CHAPITRE 25 : QUELQUES FEUILLES EN DECEMBRE.
La neige tombe doucement, en silence, comme si le monde entier retenait son souffle pour ne pas troubler la féerie du moment. Assise à la terrasse chauffée d’un petit café de quartier, bien au chaud, emmitouflée dans mon manteau épais Je me laisse aller à cette quiétude enveloppante, le regard happé par le ballet silencieux qui se déroule devant moi, des flocons valsent au ralenti, caressant le visage des bambins qui jouent sous la neige. Le monde prend des allures de théâtre muet, sculpté par le froid, où les rires cristallins des enfants résonnent comme des notes de musique oubliée.
Je reste là, immobile, calfeutrée dans ce silence vibrant, le regard captivé par ce ballet candide. Tout devient flou autour de moi, comme si je regardais la scène à travers un voile de coton. Chaque souffle, éclat de voix, frisson de lumière sur la neige devient une promesse d’éternité. L’instant, fragile comme une bulle, m’englobe tout entière et moi, spectatrice rêveuse, je me laisse glisser doucement hors du temps.
Un peu plus loin, à l’entrée du square enneigé qui borde la terrasse, une petite fille s’élance, les joues rosies par le froid, encapuchonnée dans sa parka couleur framboise. Ses moufles agrippent une boule de neige presque aussi grosse que sa tête.
— Maman... ! Maman, regarde la grosse boule de neige que j’ai faite ! lance-t-elle fièrement, son souffle formant de petits nuages dans l’air glacé.
— C’est bien, ma chérie, elle est très belle, mais… ne cours pas, tu risques de glisser, lui répond sa mère avec tendresse, déjà résignée à la voir s’éloigner à toutes jambes, sourde à la prudence.
Je regarde la scène, le cœur léger, bercée par la poésie simple de l’instant. Dans cette suspension temporelle, je ne pense plus à rien d’autre qu’à cette bulle de bonheur suspendu ce cocon enneigé où l’enfance est roi, et où la vie semble, pour une fois, perdue dans son temps.
J’aimerais rester ainsi des heures à contempler ce théâtre blanc, quand une voix douce, presque irréelle dans ce décor figé, se glisse à mon oreille.
— Bonjour, que désirez-vous boire ? me demande-t-il avec son sourire ravageur.
— Un macchiato, s’il vous plaît
L’espace extérieur n’est qu’un prolongement du cœur du café. Les sons glissent jusqu’à moi, portés par les effluves de café et les échos de la vie qui bruisse. La terrasse chauffée s’avance légèrement sur le trottoir, mais reste ouverte d’un côté sur la salle intérieure : le bar, la radio, les conversations tout m’arrive comme si j’étais assise au cœur même du café.
Une étudiante, les cheveux en chignon, relève la tête de ses notes, les yeux cernés mais concentrés. Un groupe d’amis chuchote autour d’un devoir à rendre, leur rire étouffé éclate comme des bulles d’air chaud. Plus loin, deux femmes, les bras croisés, fixent la vitre sans vraiment la voir, perdues dans des pensées que seul l’hiver connaît.
Accoudés au bar, trois hommes secouent leurs épaules, un verre à la main, hilares devant une blague lancée depuis le transistor grésillant posé sur l’étagère. C’est la voix de Laurent Ruquier, reconnaissable entre mille, qui résonne dans le fond du troquet.
— C’est l’histoire d’une femme qui va chez son gynécologue. En l’examinant, il s’exclame : « Oh là là ! Mais est-ce possible ! C’est phénoménal ! Quel trou ! »
Est-ce cela, le bonheur ? Cet instant présent où l’on s’abandonne à ses rêves, ce bien-être profond ? Serait-ce la clé de toute quête individuelle ? Ne se cacherait-il pas simplement tout près de notre cœur ?
Absorbée par mes pensées, je suis brusquement ramenée à la réalité par le bruit du percolateur et l’odeur du café fraîchement moulu.
— Et voici votre boisson, madame !
— Merci.
Ma boisson chaude entre les mains, je souffle sur la mousse comme une enfant, avant de sourire, un nuage s’est formé sur mes lunettes, me voilant un court moment le monde, comme si la neige m’invitait à poser un autre regard sur lui.
À travers cette buée douce, le paysage se révèle peu à peu. La neige recouvre la carcasse fantomatique des platanes, leur donnant des allures d’êtres voûtés figés dans une révérence glacée. Non loin de là, le vieux manège, recroquevillé sur lui-même, s’est immobilisé sous le froid. Il attend, silencieux, que le printemps vienne réveiller sa farandole oubliée.
Plus avant, l’hiver n’arrête pas l’enfance. Un groupe de bout de chou cacher dans leurs vêtements chauds se lancent dans une bataille de boules de neige, leurs cris résonnant comme des éclats de joie pure. D’autres, plus concentrés, préfèrent façonner de gros bonshommes maladroits, fiers de leurs créatures blanches dressées comme de petites sentinelles dans la poudreuse.
Alors que je les observe encore, mon téléphone sonne. Je souffle, le regarde, puis décroche, sans précipitation, le regard encore perdu derrière la vitre.
— Bonjour, madame. Tout d’abord… permettez-moi une question…
Un soupir discret m’échappe.
— Qui êtes-vous ?
— Oh… veuillez m’excuser, madame. Je manque à tous mes devoirs. Maître Philippe Roussaint, avocat au barreau de Paris.
Il parle d’un ton égal, sans heurt. Je note simplement sa manière calme de s’adresser à moi. C’est fluide, professionnel. Presque trop. Je ne dis rien tout de suite. Une goutte de café file sur la soucoupe.
— Que me voulez-vous ?
— Je comprends tout à fait votre étonnement.
— Vraiment ? En êtes-vous certain ?
— Oui, madame. Je vous demande simplement de m’accorder… quelques instants.
— Très bien. Parlez.
— Comme je vous l’ai indiqué, je suis avocat.
— Et cela me regarde comment ?
— Laissez-moi vous expliquer…
— Faites donc, mais sachez que je préfère garder mes distances.
— Je vous contacte au nom de mon client, Monsieur Durant. Il m’a expressément demandé de m’adresser à vous.
Je sens ma mâchoire se tendre malgré moi.
— Qu’a-t-il encore fait ?
Il marque une pause, légère, presque polie.
— Il ne s’agit pas d’un nouveau problème. Et… je vous transmettrai mes références professionnelles après notre échange, bien entendu.
— C’est la moindre des choses. Quand ?
— Immédiatement après. Je tenais simplement à ce que l’échange demeure humain. Il me semble que... cela vous importe, non ?
Je ne réponds pas. Il poursuit, plus doucement.
— Vous le savez, je suppose… votre fiancé…
— Je vous demande pardon, mais je ne me considère pas comme telle.
— Il vous désigne ainsi. Toujours avec constance.
— Alors il se trompe.
— Il vous porte une grande estime, madame. Un attachement sincère. Cela transparaît dans chaque mot qu’il me confie.
Je hoche la tête, imperceptiblement.
— Ce genre de flatterie est inutile.
— Je ne cherche pas à flatter. Je me contente de vous transmettre ce que j’ai perçu.
— Soit. Allez à l’essentiel.
— Vous savez qu’il traverse une situation difficile.
— Il m’en a vaguement parlé. Pourquoi ne s’est-il pas tourné vers vous plus tôt ?
— C’est ce qu’il a fait. Mais certaines circonstances ont… entravé le processus.
— J’aimerais comprendre.
— C’est précisément pourquoi je vous appelle. Jusqu’ici, j’ai réglé une partie de l’amende.
— Je l’ai fait également.
— Il me l’a dit. Et je tiens à vous en remercier, du fond du cœur. Malheureusement… je ne suis plus en mesure de l’aider davantage.
Un silence plus lourd s’installe. Je fronce les sourcils, sans vraiment m’en rendre compte.
— Vous êtes avocat. Vous plaidez l’impossibilité financière ?
— Oui… je sais combien cela peut paraître étonnant. Mais ma femme m’a quitté il y a peu. Une séparation difficile, et mon compte a été bloqué.
Je pince les lèvres. — C’est curieux. Ce genre de mésaventure semble frapper pas mal d’hommes autour de moi, ces temps-ci.
— Pardon ?
— Rien.
Il marque un temps, avant de reprendre, plus bas.
— L’argent déjà versé vient de mes propres économies. Je voulais… faire ce que je pouvais.
— Et d’après vous, comment ai-je procédé, moi ?
— Je le sais. Et je vous respecte pour cela. Mais… il ne reste qu’une somme dérisoire.
— Combien ?
— Deux cent cinquante euros.
Je ne réponds pas. Je fixe un point invisible devant moi.
— Je vous en prie… ne le laissez pas sombrer davantage.
— Je ne sais pas.
Il laisse passer le silence, puis, dans un souffle.
— Une dernière chose, si vous le permettez.
— Allez-y.
— J’ai été l’avocat de feu son oncle, à Milan. Aujourd’hui, je suis celui de Monsieur Durant. Et je vous le dis sans détour : jamais il n’a touché à la drogue. Jamais.
Je ferme les yeux un instant.
— Je vais y réfléchir.
— Je comprends. Prenez tout le temps nécessaire. Je reste à votre disposition. Je vous souhaite une excellente journée, madame.
— Merci. Pareillement.
Je me lève, vacillante. Mes jambes tremblent sous moi. Je tente de me redresser, mais mon corps hésite, pris entre deux élans contraires. Ai-je chaud ou froid ? Je n’arrive pas à le dire. Mon front perle, mes mains sont glacées.
Enfin dehors. L’air vif de décembre me claque au visage, brutal et bienvenu à la fois. Il m’étourdit à peine, mais je garde les yeux droits, le pas serré.
Quelques feuilles, oubliées par l’automne, crissent encore sous mes pas, prises entre neige fondue et vent sec.
— Oh là là… mais que fais-tu ? demande ma voix intérieure, frémissante.
— Cela ne se voit pas ?
— Si, justement…
— Où pars-tu ?
— Chez des amis.
— Mais… tu n’as pas d’amis ! Et pour combien de temps ?
— T’inquiète. Je ne sais pas… un jour, deux, un an…
Elle insiste, un peu plus bas, un peu plus tendre.
— Et Minette, alors ?
— Je vais demander au voisin de veiller sur elle. Elle n’aura même pas le temps de s’en rendre compte. Allez. Bye.
Je franchis le coin de la rue sans me retourner. Le vent soulève un pan de mon manteau. Je ne sais pas si je fuis ou si je vais à la rencontre de quelque chose. Peut-être un peu des deux.
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