CHAPITRE 23 : FRACAS.
KALIA
Une écriture au style bâton apparait soudain sur l'écran de mon ordinateur.
KALIA.
Seul mon prénom. Rien d’autre. Je fronce les sourcils. Pourquoi ce message ?
Un frisson me traverse. Mes doigts hésitent une seconde au-dessus du clavier avant de répondre.
— Kalia ? C’est moi, Alicia.
Mon souffle se suspend.
— Alicia ?
— Oui.
Je fronce les sourcils. Pourquoi ce message ?
— Pourquoi tu utilises le téléphone de ton père ?
Un battement. Mon regard reste fixé sur l’écran.
— Il me l’a donné.
Je redresse mon dos, comme pour préparer mon corps à ce qui va suivre.
— Il t’a donné son portable ? Mais… pourquoi ?
Une seconde. Deux. Mes mains se crispent sur le bord du bureau.
— Il voulait que je te prévienne.
Un blanc. Trop long. Mon cœur s’accélère.
— Prévenir de quoi ?
Mes doigts tapotent nerveusement sur le clavier.
— La police a arrêté mon papa.
Mon ventre se serre. LA POLICE ?
Les mots cognent dans mon crâne avant même d’apparaître sur l’écran.
— Quoi ? Arrêté ? Mais… pourquoi ?
J’écarte une mèche de cheveux qui me gêne, mouvement mécanique.
— Il… il gardait le sac d’une dame.
Je plisse les yeux, comme si voir l’écran plus net pouvait me faire comprendre mieux.
— Un sac ? Quel sac ? Explique-moi, Alicia.
Ma poitrine se soulève dans une respiration trop rapide.
— Je ne sais pas… Il était tellement content… il disait qu’il allait retrouver la femme de sa vie. Il souriait tout le temps…
Ma gorge se serre.
— Attends… On l’a arrêté parce qu’il avait un sac qui n’était pas le sien ?
Un bruit extérieur. Je sursaute légèrement, mon corps tendu à l’extrême.
— Oui. Aux douanes… ils ont trouvé de la drogue dedans.
Mes doigts s’immobilisent.
Je fixe l’écran. Impossible.
Mon corps devient lourd sur ma chaise.
— Où est-il maintenant ?
— En prison. Ils lui ont mis des menottes… comme à un criminel. Mais mon papa n’est pas un méchant !
Un frisson me parcourt. Je claque mes dents sans m’en rendre compte.
— Il leur a expliqué ?
— Oui, mais… ils n’ont rien voulu entendre. Il a juste eu le temps de me passer son téléphone avant qu’ils lui prennent.
J’expire lentement, essayant de calmer les tremblements qui gagnent mes mains.
— Et toi, où es-tu ?
— À l’hôtel… Y’a une policière avec moi. Elle reste jusqu’à ce que l’assistante sociale arrive.
Je repousse le clavier un peu, comme si créer une distance pouvait m’aider.
— Quand est-ce qu’elle arrive ?
— Elle a dit « d’ici une heure ». Elle m’a donné un jus d’orange… mais je n’ai pas soif.
Dieu merci, au moins elle n’est pas seule.
Mes yeux piquent, je cligne plusieurs fois pour dissiper la brûlure.
— J’ai tellement peur… Et si je ne le revoyais jamais ?
Je passe une main sur mon front.
— Alicia. Écoute-moi. Ton papa est innocent, ils vont le relâcher.
Silence. Mon pied bouge sous la table, un geste frénétique que je ne contrôle pas.
— Tu en es sûre ?
Je referme mes mains autour de mes propres bras.
— Bien sûr. Sois forte pour lui. Il reviendra.
— D’accord… Kalia ? Tu sais… tu as redonné le sourire à mon papa. Il ne me l’a pas dit, mais je le sens… Je dois te laisser on a sonné à la porte.
Peut-être est-ce l’assistante sociale ? La communication prend fin.
Je relève la tête de l’écran, mes yeux glissent vers la table dressée avec soin. Un flot de questions m’assaillent, sans réponses. A-t-il seulement réfléchi aux risques ? Que faire maintenant ?
Je me lève du canapé, pose le PC sur la banquette, mes gestes mécaniques dissimulant l’orage qui gronde en moi. Une rage sourde monte, violente, incontrôlable.
Puis, sans réfléchir, je balaye la table d’un geste brusque, projetant assiettes et verres dans un fracas assourdissant
Les éclats s’éparpillent sur le sol, témoignage muet d’une colère que je ne sais contenir. Des taches de sauce souillent le mur, maculant la peinture d’une teinte rouge sombre.
Je recule, suffoquée par cet élan de fureur, par le vide qu’il laisse derrière lui. Le besoin d’air s’impose, m’arrache à cette pièce devenue trop étroite.
Je pars me réfugier sur le balcon, le vent s’engouffre dans mes vêtements, mord ma peau. Je serre contre moi mon verre de vin, lève une cigarette tremblante à mes lèvres. La première bouffée a un goût acide d’incompréhension.
Le ciel est à l’image de mon état d’esprit, lourd chargé de colère et d’opacité. Un éclair déchire l’horizon, violente estocade qui éclaire un instant les façades grises. Les premières gouttes s’écrasent sur la rambarde, fragiles et hésitantes, avant que la pluie ne s’abatte en trombe.
Le vent, qui s’est brusquement levé, chasse l’eau sous l’abri, l’entraînant en tourbillons erratiques venant fouetter mon visage, se mêlant à mes larmes dans une indistinction parfaite.
Oh... Ma Douch’, si tu savais... Ma chatte s’approche, silencieuse, se frotte contre mes jambes trempées avant de se diriger vers son écuelle. D’accord, ta priorité est ton estomac !
— Et alors... OUI ! Elle a raison minette, dans la vie il ne faut jamais baisser les bras. Elle est ainsi faite avec : ses hauts et ses bas, ses défaites et ses conquêtes.
— DEGAGE !
La rage s’éteint aussi brusquement qu’elle est montée, me laissant vidée, pantelante. Je fixe les débris au sol. Rien n’a changé. Rien ne s’est apaisé. Je reste là, à chercher un sens à ce qui vient de se produire. Puis, avec une lassitude infinie, je me détourne et regagne ma chambre.
Le lit s’étend devant moi, vaste, froid, impersonnel. Je m’y réfugie, me pelotonne en chien de fusil, serrant contre moi un oreiller comme un dérisoire rempart contre l’absence. Condamnée à sombrer.
***
Cinq-heures trente. Le réveil s’impose brutal. Mes paupières s’ouvrent avec peine, le poids du sommeil refusant de se dissiper entièrement. Je traîne les pieds vers la salle de bain, relève la tête vers le miroir et là, une femme me fixe. Les larmes de la veille ont laissé leurs traces, creusé des sillons brûlants sous ses yeux fatigués. Allez, Kalia. Respire. Les mots s’échappent dans un souffle, un murmure, une tentative dérisoire de reprendre pied.
Dans la cuisine, le désordre de la nuit passée s’offre à moi, témoignage figé du chaos intérieur. Les éclats de verre, les taches sombres sur la nappe, vestiges d’une rage qui n’a su trouver d’exutoire.
J’attrape un chiffon, ramasse les débris, sans conviction, simplement poussée par une nécessité mécanique. Comme si ranger pouvait rétablir un semblant d’ordre dans ce tumulte qui m’habite.
Sous le robinet, l’eau froide frappe ma peau dans un sursaut glacé. Sur un court instant, je me laisse envahir par cette sensation.
Le café s’écoule dans la cafetière, sombre et amer, distillant son odeur dans cet air figé du matin. Je le regarde sans bouger, observant le liquide qui se répand dans la carafe. Le silence du monde face à mon attente. Rien.
***
Six-heures trente, une démarche rapide vers une survie inassouvie. Je m’enterre dans la faible clarté du métro, pas une âme aux alentours, un silence morbide m’accompagne. Les portes s’ouvrent, je m’engouffre, prends place sur un siège côté vitre. J’allume mon téléphone, et parcoure les actualités. Soudain mon regard s’arrête sur celui d’Air France.
Une notification clignote : « Trafic de drogue à Roissy : un complice présumé arrêté ». L’article citait les recommandations d’Air France :
« Pour votre sécurité : ne laissez jamais vos bagages sans surveillance. Ne confiez vos affaires à aucun inconnu. »
— Tu vois maintenant ? Pourquoi n’as-tu rien fait plus tôt ?
— Laisse-moi... Je suis à bout.
— Regarde l’article. Lis-le. Comprends enfin.
— Je le vois ! C’est la preuve qu’Alicia disait vrai !
— La preuve qu’il a été stupide, oui. Un héros ? Vraiment ?
— Il ne savait pas ! Il a seulement voulu aider quelqu’un ! Aider, ou se condamner ?
— Tu crois encore à ses "tu es magnifique", ses "tu es unique" ?
— Oui ! Alicia l’a dit, je le rends heureux !
— Lis la fin... "Les auteurs risquent jusqu’à 10 ans de prison."
— Ça ne le concerne pas ! Il est victime !
Un silence.
Puis la voix ricane : Alors, toujours convaincue ?
Les portes s’ouvrent. Je sors, avalée par la pénombre du couloir. Le jour pointe à peine, mais je demeure captive de mes ténèbres.
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