CHAPITRE 8 : SEPT KILOMETRES D’EVASION

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Le lendemain matin, je me réveille avec une énergie pétillante, le souvenir de la veille flottant encore en moi. Une belle journée passée, des instants légers qui ont laissé leur trace. Aujourd’hui, e me sens prête à affronter une nouvelle journée de travail avec entrain.

Je m'habille, prends mon petit-déjeuner. Douchka, ma fidèle compagne, se frotte contre mes jambes en ronronnant. Je me penche pour la caresser, son regard orangé posé sur moi

Je quitte l’appartement et me dirige vers l’hôtel en passant par le métro. Le rythme familier des wagons accompagne mes pensées, les écrase contre la vitre embuée du matin. Dans les couloirs de l'hôtel, l’odeur des produits d’entretien me frappe, ce mélange de propreté et d’épuisement imprègne les murs.

Je monte dans mon étage de travail et comme un mauvais présage, Isabelle surgit devant moi. Elle me cherchait ou quoi ? Ce n’est pas son secteur aujourd’hui.

— Kalia, ma chère Kalia ...
Elle avance avec son sourire faussement bienveillant, celui qui semble chaleureux mais n’est qu’une façade. Elle veut croire que nous sommes égales. Comme si, sous prétexte d’avoir élevé seule sa fille, survécu à son départ de Bulgarie et accueilli une mère absente sous son toit, elle pouvait se permettre de juger lesa autres.

Son regard m’attrape déjà, trie, analyse, toujours à l’affût de la moindre faiblesse à exploiter.

— Oh, ma chérie ! Ta coupe te va à ravir !
Sa voix traîne les syllabes, son accent roulant comme un rideau de velours.
— Merci…
Elle tourne autour de moi, me scrute comme un bijoutier jaugerait une pierre.

— Tourne-toi, que je regarde un peu.
Je pivote, contre mon gré, sentant déjà le piège se refermer.
— Ah ! soupire-t-elle avec une tristesse exagérée. Exactement ce qu'il faudrait à ma mère ! Hélas...

Elle se penche vers moi, son souffle chaud frôlant mon oreille.
— À soixante-dix ans, elle croit encore séduire le portrait de Jivkov dans le salon ! Une vraie muraille !
Un frisson me traverse. Voilà. Ça commence.

— Je te remercie, Isabelle. Dis-moi clairement que j’ai une coupe démodée !
Elle lève les mains en feignant l’innocence, mais son sourire à peine esquissé trahit sa condescendance.
— Non, non, tu es vraiment superbe… mais…

Ce "mais", venimeux, suspendu dans l’air, laisse entrevoir l’estocade.

— Ces racines…
Elle claque la langue avec une fausse commisération.
— Serait-ce un hommage à nos mines de Pernik ?
Son regard s’attarde, insistant, lent. Triomphant.
Elle s’éloigne enfin, fière d’elle, et moi, je la regarde partir, le souffle court, la mâchoire serrée.

À peine ai-je le temps de reprendre mes esprits qu’une voix tranchante fuse derrière moi.
La gouvernante surgit, une boule de nerfs en costume noir.

— Kalia, vous avez encore oublié les serviettes dans la cinquante-six, de plus, vous n'avez pas fait les poussières derrière la télévision ! Veuillez, je vous prie, vérifier votre bip, vous êtes injoignable ! J'ai besoin de toute urgence de la chambre vingt-sept, les clients sont à la réception. ILS ATTENDENT...
— Oui, Madame.

Comme elle est arrivée, elle repart.
Oh non... La voilà qui fait demi-tour.
— Veillez à arriver à l'heure demain. Je vous rappelle, la manifestation des gilets jaunes !
— Oui, Madame.

Je patiente, immobile, jusqu'à ce qu’elle disparaisse enfin.
Les "Oui Madame" de la journée résonnent dans mon esprit comme des coups de marteau.
Isabelle et ses racines-charbon… "LES SERVIETTES KALIA !" hurlé comme un ordre militaire, vibre encore dans mes oreilles.
Son sourire en coin lorsque j’ai oublié mon éponge dans la salle de bain de la chambre 107 me brûle encore les yeux.

Amen, je murmure entre mes dents serrées. Toujours Amen. Être toujours à genoux.

Mon regard cherche un refuge. Il me faut un endroit, un coin à l’abri des regards, loin des ordres criés et des sourires condescendants. Je pousse une porte et m’engouffre dans un petit vestiaire oublié, là où personne ne viendra me chercher.

Et soudain, une colère noire explose en moi, comme un volcan déversant sa lave. Sans réfléchir, j'assène un coup de poing contre l'armoire métallique. Ici, dans ce réduit silencieux où l’on vient parfois fuir la pression, je frappe. Pas contre le métal, mais contre tous ces "Amen" étouffés, contre toutes ces remarques condescendantes, contre cette vie qui me pousse à bout.

CRAC !

La douleur fuse, brutale, vraie, enfin, un choc qui ne ment pas.
Je m’affaisse sur le sol, genoux recroquevillés contre ma poitrine, ma main gauche tenant l'autre, endolorie. Pas de honte cette fois, seulement une rage sourde qui gronde encore en moi.

Je pleure.

Des larmes de colère et de frustration. Des pleurs qui nettoient un peu cette rage qui me consume.
Une voix ricane dans ma tête, faussement compatissante :

— Tu deviens folle, ma pauvre fille !

— Oh toi ! Ça va. T’es pas ma mère, alors circule !
Je crache ces mots comme des projectiles, cherchant à me défendre contre cette présence moqueuse.

— Pourquoi pas ? Pourquoi pas ?
Son timbre se fait suave, sifflant comme un serpent.

— Ta mère, au moins, elle t’appelait "démon". Moi, je te dis les choses gentiment.

— Sans vouloir te faire peur. Regarde-toi : tu grognes seule dans ton coin, tes humeurs swinguent comme un balai bulgare…

Elle imite Isabelle :
— Jean qui rit, Jean qui pleure ! Bientôt tu danseras le horo en pyjama !

— Ferme-la !

Je me relève d’un bond, ma colère atteignant son paroxysme.

— Au moins ma folie, elle est à MOI !

Je hurle ces mots, cherchant à reprendre le contrôle, à me libérer de cette voix qui me hante.
Je prends une grande inspiration, mais mon souffle est saccadé, encore marqué par l’impact des mots que je viens de hurler. Mon cœur bat trop vite, mes pensées s’embrouillent. Il me faut un repère.

Alors, comme un réflexe, je ferme les yeux. J’efface les murs, les couloirs oppressants, la présence d’Isabelle, son rire moqueur.

Et j’imagine…

Une forêt. Une forêt magique où, dès l’aube, quand les premiers rayons du soleil illumineraient les arbres aux mille couleurs, j’irais me balader.

Un bois où je pourrais crier ma colère sans être jugée, où je pourrais être moi-même sans masques ni façades.
Si la pauvreté, un jour, venait frapper à ma porte, j’irais là-bas.

À mon chêne, je chuchoterais mon désespoir et ,dans sa magnificence, il me tendrait une branche. Alors, je cueillerais quelques fruits pour subsister à ma pauvre existence, loin des regards moqueurs et des sourires faux.

L’heure de rendre mes affaires arrive je monte remettre mon bip et mes clés à la gouvernante ; c’est à ce même instant qu’Isabelle surgit. Nos regards se croisent.

— À demain, ma chérie. "D’un sourire imperceptible, un ton trop doux."

Je ne réponds pas.
La journée s’achève.

Je quitte l’hôtel, le corps alourdi par les heures de travail mais l’esprit déjà en train de s’évader ailleurs. Dans le métro, Balancée au rythme du train , je laisse enfin la pression retomber.

J'ouvre la porte.

Elle vient se trémousser contre mes jambes, elle se fait encore plus chatte qu'elle ne l'est. Je pars me détendre un moment sur le canapé, elle me suit, saute sur ma poitrine. Les oreilles en arrière, je lui caresse la tête.
Elle ronronne avec douceur. J'ai la sensation qu'elle me parle.

Elle me fixe. Son regard orange semble s'assombrir vers le marron, il est d'une telle intensité, je suis transpercée, comme envoûtée, je pars, je secoue la tête comme pour me réveiller de cette transe, j'ai dû m'assoupir quelques instants.

"Allez une douche bien chaude me fera le plus grand bien !" je me dirige vers la salle de bain.
Des millions de gouttelettes chaudes ruissellent sur mon corps.
Pour m'inpreigner encore plus cette perception, je commence lentement par ma nuque, mon dos, mes fesses.

Je me retourne. J'offre mon visage à cette petite pluie chaude.
Furtivement, ma main droite frôle mes seins, tandis que l'autre main se promène doucement, le long de ma cuisse gauche et remonte jusqu'aux fesses pour, ensuite, repartir de l'intérieur de celle-ci.
Mon têton frémit. De la paume de ma main, je le caresse délicatement. Tandis que mon autre main glisse, dans mon entre-jambe.

De la chaleur d'une douche, une chaleur plus profonde, intense, puissante a fait tressaillir, vibrer en quelques minutes mon corps.
Je sors paisiblement, enfile mon pyjama et pars me mettre au chaud sous ma couette.

⁕⁕⁕

Un rayon de soleil hivernal frappe à ma fenêtre, me faisant cligner des yeux. La lumière douce s’étire sur le parquet, glisse lentement sur les murs, comme une caresse matinale qui annonce une journée différente.
Pas de réveil bruyant aujourd’hui pas de martèlement sourd des pas incessants du voisin du dessus, de chambre à nettoyer, d’enfants à surveiller.

Un jour off. Un vrai.

Je m’étire, profitant de cette sensation agréable de muscles encore engourdis par le sommeil. Le silence est un luxe et ce matin, je l’accueille comme une évidence. Douchka miaule doucement derrière la porte, impatiente de recevoir son rituel de caresses.

Je repousse la couette et me lève d’un geste décidé, enfile mes baskets et sors, la tête encore un peu embrumée mais portée par une détermination tranquille.
Sept kilomètres aujourd’hui. Mon défi.

L’air vif me saisit à la sortie du bâtiment, contraste immédiat avec la chaleur de mon lit. Le froid mord ma peau, réveille mes sens. Les rues sont encore paisibles, plongées dans cette tranquillité matinale où seuls les pas des travailleurs pressés résonnent sur l’asphalte.

Je marche un moment, laissant mon corps s’adapter au rythme de mes pas. Les façades grises des HLM s’étirent à perte de vue, leurs balcons superposés comme une armée silencieuse de béton. Quelques silhouettes fatiguées traînent leur existence, le regard perdu dans une attente muette.
L’odeur de boulangerie du bas de l’immeuble me chatouille les narines, mais je n’ai pas envie de m’arrêter. NON… Kalia, pas ce matin !!

Peu à peu, l’espace s’ouvre. Moins de bitume, plus d’air. Quelques arbres surgissent, prisonniers entre les immeubles et les routes. Puis, le parc se dessine enfin.
J’aime ce moment.

Cette rupture où la ville recule, où la nature reprend timidement sa place.
Cette étendue verte s’étend devant moi, vaste et silencieuse. Une bulle préservée au cœur du béton.
Se retrouver face à soi-même, ressentir son corps, libérer l’esprit de ses chaînes. Cette force qui sommeille en moi, je la cherche, je la réveille.

Je me concentre sur ma respiration, plonge plus profondément en moi. Nous sommes deux maintenant. Moi, et cette volonté qui propulse mon corps au-delà de la fatigue.
Oublier. La lassitude, les pensées envahissantes, les doutes. Mon mental guide mon effort. Se dépasser, se redéfinir. Avancer.
"Je cours pour tenir, pour aller plus loin. Mais au fond, courir, c’est aussi fuir. Fuir ces pensées qui me collent à la peau, comme celles d’hier."

J’entame ma course. Je suis libre. Sept kilomètres, mon challenge.
Par un petit sentier de terre en pente douce, je me lance. Je terminerai par une montée, progressive d’abord, plus raide ensuite.

Neuf heures du matin le parc reste calme. Seuls les habitués foulent déjà les sentiers.
Les marronniers, platanes et conifères bordent mon chemin. L’herbe givrée scintille sous le soleil d’hiver, figée par le froid matinal. Quand le vent souffle, elle frissonne légèrement, comme un murmure glacé.
Une pie surgit d’un bosquet, sautille de pierre en pierre avant de disparaître derrière une rangée de buissons.

J’accélère mon rythme. Le souffle court, la chaleur gagne mes muscles.
"L’air frais sur ma peau, le bruit de ma foulée sur la terre le souffle profond de ma respiration m’ancrent dans l’instant. Ne plus penser. Juste avancer."
Plus loin, un petit étang abrite quelques cygnes blancs et une famille de colverts. Peu farouches, ils semblent attendre leur pitance.

Des pêcheurs installent leurs batteries de cannes, ajustant leur matériel sous l’œil attentif d’un chien de chasse.
Pendant ce temps madame déploie une toile cirée en vichy rouge sur l’herbe, ouvre les chaises pliantes. L’odeur du café fumant s’infiltre dans l’air.
— Du café, chéri ?
Tout est prêt pour un agréable dimanche.

Mon dernier parcours commence. Le plus long, le plus exigeant.
Je change mon rythme. Resserre mes abdominaux, plaque mes bras le long de mon corps, raccourcis ma foulée. Tenir. Juste tenir.

J’enlève mon casque. La musique m’irrite. Il me faut un silence absolu.
Comme un cycliste de haute montagne, la rage au ventre, je ne lâche rien.
Un regard rapide sur mon chrono : 7 km 64, vitesse moyenne 9,2 km/h, durée totale : 49 min 49 sec. Je peux être fière de moi.
Sur une barrière en fer, je m’étire, laissant la tension se dissiper.

Neuf heures cinquante.
Les leggings fluorescents apparaissent, les postures calculées, les foulées maîtrisées. L’ambiance change, je m’efface.

En marchant, je remets mon casque, prête à relancer la musique, un mail s’affiche sur mon écran.

"Bonjour, je m'appelle François, j'ai cinquante ans et je serais ravi de faire plus ample connaissance." Fébrilement, je réponds, demande une photo, mes jambes tremblent, je ne cours plus, mais continue à transpirer.

Une photo. Un battement. Il apparaît. Un regard. Un visage. Et soudain, tout bascule.
Je le découvre, l'homme de mes rêves ! Ça y est je suis amoureuse ! je suis dans un état indescriptible.
Il a des cheveux noirs comme l'ébène, très légèrement poivre et sel.

Des yeux.... À faire se damner une sainte ! d'un marron si profond qu'il vous transperce l'âme, un sourire d'une telle douceur... qui ferait fondre le chocolat d'un ourson en guimauve !!
Les yeux rivés à la photo, j'en oublie les passants et me cogne contre un lampadaire qui évidement n'avait rien à faire là à ce moment précis.

Non, impossible que cet Apollon ! S'intéresserait-il à moi.
" Tu as raison ma fille, fuis…. Il doit y avoir anguille sous roches et puis entre nous, tu es loin d'être une Lara Croft ! " me souffle ma petite voix.

Je te donne raison pour une fois ! Je ne lui réponds pas.
Et s’il était différent ? Et si, cette fois, ce n’était pas une illusion de plus ? Je devrais me méfier. Je devrais garder mes distances.

Mais pourtant…

Il y a cette part de moi qui refuse de s’éteindre. Cette part qui veut croire, encore un peu. Pas à l’amour rêvé, pas aux promesses éternelles. Juste à Quelque chose qui ne trahit pas. Qui ne ment pas. Parce qu’on ne sait jamais. Parce qu’il suffit parfois d’une seule rencontre, pour réapprendre à espérer.

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