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Flash spécial, Nouvelle-York
Nous apprenons à l’instant qu’un objet céleste non identifié se dirige vers la Terre à une vitesse supraluminique. Nos reporters nous signalent que les Représentants démocratiques nous cachent cette information depuis au moins un jour. C’est à un véritable tollé auquel nous assistons en direct ! Toutes les associations matérialistes se sont ruées au Palais présidentiel et ordonnent des comptes, que la lumière soit faite sur cette obstruction à la médiation. Les porte-paroles humains, c’est une première, de la Presse sont invités à une réunion de crise pendant laquelle le Représentant présidentiel tentera d’éteindre cet incendie. Alors que le Traité de la Médiation stipule que toute information doit circuler en libre accès moins de 12 heures après sa découverte, voilà que cette affaire jette le trouble. Le Chef d’État, déjà en mauvaise posture…
— Tu peux couper Anouké ?
L’hologramme disparut, Jaspert la remercia.
— Tu sais quoi, Jaspert ? Eh bien, cette histoire de vaisseau spatial, ça met de l’eau dans notre moulin hydroélectrique.
— C’est-à-dire ?
— Comme la présidence est acculée de toute part, elle va se sentir obligée de lâcher du lest. Je te parie qu’ils vont voter en faveur du mariage mixte !
Elle ne perdait pas le nord Anouké. À la moindre occasion, elle remettait sur le feu cette histoire de droits pour bioméca. À Jaspert, ça ressemblait à une idée fixe.
— En même temps, c’est la moindre des choses, dit-il. À ce qu’il paraît, certains députés vivent déjà avec leurs androïdes, alors bon…
— Ouais… C’est dégueulasse !
— De quoi ? De le faire avec les biomécas ?
— Non, pas ça. Mais eux le disent ! Et ils font le contraire ! Les temps changent, les mœurs changent, la vie évolue, mais il faut qu’ils nous prennent pour des abrutis ! Ça, c’est immuable !
Anouké se renfrogna, bras croisés.
— Doucement ma Pupuce, approche-toi, que je te serre dans mes bras.
— Fais attention, tu vas virer matérialiste.
— C’est vrai qu’on est rarement déçu par un contact physique.
Anouké se baigna dans le creux des bras offert par Jaspert. Il referma délicatement son étreinte, l’enveloppa tendrement, baisa son front. Il voulait faire de la politique.
Il sentait bon, il respirait le réel, le bout de ses doigts sentait le citron et l’orange. Elle l’embrassa. Il avait un goût de fruit et de sucre, la saveur du cocktail qu’ils venaient de partager. Elle ferma les paupières, gardant en mémoire le sourire de Jaspert. Jaspert prenait sur lui, elle le savait. Quitter le SA était une gageure pour son ami. Pourtant, il prenait plaisir à ces contacts, elle le sentait.
Hier, il l’avait invitée au restaurant. Elle était arrivée radieuse, s’était installée à une table, et il était apparu, sortant des cuisines. Il arborait un tablier blanc constellé de taches d’humidité. Il avait le front rougi, quelques reflets de transpiration luisaient sur ses tempes. Il avait travaillé avec Shri, son androïde. C’était du bénévolat, mais c’était beau. Elle l’avait trouvé attirant, eût voulu le manger tout cru, là, sur la banquette du restaurant. Et pour faire l’amour, elle aurait réglé tous ses capteurs sensoriels d’extensions émotionnelles à fond. Toutes ces choses qui rendent le sexe extatique. Mais elle avait attendu d’être à la maison. Tout de même, il y avait du monde aux tables alentour. Certes, tous portaient le SA sur les yeux, mais tout de même. Quelques robots travaillaient ici, qui les auraient surpris en train de faire la bête à deux dos sur la table. Faire l’amour sur une table de restaurant, c’était mal vu.
Le dimanche fut typiquement matérialiste, il fit un peu plus de 25 °C dans la chambre du couple.
Le lundi matin, après avoir déjeuné, ils s’installèrent sur le sofa du salon, en vis-à-vis. Ils commençaient leur séance de remue-méninges quotidienne, tentaient de mettre du beurre bio demi-sel – sel issu d’un procédé biologique dans le cadre de la grande politique de désalinisation des océans, du bon donc, du bio — du beurre, donc, dans les épinards. Comme chaque jour de la semaine, Jaspert et Anouké se firent face pour une heure d’exercices. Les drones diffusaient un fond sonore hypnotique, une ambiance propice à la réflexion, au son de cascades d’eau, de chants d’animaux, et de bruits de synthèse calibrés pour stimuler le cortex visuel et exciter les réseaux neuronaux. Flottait dans l’air une odeur de réglisse et de menthe. Jaspert régla la dureté du sofa sur 0. Ils se sentirent comme assis sur une pierre naturelle, une vraie.
D’ailleurs, Jaspert se demanda s’il ne s’était jamais assis sur une vraie pierre.
Il ne s’en souvenait plus. Les choses naturelles, ici, dans ce monde, elles étaient rares. Il voulait bien l’admettre.
Ils prirent la position du lotus, firent le vide.
Dix minutes passèrent.
Anouké ouvrit les yeux, il la suivit, ils soufflèrent, elle annonça :
— Bon, c’est parti. On commence par toi. Tu as des idées ?
Il ferma les paupières, fit la moue, pinça les lèvres, dodelina la tête, puis répondit :
— Non, aucune, c’est le problème…
Pour Jaspert, les idées, ça devait surgir. Sinon, rien. Et pas la peine de séance-détente pour forcer les choses, ça ne servait à rien. Mais comme Anouké aimait ça, il en faisait avec elle. Lui faire plaisir, il aimait.
— OK, ce n’est pas grave. De quoi as-tu besoin ? Là, spontanément, qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
— Une plage de sable fin et doré, une brise, un peu de chaleur naturelle. M’asseoir sur une vraie pierre.
— On part là-dessus alors, dit-elle. On commence. Quelle invention serait à même de répondre à ce besoin ?
Quelques secondes passèrent avant que Jaspert se décide :
— Un tapis relié au SA !
— Encore le SA ! Bon, pas grave, j’enchaîne : du vrai sable.
— Une baignoire connectée, avec des galets robotisés pour massage de la voute plantaire, renchérit-il.
— Connectée, connectée… Une douche avec système holographique, tapis sensoriel et diffuseur.
— Euh… Sinon, un arbre à faire pousser sur les toits-forêts. Un arbre programmable pour distiller différentes senteurs au gré des envies.
— Ah ouais, basique, mais efficace. Puis ça pourrait être subventionné, quitte à soumettre un hybride pour lui rajouter quelques arômes exotiques, fruits de la passion, papaye, mangue. Pas fruit du dragon ! Ça pue ! L’on pourrait inventer un nouvel arbre même, avec des fruits encore inconnus. Tu marques un point. Tu peux toujours proposer la douche avec tapis et système holographique : c’est une valeur sûre. À moi. Je branche le SA, j’ai besoin de la projection mentale avec restitution tridimensionnelle.
Avec Anouké, les idées de Jaspert étaient vite expédiées. Elle n’aimait pas le ça, mais elle éprouvait beaucoup de plaisir au travail des idées. Anouké savait que ces séances barbaient Jaspert, aussi, elle en abusait un peu. Elle le voulait simplement à ses côtés. Même si elle reconnaissait à Jaspert quelques fulgurances de bonnes idées.
Anouké sortit un câble d’un tiroir de la table basse, colla deux ventouses sur ses tempes et les raccorda aux lunettes. Elle grimaça. Connexion. Une représentation tri holographique biodynamique d’une paire de bottes jaillit entre eux.
— Voilà, dit-elle. J’aimerais concevoir des chaussures, mais, attention, pas quelque chose de technologique, une pièce vintage, avec module de sécurité pour marche terrestre, ça c’est juste pour avoir l’homologation, c’est tout. J’ai fait des recherches dans le SA, j’en ai vu qui me plaisent, elles datent de 2034 : j’ai envie d’en réactualiser les formes, elles sont vieillottes. Regarde.
Jaspert ne vit rien d’autre qu’une paire de bottes projetée. Pour Anouké, ce devait être le Graal, tant elle était sérieuse. Admettons. Si ça lui faisait plaisir… Des bottes aux bouts arrondis, légèrement effilées, montant jusqu’au bas des genoux. Intérieurs rouges, talons hauts d’un centimètre et demi faisant la largeur de la semelle, empiècement coupé en arc de cercle. Les quartiers de cuir se superposaient les uns sur les autres, travaillés de motifs variés : orientaux sur la tige, simplement bosselés sur le côté, percés en figures complexes sur l’extrémité. Des motifs de brogues. Brogues, c’était ce qu’avait lu Anouké sur une encyclopédie de la botte.
— Regarde, Hughes. Avant, les bottes se chaussaient par le dessus, il fallait forcer pour y introduire la jambe. Là, j’aimerais reprendre le système qui existe, une surface intelligente qui s’ouvre à l’approche du pied.
— Vintage, tu disais ?
Elle ne répondit rien, mais n’en pensait pas moins pour autant. Anouké se concentra, l’hologramme fit apparaitre ce qu’elle avait en tête. Elle se focalisa sur une botte, son image s’agrandit, l’orifice d’entrée de la chaussure se referma, la tige s’étira pour correspondre au standard de la taille des humaines contemporaines. Environ du 47. Elle remplaça le cuir, matériau prohibé depuis presque un siècle, par une substance végétale ressemblante. Petite touche personnelle : ses initiales gravées sur la tranche de la semelle.
Elle eut l’air satisfaite, mais pas totalement : quelque chose la turlupinait, elle fronçait les sourcils. Elle fit tourner l’image dans tous les sens, encore, réfléchissait. Au bout de quelques instants, elle fit une moue, parut désabusée, souffla, déçue. Jaspert la regarda. Il sourit, lui dit, la bouche moqueuse :
— C’est quand même terrible que toutes tes idées fassent un carton dans le ça ! Tu te bats pour que l’humanité retrouve un semblant de connexion avec le réel et la plupart de tes projets finissent numérisés dans le Système. Plein d’avatars portent tes créations dans le SA. Tu le savais ?
Il pouffa.
— Ouais, je suis au courant, maugréa-t-elle du bout des lèvres…
— Et moi qui adore le ça, mes inventions sont utilisées dans le monde physique ! C’est fou, hein ?
— Ouais, c’est ça, moque-toi ! Mais tu verras, un jour on comprendra que c’est dans la sphère réelle que mes créations prennent tout leur sens…
Jaspert acquiesça sans un mot. Le ça, pour lui, c’était bien réel, la preuve, il touchait sa paire de lunettes dans sa poche. Il hocha la tête, dit avec douceur :
— Tu sais ma Pupuce, parfois, c’est de l’intérieur qu’il faut combattre son ennemi. Je veux dire, tu voudrais supprimer le ça, mais c’est peut-être en le transcendant que tu rappelleras aux gens que toute cette beauté provient de l’extérieur.
Là, Jaspert se surprit. Qu’avait-il dit ?
— Mouais, ça fait un peu bouddhisme de comptoir ce que tu me racontes là. Je me demande bien ce qu’une réalité virtuelle pourrait apporter au monde concret…
— Figure-toi simplement que l’humanité a perdu toute vie spirituelle, mais qu’elle tente désespérément de la faire revivre au travers du SA.
Eh !
Anouké, elle tiqua. Jaspert, il venait d’exprimer une bien belle idée, bien formulée. Elle en était fière, mais, en même temps, que se passerait-il s’il en arrivait à débattre plus régulièrement comme ça avec elle ? Il y aurait comme de l’eau dans le gaz.
Pensait-il seulement ce qu’il venait d’exprimer ? Elle n’en savait rien, si ce n’est que la politique portait ses fruits.
— Pourquoi pas, en convint-elle, tournant la tête vers lui. Mais je me dis que ce qu’il faudrait aux bios, c’est un bon gros choc sur la tête ! Qu’on nous réinitialise le système une bonne fois pour toutes et qu’on reparte sur de bonnes bases ! Tiens, ces extraterrestres, avec ce vaisseau qui arrive, j’espère qu’ils vont nous remettre les pendules à l’heure !
— Ah ! Ne parle pas de malheur, si ça se trouve, on va rencontrer nos créateurs.
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