleur illusoire.

Mon sac cabas sous le bras, me voilà partie, toute guillerette, faire mes emplettes.

Qu’il est bon de faire des achats autres que pour soi ! Réaliser un désir, satisfaire un plaisir.

Un pas, puis un autre. Mon rythme se modifie peu à peu. La rue s’anime sans moi, des marcheurs passent, affairées. Les échos de conversations volent autour de moi, mais je n’y prête pas attention.

Moi, j’accroche mon esprit à ce simple instant : acheter, remplir, préparer. Comme si tout était parfaitement à sa place.

J’arrive au monoprix et instinctivement, et me dirige vers le rayon petit déjeuner, je tends la main et saisis un pot de pâte à tartiner. Et me souviens lorsque, enfant, notre mère nous préparer de délicieuses tartines.

La maison embaumait l’odeur de pain grillé. N’ayant pas de toasteur, elles nous les faisaient dorer dans une poêle. Assise à table, j’attendais patiemment, ce petit morceau carré, bronzé de tous côtés. Habillée d’une première épaisseur de beurre au sel de Guérande, elle y en ajoutait une seconde, de Nutella.

Je la faisais ensuite baigner dans mon lait chaud. Sous la douceur du sucré apparaissait le croquant salé des petits cristaux. Que de souvenirs délicieux.

Aime-t-elle les bonbons ? Je suppose que oui, comme tous les enfants.

Je veux la comblée, je ne désire que son bien-être, je souhaite la rendre heureuse. J’opte donc pour un petit délice pétillant et me rends au rayon sucreries, je suis comme une enfant devant tous ces sachets aux multiples couleurs et saveurs.

Voyons voir, quelles friandises choisir ? Que prendraient mes trois loulous ? Je sais. Je sélectionne des friandises aux goûts acidulés : lapins crétins, têtes brûlées et petits nounours, sans oublier les incontournables fraises Tagada.

J’opte pour un petit dîner simple tel qu’une viande rouge accompagnée de légumes, fera, je crois le bonheur de tous. Mince je n’ai pas de ketchup pour la petite ? Je pars directement lui en chercher. Je ne veux rien oublier. Une salade verte en accompagnement avec le fromage et le mets sucré. J’ai envie de déguster du champagne ce soir !

En apéritif et en dessert, il conviendra divinement. Avec le plat, ma préférence au niveau du vin rouge se dirigera sur un Côte de Bourg. Bon, je pense n’avoir rien oublié ! Ah si... Mince, une boisson pour Alice ! C’est avec les bras chargés que je repars à l’opposé du supermarché et lui choisit une bouteille d’Orangina.

Ouf ! Enfin arrivée !

Sur la porte de l’ascenseur, une affiche. EN PANNE.

Tiens, il ne manquait plus que ça.

Péniblement, j’entame la montée des trois étages, chaque marche une provocation muette.

— Non Douch’, sors ta truffe de là, il n’y a rien pour toi dans ces sacs.

— Vraiment ? Pas même un peu d’illusion ?

— Allons, allons... Jolie minette ne sens-tu rien venir ?

— Qu’est-ce que tu essaies de me faire dire ?

— Ce qui est évident. Les effluves du mensonge...

— Il n’a rien fait.

— Oh, la touchante naïveté... Un chef-d’œuvre.

— Laisse-lui le bénéfice du doute.

— La confiance aveugle t’a déjà coûté cher, non ?

— Tu te nourris de suspicion, c’est lassant.

— Moi, je vois clair. Toi, tu t’accroches à des chimères.

— Va-t’en maintenant, je vais cuisiner.

— Évidemment. Une belle distraction.

— Bonne soirée.

— Escroc.

Le souper concocté, je m’emploie au dressage de la table que j'habille d’une nappe blanche en lin hérité de ma grand-mère, de couverts en inox et d’assiettes blanches, ornées d’un liseré de couleur doré. Au centre, je place un bouquet de fleurs champêtres.

Mon Dieu ! Mais comment dois-je m’habiller ?

— Reste en pyjama, tu es très élégante dans cette tenue. Ah ah ! Ou alors, en tenue de deuil... pour enterrer tes dernières illusions.

J’adopte une tenue décontractée : un jean noir avec un col roulé bleu marine, un léger maquillage pour donner un peu de couleur et me voilà prête.

Je ressens un mélange d’anxiété et de joie que j’essaie de canaliser. Chaque geste est mesuré, chaque respiration un effort conscient pour ne pas laisser l’agitation prendre le dessus.

Je fais un dernier tour de l’appartement, mon regard glissant sur chaque détail. La table est impeccable, les coussins bien disposés, rien ne dépasse. Pourtant, je lisse machinalement un pli sur la nappe, ajuste un objet sur la commode sans réelle nécessité. Comme si ce rituel pouvait me donner l’assurance que tout se passera exactement comme prévu.

Vingt-heure arrive à grands pas.

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