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Anouké et Jaspert, Nouvelle-York

— Alors ma Pupuce ? Cette manif ?

 Jaspert, cette cause, ça le dépassait un peu, mais comme ça touchait Anouké, qu’il aimait, il fallait bien s’y intéresser un tantinet. Et le plus tôt serait le mieux, parce qu’après, il pourrait replonger dans le monde virtuel. Autant se débarrasser de cette formalité. Le virtuel, c’est bien. Il n’y a de réel que ce qui nous arrange. Aussi, celui-ci ne ressemble-t-il à rien. Rien de bio, du moins.

— Eh bien, j’espère que ça finira par aboutir.

 Vraiment, Anouké montrait des signes d’agitation. Ça, Jaspert le reconnaissait, ça ressemblait à s’y méprendre à la nervosité qui la parcourait juste avant qu’ils ne passent à l’acte. Présentement, la seule différence, c’est qu’elle ne le regardait pas. Pour Jaspert, ça ne saurait tarder.

— La partie va être ardue, reprit-elle, mais ils méritent autant que nous le droit de vote. Ça me fait bizarre de les savoir plus intelligents que nous et pourtant muselés. On sait tous depuis longtemps qu’ils éprouvent des émotions et que leurs capteurs sensitifs sont aussi développés que les nôtres. Et même plus ! Honnêtement, en quoi leurs peines, leurs joies ou leurs envies valent-elles moins que ceux des humains ?

— Peut-être parce que ce ne sont que des robots ? Qu’ils ont tous été conçus pour des tâches spécifiques ?

 Dommage. Jaspert en avait pourtant l’expérience : ce genre de propos, ça décuplait la colère d’Anouké, c’était de l’injustice. Et pour lui, sa potentielle partie de jambes en l’air prenait ses distances. Au mieux, ça la retardait. La chose. Dans le réel, il s’agissait de l’un des derniers bastions à le maintenir éloigné de la virtualité.

— Franchement ! Tu crois encore à ce que tu dis ? Tu parles comme la caste politique conservatrice !

— Mais non, ce n’est pas ça, j’essaie juste de comprendre les arguments des opposants à cette réforme. Mais je suis bien d’accord avec toi, sinon. Je sais qu’avec leurs implants bios ils ne sont plus ce qu’ils étaient le siècle dernier. Mais il faut entendre les peurs aussi. Beaucoup craignent qu’en obtenant le droit de vote, ils orientent la vie politique en leur faveur, pour gagner en influence, petit à petit.

 Lui, ce que ça impliquait, il n’en savait rien. Il restait neutre. Anouké, la neutralité, elle n’y croyait pas. Quoi, et après ? Les mécas demanderaient leur indépendance ? Et un pays ? Et quoi, alors ?

— Ce ne sont que des conneries ! Ils restent de toute façon sous l’emprise de leurs codes informatiques, et ils ont l’impossibilité de les modifier. Enfin, je veux dire, leur intelligence quantique ce n’est pas non plus le pouvoir absolu. Nous aussi on y a accès maintenant. Le CERN a sorti un nouveau générique. Je te parie que dans moins de dix ans on aura tous des implants quantiques et… Ho ! Tu m’écoutes au moins ?

 Anouké donna une tape du bout du doigt sur les lunettes – le Système Augmenté – posées sur le nez de Jaspert. Elle fronça les sourcils, pinça ses lèvres, de cette mine qu’elle arborait chaque fois que quelque chose commençait à l’irriter sérieusement. Quand quelque chose la titillait, dans tous les sens du terme, elle fixait Jaspert. À dire vrai, ces lunettes de Système Augmenté n’en finissaient plus de l’agacer.

 Jaspert ne broncha pas, absorbé dans l’une de ses activités virtuelles. Il était comme tous les autres, pensa-t-elle, incapable de se soustraire aux artifices du monde simulé. Drogué à la réalité alternative.

 Elle tapa deux nouveaux coups secs du bout des ongles, joignit les mains, attendit une réaction. Rien. Jaspert restait coincé derrière ses écrans. C’était mal barré pour un monde plus juste, son propre petit ami prenait la cause par-dessus la jambe. De quoi perdre patience. Elle inspira profondément, bruyamment, puis elle expulsa avec force l’air de ses poumons avant de lui arracher son Système du nez. Jaspert lança un Ah ! de surprise en même temps qu’une décharge électrique parcourut son cerveau. Anouké ne lui avait pas laissé beaucoup de temps de liberté, c’est ce qui surprit Jaspert. Il n’était pas recommandé d’interrompre la connexion de façon aussi brusque, mais, mis à part ce léger frisson désagréable fusant dans la tête, cela ne présentait aucun risque. Et d’ailleurs, pensa-t-elle, une petite électrocution ne pourrait pas lui faire de mal !

— Je ne le crois pas, dit-elle, tu étais dans le SA !

— Désolé, j’avais juste une dernière tâche à faire pour aujourd’hui. Je devais rendre une idée pour mon entreprise.

— Toujours la même excuse. Tu te fous de moi en plus ! Il est temps que tu fasses autre chose…

 Le Système Augmenté, le SA ou le ça se présentait, sous sa forme matérielle, telle une paire de lunettes. Les terriens du XXIe siècle les auraient confondue avec leur correcteur de vue d’alors. Ceux de 2041, pas ceux de 2032. En 2032, la technologie était des plus archaïques, à l’image du monde alors. En réalité, plus personne n’avait de problème de vision depuis plus d’un demi-siècle. En 2083, une firme en nanotechno-pharmaceutique avait mis au point un vaccin universel contre toutes dégénérescences oculaires. Ce qui tua d’ailleurs des milliers de personnes lors des phases d’essais, dévorées par de minuscules et grouillants nanorobots. Mais évitons d’en causer, la douleur est encore vive, ça a été vraiment laid. Pas de mauvaises presses, on étouffe l’affaire. Ce remède s’injectait autrefois à l’âge adulte, à 22 ans. Les nanoparticules biomécaniques de ce médicament ciblaient les réseaux cellulaires et nerveux des yeux, elles réparaient chacune des imperfections de l’organe, jusqu’à l’ADN.

 Depuis, l’ingénierie avait fait un bond en avant. Cette nouvelle technologie avait tant et si bien évolué, qu’aujourd’hui elle se transmettait à l’ADN des fœtus en gestation et tuait dans l’œuf toute tare naissante.

 Le SA, sous sa forme immatérielle, était l’expression de ce qu’Anouké honnissait le plus dans la société moderne : la fin du lien social physique. Elle avait du mal avec la notion de modernité, ne savait pas trop ce que ça signifiait, mais ça, clairement, pour elle, ce n’était pas moderne. Au mieux, c’était un tue-l’amour. Ce gadget, derrière son aspect inoffensif, camouflait un monde infini. En tout cas, suffisamment vaste pour que son Jaspert s’y perde. Un territoire effroyablement cannibale, destructeur d’interactions sociales et, sous l’apparence d’un lieu unificateur de vie, cet engin se comportait comme un véritable dévoreur d’humanité. Enfin, était-ce la conception que s’en faisait la jeune femme.

 Le ça était un espace virtuel, interconnecté, vaste. Si vaste que personne, jusque-là, ne l’avait encore parcouru dans son ensemble. Interface simulée de réalité, augmentée des caprices sans fin des bios, mise en branle par la toute-puissance technologique. Tous les humains en portaient : en marchant, en mangeant, pour s’endormir, en toute circonstance. Rien n’était plus normal que de croiser des personnes se promenant dans les rues avec ce dispositif posé au nez, épaulés par leurs androïdes, avançant béatement d’un point à un autre, silencieux, maladroits.

 Le calme n’était qu’apparence. Si depuis l’avènement du ça le monde extérieur, physique, paraissait démesurément vide de toute clameur, il en était en réalité bien différent dans le SA.

 Anouké voulait bien l’admettre, il fallait le voir au moins une fois dans sa vie. Ça valait le détour, un peu comme le trou de Bozouls dans l’Aveyron, ou Cordes-sur-Ciel, ou Collonges, ou le gâteau de Mamie. Le gâteau de Mamie, tout de même, c’est le must. Tenez, prenez une crème mic-mac, c’est magique. D’une simplicité folle, mais ça fait des miracles. La recette ? Hors de question ! Enfin quoi ? C’est personnel, une madeleine. Déjà que Mamie a rechigné pour me la partager, faut pas pousser, on ne se connait pas assez. Pas encore.

 Le Système grouillait de vie, de bruits, de mouvements. Son usage multiple agissait comme une drogue. Il pouvait être récréatif, addictif, les deux à la fois. Les humains, pour leur plaisir, recréaient des univers de tentations, tentaculaires, de jeux, de mille façons pour ne jamais s’y soustraire.

 Le second emploi principal du ça était d’ordre professionnel. Jadis, l’humanité travaillait, concrètement. La majorité des bios devaient toucher, manipuler, sentir du bout des doigts, avec leur corps, humer, goûter, suer, voir de près le fruit de leur labeur. Anouké se disait que Jaspert devrait s’en souvenir, ne serait-ce que pour les soirées un peu olé olé. Or, avec l’apparition conjointe des androïdes et du SA, toutes les activités physiques s’étaient retrouvées déléguées aux robots. Plus aucun terrien n’avait à ressentir l’effort à la tâche, la résistance du devoir s’accomplissant. Et Jaspert, encore moins, c’était un tir au flan.

 Dès lors, le monde avait réorienté son fonctionnement, sa pensée, ses dogmes, son paradigme : l’humain était libéré du travail matériel. Son unique mission devenait spirituelle, son temple abrité par le Système Augmenté.

 À présent, seules les idées comptaient. Elles se marchandaient, s’échangeaient, se professionnalisaient. Le salariat était ainsi fait que tout employé produisait du concept, était rémunéré grâce à lui.

 Avec l’introduction simultanée de la réalité alternative et des androïdes à l’intelligence quantique, les castes politiques avaient décidé en 2093, à la quasi-unanimité, de créer une dotation mensuelle forfaitaire : un revenu universel. Chaque individu se voyait pourvu d’une dot fixe couvrant l’intégralité de ses besoins pour subsister. Les frais de logement, de nourriture, de protection contre les aléas climatiques, la fourniture en énergie et un chat étaient pris en charge par cette rente. Le chat avait été obtenu lors d’une grève générale, car la population trouvait la dot un peu pingre. Le chat avait calmé les ardeurs. Pour le reste, il y avait les robots.

 La société admettait dans son ensemble que la robotisation quantique produisait de la richesse pour l’humain biologique, en sa faveur. En outre, les organismes commerciaux avaient fini par confesser que les écarts de salaire, dans ce contexte technologique et sociologique, ne trouvaient plus aucune justification. Ainsi, ce renversement idéologique avait mis à mal les plus conservateurs des institutions prémodernes qui plaçaient jusque-là la valeur travail au panthéon des vertus.

 Chaque humain – du moins chaque Français – se voyait attribuer un androïde à l’âge de la majorité, de nos jours fixée à 24 ans. On vivait de plus en plus vieux, on avait abrogé le travail, au moins pouvait-on reculer l’âge de la majorité. Il n’était pas peu dire que le niveau général intellectuel avait bien baissé, mais peu s’en rendaient compte, trop occupés à errer dans le ça. Donc, nos comparses biomécaniques réalisaient les activités dites physiques à la place de leurs alter ego bios. Comme il était entendu que chaque robot pouvait tout à la fois accomplir les tâches les plus simples – ouvrir et fermer des portes – et les plus complexes – réparer en apesanteur les stations militaro-stratégiques –, il n’existait plus de raisons acceptables pour justifier les écarts de rémunération.

 Sauf pour certains.

 Grâce au Système Augmenté, ou à cause, c’est selon, et parce qu’il fallait trouver à légitimer des inégalités de richesse aux yeux d’une partie de la population, fut instauré le salariat de l’idée. Dans le SA, toutes les entreprises, toutes les sociétés commerciales y étaient implantées. Désormais, travailler c’était générer des concepts novateurs, produits dans des usines peuplées d’androïdes. L’être humain, lui, n’avait qu’à réfléchir, du moins essayer, élaborer en songes les innovations qu’il souhaitait voir naître. Vraiment, à ce stade, ne pouvait survenir que le pire. Réfléchir, ce n’est pas facile. Le bio, lui, il va au plus simple, au plus problématique, c’est évident.

 La marchandisation des idées apportait une rémunération qui s’ajoutait à la dot mensuelle. Un petit plus, de l’argent de poche. Tous pouvaient à loisir vendre le fruit de ses créations mentales. Il suffisait pour cela de faire preuve d’imagination.

 Un concept – le produit – s’appréciait selon deux prismes. Dans un premier temps, une IA analysait l’idée, validait sa pertinence, puis vérifiait sa faisabilité technique. Après accord, l’IA lui attribuait une note. Dans un second temps, cette idée se voyait confrontée à un comité humain – eux, ils étaient bien payés – qui en discutait l’intérêt. Un intérêt presque philosophique, voire métaphysique. L’étude débouchait ou non sur sa réalisation. L’auteur, rémunéré – très peu – en fonction de la note décernée par l’IA en première lecture, gagnait une bonification lorsque le fruit de son imagination était effectivement développé. Si des craintes quant à l’impartialité dont pouvait faire preuve l’IA en première analyse naquirent au sein des salariés, il s’avérait que l’informatique se trouvait dans les faits bien plus juste et équitable que n’importe quel groupe humain. Personne ne comprenait rien aux algorithmes servant à l’analyse, mais même les plus couillons parvenaient à proposer des idées, et à être payés, donc, le système fonctionnait, il n’y avait aucune raison de le remettre en question. Ce qui compte, c’est la satisfaction.

 Le besoin en formation pour le monde des pensées était limité, ce qui arrangeait pas mal de monde, il est vrai. La scolarité obligatoire jusqu’aux 18 ans ne faisait que préparer au spirituel. Un spirituel du futur s’entend, du minimaliste, l’essence de sa complexité, quelque chose hors de notre portée de nos jours, mais on s’y prépare, c’est évident, nous y allons. Dans la pratique, l’enseignement n’accordait que peu de valeur à l’intelligence émotionnelle, la critique, à la dialectique. L’éducation mettait en exergue l’art de vendre ses idées. Point. Toute la méthodologie reposait sur l’esthétique subtile du marketing, prétendument raffiné par des siècles de thèses et d’approfondissement de ses outils : persuasion, création du besoin, sublimation des attentes.

 Hormis quelques professions dites nobles, le travail manuel n’existait plus. La sécurité, la justice et la politique restaient l’exception, l’apanage du genre humain. L’éducation, la justice, les métiers de bouche, on était parvenus à les automatiser, fort heureusement, c’était ça de moins à gérer. Sécurité et justice, ces domaines étaient très recherchés, notamment chez ceux connaissant leur existence, et hautement rémunérateurs. Bien sûr, ces branches n’étaient pas exemptes de toute dérogation, procurant d’ailleurs de vifs débats au sein de la caste politique, mais ces controverses restaient circonscrites à un cercle d’initiés.

 Anouké, quant à elle, travaillait pour une entreprise de mode. Elle eût pu se diriger vers n’importe quel autre domaine, mais là, en ce moment, c’était son envie. Les envies, à l’école, on disait bien de les suivre, qu’elles servaient de guide, de fil conducteur pour la réalisation de son soi véritable. Ne surtout pas les contrarier ! C’était ce qu’on disait dès le premier jour de scolarisation, répété à chaque rentrée. Alors, forcément, Anouké, comme les autres bios du reste, savait les suivre, les idées. De fil en aiguille, on finit par découvrir son soi, à ne rien lui interdire. Libre comme tout, son soi, pour le pire et le meilleur. Heureusement, et ça tombait bien, le ça pouvait expurger toutes les pulsions un peu limite. Il s’y passait des choses, dans le SA, qu’on n’aurait pas voulu voir ailleurs. Le ça, c’était tout de même bien que ça existe, au moins pour se défouler. Alors, Anouké, elle imaginait, concevait des vêtements. Comme pour tous ses confrères, son bureau s’incarnait dans le Système Augmenté. Elle s’y rendait aussi peu souvent qu’elle le pouvait, sauf nécessité, quand il s’agissait d’y vendre ses concepts. On pouvait aussi se plonger dans le SA pour y passer du bon temps, mais Anouké n’était pas de ce genre. Le ça, elle ne l’aimait pas. Histoire personnelle, hasard de la vie ? Anouké ne se posait pas trop la question, c’était ainsi. Il y avait toujours une raison à toute chose. Anouké, de savoir ça, ça lui suffisait.

 Ses idées ne valaient pas grand-chose, ça la vexait. Question de fierté.

 Elle faisait partie de ceux que l’on surnommait les matérialistes, un groupe d’individus prônant le retour au réel, le renouveau des contacts corporels. Ils étaient peu nombreux, mais certaines thématiques savaient convaincre. Question de sensibilité. Elle militait régulièrement pour l’introduction de journées en présentiel dans le cadre de l’activité salariée. Son argumentaire tenait à la nécessité des relations physiques pour la survie de l’espèce, elle mettait en avant le lien évident entre le SA et la baisse du taux de natalité. Vraiment, avec le ça, le bio ne procréait plus. Ce n’était pourtant pas compliqué, même plaisant, et malgré tout, certains bios revendiquaient le souhait de voir le processus reproductif automatisé, informatisé ! Pris en charge par l’IA ! Non, ça, Anouké, elle ne le voulait pas. L’humanité passait tellement de temps dans la réalité simulée que même leurs rapports sexuels risquaient de devenir émulés.

Pas Jaspert, il n’a pas intérêt, il ne va rien simuler !

 Fut un temps, la baisse durable de la natalité contenta les tenants des antiques théories malthusiennes. Cela venait à changer. Il faut dire que l’humain, il ne se démultipliait plus, il se terrait dans le ça, l’espèce périclitait à ce qu’on disait. Après des siècles d’une envolée démographique sans pareille, la population mondiale déclinait. En quelques décennies, la Terre avait perdu six milliards d’individus, ne comptant désormais plus que 24 milliards d’êtres bio, ou à peu près, tous genres confondus. Il apparaissait en outre que les interactions physiques corporelles se teintaient d’une connotation négative grandissante chez les bios. Ça, Anouké, ça la scandalisait. À tel point que les castes politiques s’accordaient sur le principe de favoriser les actes charnels véritables, adjoignant à cette fin volontariste des aides financières aux couples désireux de s’appliquer au travail de la reproduction.

 Anouké, elle, elle mettait la main à la pâte. Elle était amoureuse.

 Mais de voir son petit ami se perdre dans l’illusion du SA l’irritait.

 Le jeune homme se laissait corrompre par les chimères de ces jouissances numériques, et il n’y voyait aucun inconvénient. Qu’il était candide, naïf ! C’était ce qu’en pensait Anouké. Mais ce n’était pas tant qu’il se fasse happer par ça qui contrariait la jeune femme – le SA les piégeait tous –, mais plutôt que Jaspert y prenne plaisir. Pour Anouké, le plaisir, il était réel, pas virtuel. Pour Jaspert, tout plaisir était bon à prendre, mieux, il était la quintessence de l’existence, la preuve de vie. Vivre et jouir sans limites, partout, sous toutes ses formes. C’était consubstantiel à la vie, au pire, une raison de vivre. Le SA, corolaire, c’était la vie, il y prenait son pied. Point. Jaspert ne l’avait jamais exprimé ainsi, mais c’était ce qu’il eût dit, s’il en avait eu l’idée. Et les termes. Du moins, cette philosophie l’habitait, en silence, sans mots, inexprimable, mais c’était Jaspert, c’était son ressenti. D’ailleurs, qu’aurait eu Anouké à répondre à cet argumentaire ? Elle eût été toute confuse. Non que Jaspert exprimât telle opinion, elle en eut été fière, mais que ce point de vue se puisse se défendre, qu’il était même source d’une émancipation vitale, ça l’aurait poussée dans ses retranchements. Elle aurait même peut-être douté de ses propres opinions. Non, ça, ce n’était pas envisageable. Cela n’aurait fait que marquer une profonde divergence de fond, un antagonisme ontologique au sein de ce couple mignon tout plein. D’ailleurs, qu’aurait-elle eu à rétorquer ? Que le plaisir virtualisé n’avait rien de réel ? Car inexprimable en dehors du ça ? Qu’il n’avait donc aucune consistance, aucune nature réelle ? Si elle avait eu à débattre avec un Jaspert intello, alors le débat eût été sans fin. Bienheureusement, ce n’était pas le cas. Seule Anouké réfléchissait dans le couple. Jaspert l’admettait volontiers. Sans Anouké, il était perdu. Elle n’était pas l’ainée pour rien. Non que son petit ami soit dénué d’intelligence, seulement, à réfléchir, il ne prenait que peu de plaisir. Dans le ça, il n’y avait pas à réfléchir, mais qu’à glaner le plaisir.

— Pardon, ma Pupuce ! Je te promets de faire des efforts ! Mais, quand on est dans le système, c’est vrai que c’est hypnotique, plus rien ne compte.

— Ouais, bah, fais des efforts…

— Tu souhaites qu’on aille faire de la politique ?

 Cette fois, elle le regardait. Du plaisir réel, rien que du plaisir réel. Anouké, elle faisait dans le lobbying, elle se donnait corps et âme. Vraiment.

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