CHAPITRE 2 : LE MIROIR DU BUS

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C’est parti.

Huit heures plus tard, l’odeur de l’eau de Javel s’efface, remplacée par celle de la transpiration et du bitume chaud. Mes bras tremblent encore, engourdis par les gestes mécaniques du ménage. L’uniforme est tombé, troqué contre des vêtements civils, mais la fatigue, elle, s’accroche

Sous mon siège le bus tonne telle une bête rugissante dont le moteur tonne, profond, régulier. Un grondement lourd, cadencé, qui se répand comme une pulsation sourde dans tout l’espace confiné, faisant trembler la vitre contre mon épaule. Le siège en skaï usé grince à chaque cahot.

Cette fois, direction mon deuxième travail. Un autre monde : les enfants. Leur énergie, leurs cris, leurs rires. Un contraste saisissant.

L’air à l’intérieur est dense, presque palpable, chargé de mille effluves mêlés qui forment une tapisserie olfactive complexe : le revêtement usé et chauffé des sièges sur lesquels des générations se sont frottées, le métal chaud des barres de maintien que des mains innombrables ont poli, un parfum sucré-écœurant qui flotte par vagues (un flacon égaré dans un sac ?), et cette persistante odeur de boisson tiède d’un café, ou d’un thé qui semble imprégner l’atmosphère.

Les bruits, eux, s’entrelacent en une partition urbaine familière : le cliquetis mécanique du tableau de bord, le déclic du conducteur actionnant le signal sonore à chaque arrêt, un ding dong aigu, régulier comme un battement de cœur électronique. Lorsqu’un arrêt approche, il résonne plus fort, plus clair, presque solennel dans son annonce : ding dong un appel, un signal d’attente dans la chorégraphie bien réglée de ce trajet.

Je tourne doucement la tête vers la gauche, mon regard glissant sur les passagers. Un homme, assis un peu plus loin, veste froissée, épaules légèrement voûtées par un poids invisible, tapote frénétiquement sur l’écran de son téléphone. Le claquement sec de ses pouces sur le verre, rapide, pressé, rythmé par une concentration intense. Son sac, posé à ses pieds est entrouvert, laissant entrevoir une pile de papiers, dossiers ou factures, une vie entière comprimée dans cet espace étriqué.

Plus loin, sur un siège jumeau, une femme aux lunettes épaisses qui lui donnent un air studieux est absorbée par un roman. Ses lèvres bougent imperceptiblement, formant silencieusement les mots, comme si elle murmurait une incantation ou une chanson intérieure. Quand elle lève enfin les yeux, c’est pour consulter l’écran lumineux indiquant le prochain arrêt, avant de replonger instantanément dans les lignes imprimées, son havre de paix.

Le bus ralentit, grognant, puis s’immobilise dans un grincement métallique étiré. Les portes s’ouvrent avec un pssch pneumatique. Un ballet s’engage : des silhouettes montent, d’autres descendent, pressées.

L’ouverture révèle un court instant un microcosme de la ville : une mère, visage tiré mais illuminé d’un sourire fatigué, un bras protecteur enserrant un enfant qui serre contre lui un jouet coloré ; un homme en costume-cravate impeccable, téléphone collé à l’oreille, front soucieux ; un vieux monsieur, dos courbé, serrant contre lui un sac plastique transparent gonflé de journaux. La foule se déplace, envahissant fugacement l’espace réduit, puis se déleste, se recompose à chaque station.

Un jeune homme monte à son tour, agile. Dans une main, un thermos chromé, dans l'autre un gobelet fumant. Un nuage de vapeur s’en échappe doucement. Près de lui, la mère resserre instinctivement son enfant contre elle, penche la tête et lui chuchote des mots doux, secrets, masqué par le bruit du moteur.

Bip! Le signal retentit à nouveau, aigu, un avertissement pour l’arrêt suivant. Un autre passager se lève, se faufile vers la sortie. Ses pas résonnent brièvement sur le plancher avant que la porte ne se referme avec un clac sec et définitif. La machine reprend son souffle, le moteur hurle de nouveau, la cadence implacable reprend. Le bus s’ébranle.

Je reste un instant suspendu, à observer, à écouter, à sentir. La scène est ordinaire, banale, mille fois vue. Pourtant, aujourd’hui, elle me semble riche d’une humanité crue. Chaque odeur, chaque son, chaque regard furtif, chaque détail compose ce tableau vivant, mouvant. Cette routine, pour un bref instant, devient tout ce qui compte, un concentré de vie.

Je suis assise côté fenêtre, le front presque contre la vitre froide. Devant moi, sur la banquette transversale, deux adolescentes sont plongées dans une bulle dont elles sont les seules habitantes. Leur conversation, vive, énergique, sans filtre, fuse par-dessus le ronron du moteur. Elles semblent totalement absorbées par leur monde, leurs codes, leur langage.

— Non mais sérieux, tes cheveux aujourd’hui… TROP STYLÉS ! lance l’une, une blondinette aux cheveux raides comme des baguettes de pluie.

Elle lisse une mèche rebelle entre son pouce et son index avec une satisfaction manifeste, tout en levant un sourcil conquérant.

— Bah normal, ça va trop avec ma veste ! rétorque son amie, une bouclette brune aux boucles volumineuses qui dansent autour de son visage quand elle secoue la tête en riant. Elle joue négligemment avec une mèche près de sa tempe en se grattant la tête, l’air fière comme Artaban.

Instinctivement, mes yeux se baissent, mon regard intérieur tombant sur le reflet flou de mes propres cheveux, hâtivement attachés en queue-de-cheval ce matin, sans grâce. Une mèche rebelle s’en échappe. Je la saisis machinalement entre mes doigts. Rêche, terne, loin, très loin d’être "stylée".

Leur échange se poursuit, rapide, joyeux, insouciant, comme une rivière qui cascade.

Les téléphones, prolongements naturels de leurs mains, glissent, tournent, sont brandis. Leurs mains s’étendent sous la lumière tamisée filtrant par la vitre du bus, comparant avec sérieux leurs ongles vernis, échangeant des regards complices et des commentaires muets.

— Le nude, c’est classe, genre sophistiqué, commente la blonde en tapotant son écran pour montrer sa manucure discrète, un sourire un peu sournois aux lèvres. — Mais ton noir là, ça fait trop badass ! Dark vibes, tu vois ?

— Ouais, grave ! répond la brune avec un petit mouvement de tête affirmatif qui fait valser ses boucles, soulignant son style vestimentaire avec une évidence désarmante. — Ça va carrément avec le cuir et les rivets de ma veste, nan ?

Elles éclatent de rire ensemble, un son clair et jeune. Leurs regards, comme attirés par un aimant, dérivent vers leurs mains respectives, admirant leur travail.

— Attends… mate les mains de ma mère, lâche soudain la brune, baissant la voix comme pour une confidence cruciale, une mimique d’étonnement exagéré sur son visage, main devant la bouche comme pour retenir un rire.

Mes propres mains, avant même que ma conscience ne le réalise, se crispent. Je les regarde, comme si c’était la première fois. Les phalanges légèrement marquées, la peau un peu rêche par endroits, les traces discrètes du travail, du froid, du savon. Les stigmates du quotidien réel.

Instinctivement, je les glisse sous les pans de ma veste, comme pour les cacher, les protéger d’un jugement que je sens poindre.

— Pire ! poursuit la brune, retirant ses doigts de sa bouche avec un petit geste théâtral. Hier j’ai capté un truc… Genre, vraiment secs. Comme si elle avait poncé du béton toute la journée, sans gants ! Trop chelou.

Elle roule des yeux vers le plafond du bus, expression dramatique au maximum.

Son amie blonde secoue vigoureusement la tête en pouffant de rire, mimant une expression de dégoût absolu, le nez plissé.

— Beurk ! Grave !

Je serre les doigts plus fort autour du tissu épais de ma veste, comme si cette pression pouvait effacer la sensation de rugosité, effacer ce que je viens d’entendre, ce miroir tendu.

Leurs voix légères continuent, insouciantes, sans la moindre idée des éclats qu’elles viennent de lancer, des écailles qu’elles viennent de soulever.

— Et franchement, c’est pareil avec leurs cheveux, enchaîne la blondinette, levant les yeux au ciel avec une lassitude feinte, croisant les bras sur son torse menu. — Genre, zéro effort.

— Mais oui ! Je lui dis tout le temps de faire un truc. Je ne sais pas… renouveler sa couleur ? Un soin profond ? Un vrai changement quoi ! insiste-t-elle. Elle fait une grimace éloquente, comme pour imiter une transformation spectaculaire, avant de hausser les épaules, résignée. Mais nada. Du coup, elle garde ses longueurs mortes.

Ma main droite, presque malgré moi, glisse sur ma nuque, effleurant mes propres longueurs. Cela fait combien d’années que je n’ai pas pris le temps d’un vrai soin ? Que je me contente d’un shampooing basique et d’un coup de brosse rapide ?

La brune renchérit en riant, secouant à nouveau sa crinière bouclée.

— Chez moi c’est pareil ! Elle laisse ses cheveux en mode sec et sans forme… Un vrai nid à oiseaux parfois, je te jure !

Je resserre involontairement ma mâchoire, un muscle qui tressaute près à mon oreille. Un silence bref s’installe, vite rompu.

— Franchement, elles se laissent trop aller ! conclut la blonde, comme un verdict sans appel.

Un nouveau silence, plus lourd celui-là. Puis la brune passe rapidement sa langue sur ses dents, un geste furtif, automatique, un sourire fugace qui révèle l’éclat métallique de son appareil dentaire sous la lumière crue des néons du bus.

— Mais sérieux, le pire, c’est qu’elles ne font même pas gaffe à leurs dents, ajoute-t-elle, baissant encore la voix dans une confidence cruelle. Elle écarte légèrement les lèvres, offrant une vue fugace sur les bagues et les fils. Moi, avec ça, je suis obligée de faire hyper gaffe, brossage trois fois, fil dentaire, tout le tintouin. Mais elles… Rien. Trop la flemme, on dirait. Zéro investissement.

Je me fige sur mon siège. Littéralement. Avant même de former une pensée consciente, ma langue explore machinalement mes propres dents. La sensation familière de rugosité par endroits, l’alignement imparfait d’une canine, la petite cassure ancienne sur une incisive, souvenir d’une chute d’enfance jamais soignée. Une honte sourde, brûlante, monte en moi

Le petit miroir à main de la blonde tourne encore entre ses doigts habiles, leurs reflets adolescents y glissent furtivement, éclatants de jeunesse et d’insouciance.

Un nouvel éclat de rire fuse, cristallin, complice. Une bulle de légèreté dans l’air confiné.

Leur conversation, légère pour elles, fuse soudain vers moi comme des flèches acérées, trouant la bulle d’indifférence où je tentais de me réfugier. Me frappant avec une force inattendue, brutale. Leurs mots, si simples, si crus, résonnent en moi avec la puissance d’un glas : je ne peux plus continuer à faire semblant. A ignorer. A me cacher.

Mon reflet dans la vitre tremble et se dédouble sous les secousses de la vitesse, mon visage pâle, mes traits tirés, exposés sans pitié à la turbulence du déplacement. Et soudain, dans ce miroir mouvant et brutal, tout devient d’une évidence aveuglante.

J’ai ignoré ces signaux, ces petites voix intérieures, ces négligences accumulées, jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à cet instant précis. Mais maintenant, face à ce reflet et aux paroles cruelles de ces adolescentes, je ne peux plus feindre. Je suis cette femme que j’ai toujours évitée de voir.

Le bus ralentit pour approcher un feu rouge. Une longue traînée lumineuse, écarlate, s’étire dans l’habitacle, projetant une ombre allongée et dramatique sur mon visage, comme un voile, comme un signe du destin. Une étape franchie. Un point de non-retour. J’inspire profondément, à fond, comme pour la première fois, sentant mes poumons se gonfler d’un air neuf, d’une résolution nouvelle. C’est le moment. Plus d’attente.

Demain… Oui, demain, je refuse catégoriquement d’être encore cette femme-là, figée dans ce reflet pitoyable. Il est grand temps que je prenne soin de celle que je suis. Que je me redécouvre.

Le bus s’immobilise complètement. La lumière rouge du feu, intense et vive, inonde l’habitacle, baignant les visages d’une lueur artificielle. Elle glisse sur mes traits, traçant une frontière nette, invisible mais tangible, entre l’ombre d’hier et la lueur ténue de maintenant.

Je prends une inspiration profonde, longue, un souffle qui semble ouvrir une brèche dans ma poitrine, déchirer un voile. Comme si je respirais vraiment, pleinement, pour la première fois depuis des années.

Pas plus tard. Pas demain. Maintenant.

Avant même que ma pensée n’ait achevé de formuler l’intention, mes jambes bougent, poussant mon corps vers l’avant, vers la sortie. Un mouvement instinctif, irrépressible.

Il est l’heure de descendre. L’heure de naître à nouveau.

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