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Un ovni, Mars & lieu tenu secret

Coordonnées du lieu d’observation no 1 : 15 h 19 min 26 s, −7° 43′ 20,209″

Coordonnées du lieu d’observation no 2 : 15 h 19 min 26 s, −7° 43′ 20″

 Une masse noire et pyramidale, en accélération constante, à une vitesse folle, proche de celle de la lumière, se déplace au sein de la constellation de la Balance, non loin de l’exoplanète Gliese 581c.

 Cette masse obscure, nous la devinions par son absence de lumière.

 L’obscurité, c’est précisément cela qui alerta l’unité de recherche en prospection spatiale du laboratoire d’astronomie. Une sonde à voile solaire voyageait déjà en direction de cette zone habitable de la Voie lactée, mais elle ne donnait plus signe de vie. Les responsables du projet pestaient encore sur le choix d’une technologie si archaïque pour une mission d’exploration hautement difficile à justifier du point de vue stratégique. Encore une lubie d’un politique déconnecté quant à l’ordre des priorités. Gliese 581c, ça faisait rêver au XXe siècle, mais à l’âge de raison bio techno du XXIIe siècle, on prospectait sérieux, on ne jouait plus à l’astronome amateur. Gliese 581c, c’était hasbeen. Habitable, certes, mais peu fécond, pas engageant. On connaissait mieux. Alors, quelle surprise de découvrir cette anomalie ! Dans une station nourrie à la routine d’une surveillance stérile, les alarmes qui se mettaient en branle, cette forme sans contour, nimbée d’obscurité, ça réveilla tout le monde.

 Les équipes scientifiques positionnées sur Mars grillaient leurs kénotrons d’excitation, quand ce n’étaient pas les neurones des chefs de groupes, eux humains, qui se perdaient en conjectures, affolés.

 L’ovni accélérait, davantage.

— Bordel ! C’est quoi, ça ? Matricule # 12 340 !

— Désolé, nous l’étudions toujours. L’objet est apparu de nulle part. Veuillez me pardonner, je reformule : l’absence de lumière a été soudaine, cela nous a mis la puce à la diode. Mais, appelez-moi Paul, Chef.

— Paul, cessez, je vous prie, d’ajuster des expressions typiquement humaines à votre condition biomécanique. On dit pince à l’oreille. Quoi d’autre ?

— Pince à l’oreille, monsieur ? Êtes-vous certain ?

— Matricule # 12 340, voulez-vous que je vous rappelle qui est l’humain entre nous deux ? Non ? Alors, continuez !

— Non, monsieur, oui, monsieur, bien, monsieur. Il avance. Je reformule, sa vélocité est foutrement prodigieuse. Nous conjecturons qu’il dépassera la vitesse de la lumière dans 3, 2, 1, maintenant !

 Que ce robot dise foutrement dès qu’il le pouvait, le chef, ça le chauffait. Il jouait les malins.

— Dites-moi, vous tenez tant à ce que je vous reparamètre ?

— Non, Chef. Veuillez me pardonner. Uniquement la distorsion permettrait, en théorie, cette rapidité.

— La distorsion manquait plus que ça. En êtes-vous sûr ?

— Nullement. Seul le diagnostic concernant sa célérité est sûr à 98,91 %.

— Bon, continuez l’analyse. J’ai à faire.

 Jack, le Responsable de l’unité en prospection spatiale, quitta la salle de contrôle aux multiples éclats lumineux. Il laissa l’androïde seul au poste d’observation. Jack, il n’aimait pas l’idée de laisser seul un méca, mais ses supérieurs lui avaient dit qu’au moins ce méca ne verrait pas les conneries que lui, Jack, ferait pendant ce temps-là. Jack, il n’avait pas bien compris, il n’était même pas sûr que la remarque soit cordiale. Ce devait être de l’humour, ce n’était pas sa tasse de thé, l’humour. Dans le doute, il n’avait rien répondu aux supérieurs, il avait juste souri.

 Si Jack ne comprenait pas grand-chose à la technologie contemporaine – tout était contrintuitif pour lui –, son devoir enjoignait malgré tout d’être circonstancié et précis, exhaustif dans ses rapports. Et un compte rendu, il devrait s’en taper un, c’était l’évidence même. Quand une énigme, un OVNI, un trou noir, une singularité apparait quelque part, évidemment, il y a rapport. C’était la moindre des choses, c’était son boulot. Mais c’était son premier vrai travail. Jusque-là, il n’avait connu que la routine. Un rapport, il ne savait plus faire, ni dans quel sens le prendre. Travailler, ce n’était pas facile, il s’en rendait bien compte. Le devoir, rien que le devoir, se sermonna-t-il.

 Jack avoisinait les 97 ans, il en paraissait 80. Un vieux jeune. 1 m 98 au garrot, il ahanait plus qu’il ne parlait, et il marchait légèrement en crabe, de côté, il était bizarre, c’était ce qu’on disait de lui quand on ne le traitait pas d’imbécile. Sur Terre, c’était pour un imbécile qu’il passait la plupart du temps, mais ici, sur Mars, on ne le connaissait pas encore assez. On le traitait seulement d’idiot. Ses cheveux mi-longs, ondulés, lui donnaient l’air d’un beatnik de l’ancien temps. Ce qui était du plus grand chic alors, de nos jours, à date. Enfin, là, en 2141.

 Il parcourut les couloirs du centre spatial baignés d'une aura blanche et chirurgicale, jusqu’à l’aire de décollage. Il trouva sa capsule, un véhicule de dernière génération paré pour les courts trajets interplanétaires autant que pour la navigation terrestre. Il s’installa à son bord en trois bonds. Il s’y reprenait souvent pour monter à bord de quoi que ce soit. Ou pour en sortir. Pour beaucoup de choses en vérité. Certains apprennent de leurs erreurs, pas lui. Il y met un point d’honneur. Il fit un signe de tête au lieutenant de quart, l’androïde matricule # 12 201 dont Jack ne se souvenait plus de l’appellation humaine, puis les portes du quai s’ouvrirent au vide intersidéral. Il leva les yeux vers l’immensité scintillante de la Voie lactée, puis il souffla d’appréhension.

C’est quoi ce bordel ? se demanda-t-il avec une pointe d’anxiété.

 En réalité, la réponse lui faisait peur, et si lui avait peur, on se devait d’être angoissé. C’était sa façon de voir les choses. Depuis quelque temps déjà, des indices laissaient présager d’une existence extraterrestre, et les contours d’un constat sans appel se dessinaient : il y a de la vie ailleurs. Pire que tout : une vie intelligente, comme Jack le pressentait. Et pour lui, il n’y avait rien de plus horrible que l’intelligence, rien de plus inconnu. Celle-ci mène aux plus incommensurables abominations. Contrairement à la bêtise, l’intelligence élabore, conçoit, manipule ses semblables, bref, mal guidée, elle était, à ses yeux, l’arme de destruction massive la plus hautement dévastatrice.

 Après lui.

 L’intelligence, c’était un concept qu’il avait du mal à cerner.

 Onze mois plus tôt, le Système Augmenté avait connu un piratage sans pareil. L’image d’une pyramide noire avait été projetée de façon simultanée dans l’esprit des 14 milliards d’humains connectés en cet instant à la réalité virtuelle. 14 milliards, en même temps, ça en fait un sacré paquet. Tous ces gens dans le SA – Système Augmenté, ou ça, comme on disait alors –, imaginez, il fallait de l’énergie pour tout faire fonctionner. Certes l’électricité était abondante, mais tout de même.

Émotions, sensations, pacification. Je viens vous sauver, vous renaîtrez.

 Tel avait été le message martelé dans la tête de ces pauvres terriens. C’était des extraterrestres à la manœuvre, Jack en était persuadé. Et des pas gentils.

 De son avis, la pacification annoncée par le signal n’augurait qu’une chose : la guerre, dans la douleur, dans la peur, une guerre totale version intersidérale. Pour Jack, l’apparition de cet OVNI n’était rien d’autre que la concrétisation d’une promesse édictée onze mois plus tôt lors du piratage du ça : on arrive, et ça va barder.

Avec eux, la cohorte infernale des anges rédempteurs, le Diable, le tabou, la fin. Jack, c’était sa façon de penser, toujours un peu lyrique. D’ailleurs, c’est pour cette raison qu’il travaillait sur Mars : ses responsables n’en pouvaient plus de l’entendre déblatérer sans fin. Vraiment, Mars c’était sa place. La planète lui allait comme un gant, ne serait-ce qu’au teint, et il n’emmerdait plus personne sur Terre.

 Mais Jack n’était pas mécontent. Ici, sur Mars, il était un peu seul, entourait de mécas limités, mais il s’en donnait à cœur joie. Il leur déversait sans cesse d’interminables discours, les engueulait sans fin, personne ne venait le limiter. C’était le patron, là-haut.

 Sa capsule partit en direction de la Terre. Le voyage durerait quelques heures, il mettrait ce temps à profit pour peaufiner le discours qu’il tiendrait au Président. L’écrit n’était pas son fort, mais il savait qu’une fois exprimés, ses propos prendraient leur envol. Son art de l’improvisation ferait l’affaire. Il se laissait bien souvent aller à ses émotions. C’est tendu qu’il vécût le trajet de retour vers sa planète natale.

 Jack pénétra dans l’espace aérien français quelque 3 heures 47 minutes plus tard. Déjà, le conseiller du Chef d’État l’apostrophait dans le Système Augmenté. Jack ajouta quelques gribouillis sur son bloc-notes numérique, puis pria Bouddha qu’il l’aide à se tenir digne face à l’Assemblée. Un discours devant l’Assemblée, ce n’était pas courant. Qu’on invite Jack en personne à tenir le crachoir, c’était extraordinaire.

 Le véhicule spatial de Jack atterrit devant une résidence cossue. Son chez lui terrien. Un pan de sa carrosserie se souleva, tandis qu’un androïde vint l’accueillir au pas de course. Jack ne prit pas la peine de le saluer, il l'invectiva :

— Guidez-moi jusqu’au salon, j’ai une entrevue présidentielle.

— Bien Monsieur. Laissez-moi vous soutenir. Cette réalité est terrible.

 C’était son majordome, une espèce rare parmi les robots. Jack ne savait trop quoi en penser, mais l’androïde supportait assez bien ses sautes d’humeur. Il l’aimait bien pour ça, un peu. Beaucoup, mais il ne l’avouerait jamais. Personne ne l’avait jamais supporté, alors qu’un méca y parvienne, ça l’émouvait autant que ça l’agaçait. L’amour vache.

 Jack accrocha le bras tendu par son majordome humanoïde, il activa son prototype de SA, technologie high-tech. Une paire de lunettes posée devant les yeux, une diode clignota vivement, passa du bleu au vert, puis se stabilisa sur un éclat mauve.

 La nuit fut. Le réel s’estompa. Le virtuel se reconstitua.

 Il fut dans le SA, en un clin d’œil. Il pénétra dans la salle numérique sécurisée, celle du conseil de crise présidentiel, il salua l’ensemble de la caste politique, un peu hésitant. Son tic nerveux le reprit, même ici. Sa lèvre tremblota. Il ne parvenait pas à le contrôler, ça le rendait anxieux. Jack, anxieux, il balbutiait des bribes de mots incompréhensibles, levait une main pour saluer, mais changeait d’avis, gêné. Il se confondait en excuses, sans trop savoir pourquoi, ce qui nourrissait son anxiété. Même dans le ça, il se prenait les pieds dans les coins de tables, de chaises. L’Assemblée en était peinée. La Terre, Jack n’était pas fait pour, les responsabilités, encore moins. Mais qu’est-ce qu’il foutait là ? Même Jack se le demandait, néanmoins, c’était son jour de gloire : on l’invitait à présider une séance spéciale. Sa carrière prenait son envol, ce n’était pas trop tôt. Quant aux autres, ils attendaient la retraite de Jack. Pauvre bonhomme.

 Jack vint s’asseoir auprès de Mathias, le préposé à la défense spatiale. Tous étaient tendus : Jack était parmi eux, déjà, cela avait de quoi refroidir l’atmosphère, mais, qui plus est, c’était Jack qu’on invitait à s’exprimer. Le monde allait à vau-l’eau.

 Mathias, Jack l’appréciait. Mathias, il avait des responsabilités, comme moi, pensa-t-il, mais il ne savait plus lesquelles. Comme moi, songea à nouveau Jack. Peut-être Jack l’aimait-il pour cette raison : Mathias, on ne savait pas très bien à quoi il servait. Pour Jack, c’était touchant, ça le faisait se sentir moins seul.

 Chaque fois, Mathias le saluait avec courtoisie.

Il est bien, lui, pensait Jack.

 Mathias, il sourit, pincé, puis il détourna les yeux. Ce spectacle l’affligeait.

 Dans le monde réel, Jack se tenait au bras de son androïde. Celui-ci le guidait vers sa demeure. Jack entama le conseil de défense hautement stratégique dans le SA.

— Bonjour, Jack.

— Bonjour, Monsieur le Représentant présidentiel. Mesdames, Messieurs les Représentants démocratiques, bonjour.

— Bon, reprit le Chef d’État, ne tournons pas autour du pot, que pouvez-vous nous apprendre sur cet ovni ?

 Jack observa l’Assemblée. Tous ces regards posés sur lui, il en sentait le poids. Il expira bruyamment. Il lissa ses vêtements numérisés, s’éclaircit la voix, se jeta à l’eau :

— Oui, oui, oui, les extraterrestres, la chose, bien.

 Il toussota, se racla la gorge. Le temps de mettre en place ses idées, il allait se lancer. Parler, se donner en spectacle, il aimait. Il connaissait ses facultés, mieux que personne. Une fois lancé, il ferait dans l’admirable, le solennel, il le savait. Il devait juste se chauffer quelque peu, il se connaissait tout de même, il était un peu long au démarrage. C’est tout. En revanche, une fois lancé, il se savait splendide, un orateur hors pair. Ça, il le savait. Cette idée le réconforta. Il continua :

— Sa présence a été découverte au sein de la constellation de la Balance, soit, pour vous donner une idée un peu plus détaillée de sa distance, en un lieu inaccessible en moins de 885 années de voyage depuis la terre, avec nos moyens technologiques, il va sans dire.

— Alors, ne le dites pas ! coupa le Président. L’essentiel, Jack, l’essentiel.

 Jack se confondit en excuses, il poursuivit :

— Non loin de l’exoplanète identifiée à l’orée du troisième millénaire et dénommée Gliese 581c. L’un des vestiges que l’on avait depuis longtemps catalogués de peine perdue. C’est à une portée de plus de 20 années-lumière. Cet objet absorbe toute lumière. C’est donc cette absence de lumière précisément qui nous a permis de le détecter. Et il avance, à une vitesse supraluminique. D’après nos opérateurs, seule une technologie à distorsion autoriserait cette prouesse. Ce qui signifierait la maîtrise de l’énergie noire, cette mystérieuse qui nous tient, nous, humains, en échec depuis toujours. Avec une telle célérité, compte tenu de son accélération constante et de sa trajectoire, ce n’est qu’une question de décennie avant qu’il ne pénètre dans notre espace spatial. Peut-être même de quelques années seulement.

 Jack sentit son auditoire captivé, suspendu à ses lèvres, il atteignait sa vitesse de croisière. Les mots commençaient à venir naturellement. Il aimait cette sensation, il n’avait plus à réfléchir. Il était à son aise. Il esquissa une mine satisfaite. Le lyrisme, le lyrisme, oui, il le sentait infuser, habiller ses mots. Il se lança :

— Mesdames, Messieurs, l’heure est grave. Vous le savez, le 1er janvier de cette année 2141, nous, les terriens, avons subi une attaque au cœur du Système Augmenté. Dans le sacré, au sein du centre névralgique de toute la civilisation humaine, enfin, en son épicentre qui se trouve être notre grand pays. Nous pensions de prime abord que cela était l’œuvre des matérialistes. Eux, les primitifs, qui nous excitent les nerfs depuis bien longtemps. Eux, les agitateurs, les dépravés, les adeptes des rapports physiques, les dégénérés, eux, les…

 Jack, il fallait le canaliser, le Président, ça l’usait. Pourquoi diable ce pauvre hère ne parvenait-il pas à se contenir ? Il l’avait envoyé sur Mars pour avoir la paix, c’était une véritable punition, une mise au placard, mais même là, Jack avait cru à la prodigieuse promotion. Et présentement, il se sentait obligé de faire un discours interminable. Jack ne comprendrait jamais, c’était ce qui agaçait le plus le Président. Alors, il notifia à Jack :

— Monsieur le Responsable en prospection spatiale, veuillez maîtriser votre verve, je vous prie. Dois-je vous rappeler que l’Assemblée ici présente a voté à l’unanimité le décret promulguant l’incitation à la reproduction ? Que vous êtes sur un siège éjectable et que n’importe quel autre quidam pourrait porter vos bottes à votre place ? Même votre majordome androïde, c’est dire. Continuez, et tenez-vous-en au sujet. Merci.

 Jack croisa le regard de chacune des douze paires d’yeux le dévisageant – seul Mathias paraissait compatir. Lui ne le regardait pas, ce devait être de la modestie, une forme de révérence devant son homologue.

 Jack plissa sa robe cérémonielle numérique puis se rassit sur son fauteuil. Il s’éclaircit la voix dans un raclement de gorge, un réflexe purement formel dans le contexte du SA – nul mal n’entravait la vie ici –, puis reprit son discours :

— Bien, oui, pardon Monsieur le Représentant présidentiel.

— Président, cela suffira…

— Président…

— Monsieur le Président, je vous prie.

— Ah…, fit Jack avec autant d’intelligence qu’il le put. Bien, Monsieur le Président, nous nous trompions. Cet objet pyramidal inexpliqué, d’une taille non négligeable, en était la cause. Je vous le dis, nous devons nous préparer au pire. Ils arrivent. Ils viennent remplir leur promesse : émotions, sensations, pacification. Pacification ! Rappelons-nous l’humain lorsqu’il partait à la conquête de l’inconnu, voguant sur des océans emplis de mystères, élaborant en songes obscurs les plans d’un monde qu’il allait pacifier. Oh ! Oui ! Nous avons pacifié par d’infinis feux rédempteurs et alors, et alors, et…

— Jack ! coupa le Président.

— Oui, dit-il en raclant sa gorge numérique. Je termine. Préparons-nous au pire. Voilà, j’ai fini.

 Jack n’était pas peu fier. Il avait fait dans un lyrique doublé d’une exemplaire concision.

 Le Chef d’État tapa la table ovale des paumes, l’air soulagé. Pour Jack, c’était bon signe, il avait visé juste : on l’aimait pour sa perspicacité, sa lumière intellectuelle, son phrasé. Le speech du commandant, c’était fini. Le Président, ça ne pouvait que le contenter. Il sourit à l’assemblée, puis demanda s’il y avait des questions. Nul n’en prononça. Le Président hocha la tête, satisfait, avant de prendre la parole :

— Nous venons d’entendre le commentaire envolé de notre responsable spatial, aussi, il me semble nécessaire de clarifier certains points qui, ce faisant, ramèneront notre cher Jack, je l’espère, à un peu plus de modération et d’optimisme. Mon bon Jack, votre travail est harassant, nous le comprenons. Nous le savons, et je dis cela sans malice aucune, la moindre intrusion dans votre paramètre spatial rompt votre quiétude. Cela vous fait voir rouge, voir jaune, ce qui, sur Mars, n’est pas peu dire. Je vous plains, mon bon Jack. Mais, vous n’êtes pas le seul gardien des cieux. Toute la charge de cette éprouvante découverte ne peut seule reposer sur vos belles et frêles épaules. Que nenni ! Il se trouve que de cet objet inconnu, qui à coup sûr se dirige vers notre belle planète, nous en avons des photos, du moins une représentation. Mon bon Jack, vous n’êtes pas seul sur ce coup. Vous venez de le dire, cette pyramide absorbe toute lumière, tout cliché est donc impossible. En revanche, il a une forme, une masse, bref : il existe. Nous l’avons scanné, échographié, tout le tintouin, et je vais vous en exposer les résultats.

 Jack hocha la tête, il n’aimait pas les mystères. Le Président ajouta :

— Distorsion et énergie noire, voilà, en somme, ce qui vous inquiète. Ce vaisseau, si vous convenez que nous le dénommions de la sorte, en maîtrise la technologie. Ce n’est que conjecture, bien sûr. Ce qui compte est qu’il pratique le voyage supraluminique. Lui le peut, et il n’est pas le seul. Ce serait mésestimé notre civilisation.

 Jack attendit la suite. Le Président semblait piailler d’impatience, de jubiler à l’idée de son annonce.

— C’est-à-dire, Monsieur le Président ?

— J’y viens, mon bon Jack. Eh, bien, nous aussi, terriens, nous savons voyager à la vitesse supraluminique !

 Jack n’osait comprendre la nouvelle. Voilà une annonce majeure, le Graal, le voyage supraluminique, et Jack n’apprenait qu’à présent sa possibilité. Bon Bouddha ! lui, le responsable de la prospection spatiale, on ne le mettait dans la boucle qu’à présent ! Lui, le grand Jack, il eût dû participer aux recherches ! C’était ce qu’il se disait. Bon sang, il était un haut gradé ! Un mec informé, enfin, quoi !

 Le Président plissa les yeux – ce qu’il était bon de faire comprendre à Jack que ce n’était qu’un petit joueur de seconde zone ! Il fit naître des ridules aux coins des yeux de son avatar, montra enfin toutes ses dents en un sourire étincelant.

— Oui, ajouta le Président, nous en maîtrisons la technologie. Nous avons envoyé une sonde à sa rencontre. Pas plus tard que la semaine passée. Ce projet top secret se limite pour le moment à de simples applications, dont cette sonde fait partie. Les voyages intergalactiques ne sont pas pour demain, mais sont devenus une réalité tangible. Donc, ce drone nous a rapporté l’image de ce vaisseau, sous toutes ses soudures.

— Coiffures, Président. Sous toutes ses coiffures.

— Jack ?

— Oui, Président ?

— Taisez-vous et observez. Et c’est Monsieur le Président. N’oubliez pas les majuscules. J’y tiens.

— Ah… Oui, monsieur le président.

— Majuscules, Jack, majuscules.

— Oui, Monsieur le Président.

— Il est gentil.

 La salle du conseil s’assombrit. Une voute céleste apparut au milieu de l’Assemblée, une nuée d’étoiles, d’astres en tout genre, toute la Voie lactée se révéla devant des yeux écarquillés. Jack ouvrit la bouche, le ça, ça l’émerveillait. Il contempla les billes lumineuses tout autour de lui, sous lui-même, puis lorsque le président dit , Jack tourna son regard à l’endroit pointé du là. Enfin, du doigt.

— Il n’y a rien, s’étonna Jack.

— Précisément, lui répondit le Chef d’État en souriant. Montrez la reconstitution, ordonna-t-il à l’interface.

 À l’emplacement désigné par le Président, un grand homme de 2 mètres 21, qui devait teindre ses cheveux vu son âge – couleur de jais, c’était suspect –, une forme se matérialisa. Des contours grisés apparurent. Le corps du vaisseau prit vie. Ses parois : truffées d’aspérités. Jack, ébaubi, en découvrit tous les détails insoupçonnés. La pyramide spatiale était mouchetée de subtilités, d’irrégularités, de signes. Elle était imposante, immense, divine.

— Oh, mon Bouddha ! jura-t-il.

 Oui, Bouddha remplaçait l’un de ces mots grossiers, voire tabous, de l’époque.

 Le président toisa Jack, fier, les yeux en amande, un sourire carnassier en coin sur sa bouche close.

 Vraiment, le Président aimait en imposer, d’autant plus à Jack. Dès que l’on pouvait faire preuve de sa supériorité, le chef d’État n’hésitait pas. Avec Jack, ce qui était bien, c’est que cela se faisait sans effort. Le Président était un partisan du moindre effort, comme Jack, mais lui maîtrisait son art. Et il était le Président.

— Bien, Jack, dit le Président, voilà le topo. Agrandissement, je vous prie.

 Un agrandissement se fit sur l’une des faces de la pyramide. On voyait là de nombreux signes enchevêtrés, des traits, des courbes, des pictogrammes, des points et des dessins. Jack restait sidéré. Non pas par cette vision, mais parce qu’il ne comprenait rien à ce qu’il voyait. Jack, on peut le dire, était un homme baignant dans la sidération. C’est ce qui faisait son charme du reste. Le Président observa l’assemblée, elle se penchait, tendait le cou, levait et baissait la tête, elle scrutait cette découverte. Le Président goûtait l’engouement collectif à l’atmosphère sonore pleine d’interjections.

— Ah !

— Oh !

— Bon Bouddha !

— Oulala !

 Pour preuve.

— Bien, Mesdames, Messieurs. Je vous prie, regagnez vos places.

 Tous s’évaporèrent dans des amas tourbillonnants d’informations colorées, et leurs avatars se réincarnèrent dans leur siège.

— Merci. Ce que vous apercevez là constitue bien la preuve, une autre, que cette pyramide est un vaisseau spatial, que celui-ci est le fruit d’une intelligence extraterrestre. Tous ces signes et symboles que vous voyez là nous sont familiers. Ils reprennent peu ou prou tout ce que l’humanité a inventé de langages. Et pourtant, et pourtant, tous nous sont indéchiffrables, malgré nos modules intelligents de traduction instantanés. Jack ?

 Celui-ci tourna vivement la tête vers son guide suprême, enfin, son suprême Président.

— Oui ?

— Voici votre nouvel ordre de mission. Vous avez une semaine pour déchiffrer, ou trouver quelqu’un capable de nous déchiffrer tous ces points, ces courbes, ces traits. L’on doit découvrir au plus vite ce que cache cette langue. Car, tel le Port-salut, ce que veut cette chose, peut-être est-ce indiqué sur l’emballage. Sa coque, donc. Vous comprenez ?

 Le Président mit en surbrillance jaune tout le pan de symboles en question.

— Mais, balbutia Jack, comment vais-je faire ?

— Faites preuve d’imagination, mon bon Jack. Ce n’est pas une mission pour rien. Sept jours. Après, il sera trop tard ! Le projet est top secret ! Vous êtes dans la boucle depuis le début, enfin presque, on ne va pas se formaliser, on fait avec, faites de même !

 Jack s’effondra dans son siège. Revenir sur Terre n’était pas une partie de plaisir, alors avoir une mission, ça le désolait au plus haut point. Son discours était pourtant beau, il pensait qu’on le laisserait tranquille ensuite, comme toujours, mais non. Jack, il se sentait épuisé. Cela faisait une éternité qu’il n’avait pas travaillé, il ne savait plus comment faire. Une mission ! Moi, Jack, une mission ! Mais où va le monde ? Je vous le demande !

 Au même instant, à une vingtaine d’années-lumière de la Terre, la pyramide noire accéléra. Elle s’élança de plus belle dans l’immensité sans fin, la pointe de son édifice dirigée sur la planète bleu, vert et blanc.

 Elle se hâtait.

 La chose approchait.

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