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Quelques mois plus tard, ou dans quelques siècles, les dieux verraient les humains périr, et les humains, naître des dieux. Et dans quelques mois, ou dans quelques siècles, ce serait le bordel, et le bordel pour une éternité, ce pourrait être long. Mais d’ici là, mais d’ici là…
Que de chemin à parcourir jusqu’alors, que d’aventures, de glorieuses aventures ! Et de moins glorieuses. Il est vrai. Mais ce n’est qu’un détail, n’est-ce pas ? L’histoire est faite de détails que certains auraient tendance à oublier. Enfin, toujours est-il qu’une fois l’humanité défaite, ce n’est pas le temps qui manquerait pour se pencher sur la question. Cela viendra. Va, tout s’en va, il en est ainsi, cela va sans dire, ou en chantant.
Du grotesque ? Oui, alors ! Il y en aura. De l’absurde ? Ah oui ! Affirmatif, comme dirait l’autre. Du frisson ? Des larmes ? Ce n’est pas impossible, mais peu probable. Il est vrai, la presse recense certains cas dans lesquels le sujet-lecteur est sujet à des réactions en dissonances vis-à-vis de la portée émotionnelle des histoires narrées dans ce livre, livre présentement dans vos mains. Et narrrées avec trois « r ». C’est ainsi. Mais là n’est pas le sujet. Si cela devait se produire : consultez. Dans la vie, on peut consulter plein de choses. Prenez ce qui vous passe sous la main et consultez-le. Ou la. Consultez à portée de main, comme on dit. Une dizaine de minutes plus tard, veillez à placer 40 euros dans votre tirelire. Le tarif d’une consultation, c’est hypothétique, ne chipotons pas. Certains pestent ? Allons ! Va pour 55 €, 61 €, à votre bon plaisir. Ensuite, plusieurs jours étant passés, vous retrouverez cet argent, et vous tiendrez cette conclusion logique : j’ai bien fait de consulter, voilà que je vais pouvoir me faire un petit gueuleton avec les fruits de ma consultation. Vous repenserez alors à ce petit resto. Vous êtes bien souvent passé devant sans vous y arrêter, l’idée pourtant vous avez traversé l’esprit. Sans jamais sauter le pas. Et là ! là ! c’est le moment ! Allez-y ! Voyez, vous avez bien fait de consulter. Consulter, c’est bien, ça peut être fructueux. La preuve.
Nous nous égarons, revenons à nos moutons.
Enfin bref : il sera question d’humanité, mais pas que. Ah ! ces humains, sources inépuisables d’absurdités et de grandioses épopées. Merci ! Sans vous, rien de possible.
Et au commencement, alors, ils ne se prenaient pas pour des moins que rien.
À chacun de leurs pas de métal sur le revêtement blanc magnétique, la rue s’emplissait d’un écho tapageur. À en rendre maboul les plantons biomécaniques qui scrutaient les manifestants d’un œil torve, de loin, renfrognés qu’ils étaient. Tout cela ne les concernait qu’à moitié, à peine, qu’au quart même. Ils s’en foutaient royalement en vérité. Tout ce qui se jouait présentement leur passait bien au-dessus de la tête, à ces plantons. Eux, ils faisaient leur travail, la police, ils surveillaient. Ils attendaient la quille. Toutes ces modernités, ils s’en tamponnaient le coquillard. Eux, ce qu’ils voulaient, c’était la vidéo tri 4d du soir, un bon apéro pour accompagner le tout, dans le canapé connecté, et hop ! Voilà la soirée qu’elle est bonne à glander. Glander, c’est bien. Glander, c’est autonyme. De la détente, quoi. Là, c’était l’inverse, ce n’était pas calme, ils faisaient face à une manifestation d’un genre inhabituel. D’un genre déviant. Du moins, pour eux, c’était nouveau, du pas vu depuis des décennies. Manifester ? Mais quelle idée ! Ces plantons plus bio que méca, mais néanmoins techno, observaient tout ça d’un œil maussade. Toute cette modernité, ces velléités émancipatrices androïdes, ça les dépassait quelque peu. Pour eux, humains, même augmentés, ces histoires de robots étaient sans queue ni tête. Crevette.
Clang ! Clang ! Clang !
L’écho des pas.
Les biomécas cheminaient. Ils paradaient dans les rues, comme pour toute manifestation depuis la nuit des temps. Peu ou prou. Fut un temps cependant, avant l’invention des villes – inventeur anonyme –, on manifestait en forêt. Il n’y avait pas de villes, moins encore de rues. En forêt, on s’y perdait. Alors, fut un temps, il y a longtemps, on ne manifestait que trop peu, de crainte de se perdre. Manifester était dangereux en somme. Les humains s’égaraient, se perdaient, trop d’arbres qui cachent la forêt. La ville, bien évidemment, fut créée pour pallier ce problème.
Clang ! Clang ! Clang !
Mais faites donc moins de bruit !
Une marée de biotechnos alignés les uns derrière les autres, en un rythme synchrone, foulée les rues de la Nouvelle-York. Tous en rangs d’oignons. Ils ne faisaient qu’un, en somme. Les rares participants humains avaient eux-mêmes une allure rigide, ils mimaient leurs mécas, c’était inconscient, c’est comme ça.
L’air vibrait de solennité, c’en était touchant. Biomécas et purs bios progressaient par milliers – dans les faits, ils n’étaient que 272, dont 178 humains, mais les chiffres, pour les bios, c’est une relation conflictuelle –, ils formaient un corps unique, œuvrant vers un but commun. Communion.
Clang ! Clang ! Clang !
Mais c’était bruyant, même sans un mot. Ils lançaient leurs lourds pieds de métal vers l’avant. Quel tapage ! Ils traversaient la ville en son cœur. C’est ainsi, en tout temps, sauf au temps des forêts, on manifeste et on passe par les centres-villes. Oui, c’est comme ça, c’est l’itinéraire à suivre.
Notre revendication est vitale, clamaient-ils sans un mot, qu’en tapant des pieds. Pour marcher. Rien de mieux qu’un pied devant l’autre, on en fait des chansons.
Aux mécas, la loi prohibait toute parole revendicatrice. Les politesses, oui, les revendications, non. C’est tout. La loi, rien que la loi. Tout androïde doit respecter l’harmonie, surtout celle humaine. C’est marqué dans les livres, ce sont des humains qui l’ont dit. Point. Si les robots eussent alors parlé, appuyé leur manifestation d’une simple doléance orale, cela eût contrevenu à la loi, celle inscrite dans leur code informatique. Il leur était interdit de troubler la quiétude de l’espèce bio. Le bio, c’est bon, c’est tendre, c’est détendu. Qu’on ne vienne pas en stresser la viande ! Réclamer un droit, l’exprimer même de la façon la plus calme, la plus révérencieuse, devenait source de désordre, cela rompait l’harmonie. Alors, les androïdes tapaient le sol magnétique avec force. C’était leur façon à eux de se faire entendre.
Clang ! Clang ! Clang !
En revanche, ils n’étaient pas si nombreux à manifester, quoi qu’en disent les matérialistes, leurs guides.
En ces temps pas si éloignés et futuristes, la plupart des humains ne faisaient rien.
En cette date historique, les femmes et les hommes serrés à l’arrière du cortège espéraient l’avènement d’une révolution sociétale. On ne connaissait toujours pas la direction prise par l’espèce humaine, mais au moins voulions-nous l’égalité des droits, pour tous, partout. Égaux, hommes, femmes, mécas ! Ou : égaux, femmes, hommes, mécas. Voire : égaux, mécas, femmes, hommes ! Aujourd’hui, peu prenaient part à la lutte, mais ils donnaient du pied. La plupart des habitants de la ville râlaient derrière leurs vitres, ils souhaitaient surtout que ce tintamarre cessât. En ce monde parfait, on n’aimait rien tant que l’immobilisme, le calme. Sinon, s’il fallait que les choses bougeassent, il fallait du bruit, de la clameur, du sensationnel. Du conflit armé, sanglant. Voilà ce qui serait rassembleur. Si certaines choses doivent être, qu’elles soient paroxystiques. C’est ainsi. C’est tout. Tout ou rien.
Si les androïdes possédaient comme seule arme la procession muette, ou presque, leurs alter ego biologiques, faits de chairs tendres et de sang chaud, eux en revanche, criaient, scandaient, exigeaient ouvertement :
Un être ! Une voix ! Un vote !
Un être ! Une voix ! Un vote !
Ça, c’était la devise entendue dans la manifestation.
Le voisinage, ça l’excédait. Ce que signifiait ce slogan, ils s’en fichaient, ça les empêchait de ne penser à rien. C’était fatigant. Que des mécas manifestassent, passe encore, mais que ces robots fussent soutenus par du bio, c’était incompréhensible. Qu’on les entende ensemble, ça dépassait les bornes. À la limite, quitte à ouïr des bios et des mécas en communion, autant que ce soit lors de folles messes sexuelles et orgiaques. Ça, c’était toléré, même encouragé. Les androïdes étaient bons à tout, vraiment, mais pas à être égaux, ni même libres. Voilà. Le reste, intolérable.
Les psaumes des manifestants s’élevaient bien au-delà du défilé, ils dépassaient les hauteurs des immeubles alentour, s’écoulaient en cascades dans les rues adjacentes, abreuvaient les oreilles de celles et ceux encore chez eux. Ces traîtres.
Un être ! Une voix ! Un vote !
Un être ! Une voix ! Un vote !
Voici le tableau de cette fin de journée qui aurait pu être pluvieuse et froide, cataclysmique, inondée, ravagée par les flammes en ce vendredi 24 novembre 2141. Là, l’air était doux, la température parfaite, le climat aseptisé. Toute l’année, climatisée.
Les androïdes, par une marche déterminée, revendiquaient le privilège du vote, une lueur rouge clignotante sur le plastron. Ils n’étaient pas contents, ils faisaient papilloter une diode. Attention, ça va barder ! Ils arboraient la couleur du mode défense, signe ostentatoire et sans maux, ils avançaient dans la Nouvelle-York, déterminés. Ils diffusaient les échos de mille bottes métalliques – ou peu s’en faut –, mêlés aux cris des humains, leurs maîtres s’exclamant en leur nom à tous. Les autres, chez eux, qui s’en foutaient de ces revendications, ils trouvaient ça dérisoire, pathétique. S’ils désiraient le droit de vote, que ces robots naissent humains.
Le droit de vote, telle était la raison de ce mouvement. Aucun des robots ici présents ne savait pour qui et quoi ils pourraient bien voter, mais ça semblait important aux yeux de leurs maîtres bios. Alors, ils y allaient.
C'était bien plus qu'une revendication politique. Anouké le savait. Militante de la première heure, la jeune femme de 32 ans vibrait d’une détermination sans failles. Elle scandait, comme les autres, cet hymne puissant et hypnotique, et sa conviction de se battre pour une noble cause n’en finissait plus de croitre. Elle y croyait, il n’y avait rien de plus vrai. Logique.
Les androïdes surpassaient les humains depuis des décennies. En toute chose. Il n’y avait plus un pan des multiples activités de la société que ces créatures minérales, organiques et sensuelles, biotechnologiques ne pouvaient accomplir de façons bien supérieures aux bios. Même en amour. Vraiment, l’amour méca, ça vaut le détour, je vous assure. D’ailleurs, bien rapidement, des ustensiles d’amour fort sophistiqués ont vu le jour au cours de l’histoire humaine. On ne savait pas compter qu’on savait jouir, c’est prouvé. Alors en cet âge d’or des biomécas androïdes, vous imaginez un peu les prouesses sexuelles potentielles de telles machines…
Si beaucoup s’accordaient à dire que ça dépendait quand même un peu des sentiments, d’autres, sans être trop regardants, tout de même, se satisfaisaient bien des androïdes. Il n’y avait pas de quoi se priver : les mécas, c’étaient des bêtes.
Seule la conception castratrice de ces êtres bridait leurs capacités, ces barrières informatiques et arbitraires qu’ajoutait la toute puissante caste des technologues à leurs codes avant leur premier réveil.
Anouké n’était pas dupe. Ces êtres d’acier, ces assemblages biomécaniques représentaient bien plus un salut, du moins, une aide-salvatrice, qu’un danger pour la pérennité de la civilisation humaine.
Obtenir le droit de vote pour ces machines mi-organiques, mi-robotiques, n’était que l’une des revendications actuellement en débat dans la caste politique. En pagaille : l’hermaphrodisme chez les mécas, légal ou non ? Devons-nous leur donner un nom humain, ou non ?
L’obtention du droit de vote, c’était la pierre angulaire de la lutte portée par Anouké, un objectif qui la guidait et saurait, s’il était atteint, lui redonner foi en l’humanité, qui lui permettrait de croire que l’espèce bio possède encore une once de bon sens émotionnel. Ce qui n’était pas gagné.
Clang ! Un être ! Clang ! Une voix ! Clang ! Un vote !
Pieds, voix, pieds, voix, pieds, voix. C’était redondant, mais c’est toujours la même chose quand on manifeste. Certainement la raison pour laquelle beaucoup s’en désintéressent. Trop monotone.
Enfin, telles vont les idées, les luttes, cahin-caha, elles avancent. Bon gré mal gré, pour le pire ou le meilleur. Le meilleur, Anouké l’appelait de ses vœux. Elle n’imaginait pas la suite.
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