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La quête, lieu tenu secret



— Georges, c’est décidé, vous venez avec moi. Et cessez de vous cacher comme un enfant. Sortez de votre abri.

— Non !

— Si !

 Silence.

 Son majordome tenait une piste, repérée dans le SA, et Jack souhaitait qu’il l’accompagne dans sa quête.

— Georges, si ! Vous serez de l’aventure !

 Sitôt dit, Georges partit se réfugier derrière le sofa. Le commandant trouvait cette attitude puérile, mais réconfortante.

— Georges, il s’agit d’enquêter sur des savoirs tabous, vous verrez, ce sera palpitant. Encore heureux, bon Bouddha, que les robots n’aient pas accès aux savoirs tabous ! Mais le SA ! Imaginez un peu découvrir le SA !

— Non ! Je ne veux pas approcher des savoirs tabous, de près ou de loin. Ni aller dans le ça ! Songez un peu, un androïde dans le SA !

— Écoutez, Georges. Estimons-nous heureux qu’une trace de savoir tabou ait survécue à l’autodafé !

 Depuis le Grand Autodafé de 2 075, toutes les connaissances déviantes avaient été détruites. Il en restait bien quelques traces, de-ci de-là, mais Jack les savait sous bonne garde, auprès d’humains dévoués, prêts à tout pour sauvegarder l’harmonie du monde. Enfin, de la France. Ces vestiges, ils étaient entre les murs de la Grande Bibliothèque. Ils reposaient en exemplaires uniques, des bouts de celluloses reliés. Des tabous de l’ère prémoderne. Des livres. Tous les savoirs anciens avaient été mis au pilori pour avoir mené, fut un temps, la Terre au bord de l’implosion.

 Seul le savoir bouddhiste avait survécu. Il s’agissait d’une expérimentation à grande échelle, le choix d’une religion unique, d’une seule philosophie, pour tous. Visiblement, en sept décennies, personne n’avait jugé utile d’essayer autre chose. Le bouddhisme, ici, maintenant, c’était surtout des jurons et une posture, voire une imposture. Mais pas touche. Le peuple y tenait, au bouddhisme. Les politiques gardaient dans un coin de leur tête la possibilité d’expérimenter une nouvelle religion, c’était dans les tuyaux, mais en douce. Le SA, en l’état, représentait un sacré laboratoire d’essai. Des technologues y infusaient des idées neuves, disruptives, pour analyser ensuite les réactions des bios. Mais bon, c’était au compte-goutte. La monotone contemplation béate de la procrastination était bien ancrée. Le bouddhisme résistait. Les politiques s’en lavaient les mains, eux aussi avaient leurs petites habitudes.

 Mais revenons à nos moutons biomécas.

 L’écriture cunéiforme, elle, avait été cataloguée savoir tabou. Certainement un étudiant en stage d’observation au ministère, alors, avait-il fait preuve d’un peu trop de zèle. Mais c’était comme ça.

 Jack, de penser aux savoirs tabous, ça lui rappela de bons souvenirs. L’autodafé, surtout, il avait adoré. Un autodafé, c’est excitant. Il était jeune, et il avait été bien content qu’on détruise tout. Ce tout dont il ne pipait aucun mot, qu’il jugeait déviant. Des savoirs, tout un tas de savoirs jugés corrompus. Ce qu’on ne comprend pas, c’est louche. Lui, il était de cet avis. C’était l’époque de la Grande Guerre. Elle prenait fin, on signait le traité de paix avec les anciens États-Unis d’Amérique et la Chinasie. L’Europe regagnait son prestige, elle avait su rester neutre pendant le conflit, et renflouer ses caisses. Ça débordait de pognons, on sentait déjà qu’on pourrait faire de grandes choses avec tant de fric. Cette guerre, ç’avait été pour le contrôle d’une ressource qui servirait à alimenter les terriens en électricité, à améliorer les outils de production, à miniaturiser, bref, une bonne chose. Cette ressource, c’était un astéroïde écrasé sur Terre, on s’était tués par milliards pour en prendre le contrôle. Ni Chinois ni Américains n’avaient voulu laisser l’autre s’en emparer, leur philosophie avait été la même : plutôt crever que de te laisser ce trésor.

 Quand les deux superpuissances se furent exterminées, la France décréta en prendre le contrôle, pour le bien de l’humanité. Elle n’avait eu qu’à se baisser pour le ramasser, il n’y avait plus personne pour s’y opposer.

Écrivons le futur ! Nous avons secouru la planète, nous sauverons l’humanité !

 Ç’avait été le slogan dans les premiers jours de la paix retrouvée. Le gouvernement proposa un renouveau des règles sociétales, arrosa de pognons les citoyens, acheta leur bienveillance, brûla tout ce qui était la cause des guerres depuis la nuit des temps. Résultat : autodafé. Et le tout, dans une liesse achetée à bon prix. Le SA arriva bientôt pour détourner l’attention de ceux qui remettaient en question le bienfondé de la manœuvre. Le SA, vraiment, il avait été salvateur, il rendait idiot à peu près tout le monde. Une bénédiction. Et le coup de la drogue légale, alors là, c’était bien joué. Personne ne pouvait décemment se révolter avec de si belles conditions de vie.

 Aussi, il n’était pas étonnant que Georges n’ait pas accès aux connaissances du système cunéiforme. Seuls les sages, gardiens du temple, accédaient à leurs bons vouloirs aux écrits tabous, en toute parcimonie.

 Georges ne détenait qu’une information. On la lui avait donnée, et, qui plus est, elle lui parvenait directement du SA. Aucun androïde n’y ayant accès, ce devait être un humain derrière la manœuvre, qui lui avait refourgué un tuyau, en piratant le Système. Georges, il avait simplement dit qu’il avait trouvé un indice au sein de la communauté androïde, il savait que Jack n’irait pas chercher plus loin. Chercher plus loin, c’est fatigant. Georges, il n’avait donné qu’un nom.

— Georges, écoutez-moi bon sang ! J’ai besoin de vous pour dénicher ce Bjorg Bonchamp.

— Non ! Tout le monde va me voir dans le SA. Que va-t-on penser de moi ? Un androïde dans le Système ! Je serai la risée de tous ! Un monstre ! Et, de toute façon, c’est interdit !

— Mais que me racontez-vous, là ! Dans le SA, vous aurez l’apparence que vous voudrez, allons ! Personne ne saura que vous êtes un, une, que vous êtes ce que vous êtes, bon.

 Georges ne s’était pas attendu à ce que son maître l’invite dans le SA. Il aurait dû le prévoir, c’était la solution de facilité. Jack, il voulait qu’on travaille à sa place. Et le seul que Jack avait à sa disposition, c’était Georges. Les humains, ils font dans la simplicité, Georges le savait pourtant, ce sont des sous-développés, il ne faut pas trop leur en demander. Jack, il le voulait, lui, quitte à lui octroyer une autorisation spéciale. Le SA, pour un androïde, c’était tabou, ça l’avait toujours été, c’était inscrit dans leurs codes. Un rêve inaccessible.

— Georges, bon Bouddha ! Vous m’entendez ? Vous aurez l’allure que vous souhaitez. Personne ne saura que vous êtes un truc là, un robot machin, que vous êtes.

— C’est vrai ?

 Pour Georges, le ça, c’était tabou, c’était l’antre des émotions, des connaissances partagées. N’importe quel androïde normalement constitué aurait damné son âme pour s’y rendre.

— Mais bien sûr ! promit Jack.

 Jack, il regardait cette pauvre petite bête apeurée, il en était touché. Des fois, Georges avait le regard des bœufs qui paissaient dans sa prairie, dans le parc de la demeure. Il aimait ces animaux, il s’émerveillait de leur regard, le même que Georges en cet instant. Jack continua, il le savait, Georges craquerait, il accéderait à sa requête :

— Je demanderai une autorisation spéciale pour que l’on vous attribue l’allure qui vous siéra.

 Georges releva la tête de derrière le divan. Il ne pleurait pas, mais ses yeux scintillaient, peut-être l’éclat d’une tristesse apaisée.

— Alors je veux l’apparence du Christ ! Celui que l’on voit sur les fresques antiques des anciennes cathédrales !

 Jack faillit en perdre l’équilibre. C’était quoi ce mot tabou ?

— Mais comment, fichtre, connaissez-vous son nom ? Il est tabou !

— Monsieur, c’est mon secret.

 Qu’est-ce que pouvait bien boutiquer ce majordome en son absence ? Jack n’aimait pas bien ça. Ces androïdes interconnectés, ils manigançaient, c’en était certain. Ils devaient se partager des savoirs illégaux sur le marché noir des connaissances.

— Admettons, se résigna Jack. J’espère que vous ne fricotez pas avec ces sectes aux dieux indignes d’un Shiva ! Bon, l’affaire est réglée ! Parfait ! Préparez-moi un rapport sur ce Bjorg, dites ce que vous savez, que l’homme en question est un fantôme, qu’il a disparu des radars, et cætera. Bref. J’en ferai état au Président. Dépêchons-nous, je demanderai une entrevue, en physique, au Palais ! Et on aura tout pouvoir pour arpenter le SA. Vous et moi ! Fabuleux !

 Georges regarda son maître s’en retourner, sifflant, prendre l’escalier du hall, pour monter à l’étage. Georges entendit bientôt l’eau couler. Jack se lavait. Georges espérait que l’affaire faite, la bête propre, il ne lui réclame pas sa serviette. Il n’aimait pas le voir dévêtu. Apercevoir cette chose entre les jambes, ça le gênait. Lui qui était hermaphrodite, ça lui faisait de la peine de voir un être amputé de sa moitié.

 Puis Jack, quand il était nu, il avait un drôle de regard.

 Que Jack lui demande d’accomplir toute sorte de tâches était une chose, en revanche, qu’il lui ordonne d’aller dans le ça en était une autre. Réaliser les travaux les plus ingrats en lieu et place des humains était sa mission et, contrairement aux êtres bios, les androïdes pouvaient à loisir dissocier leurs fonctions motrices et cérébrales. Il en était ainsi, bon an mal an, les biomécas s’en satisfaisaient à peu près.

 Plus ou moins.

 Combien d’entre eux s’évadaient en songes tout en lustrant les voies de circulations terrestres ? Combien, encore, déclamaient en silence l’amour de la poésie ? Créaient de fabuleuses histoires qu’ils se comptaient chaque fois qu’ils en avaient besoin ? Quel androïde n’avait jamais étudié à fond les chemins de la sagesse, décortiqué les écrits, discuté des nuances de la vie ?

 Georges ne connaissait que peu le ça. Il se rendait en secret à l’interface du système, de temps à autre, avec quelques amis pirates. Mais le cœur du SA leur était interdit, infranchissable, le code source était bardé de sécurités. Personne ne prenait le risque de le pirater, moins encore un androïde. C’était interdit et fortement réprimandé. Des bios avaient essayé de pirater le Système, à son début, et combien d’entre eux avaient fini dévorés, par accident, dans les enclos à ours, à lions, à chihuahuas des multiples réserves que comptait la France ? Beaucoup, que de malencontreux accidents. Évidemment.

 Dans le SA, il se disait que toutes les expériences, tous les goûts, les odeurs, les sensations, les lumières, tous les possibles nimbaient son infini. Georges, ça le laissait pantois. S’il tentait d’en saisir l’essence, il se perdait en élucubrations fantastiques, ressentait le trouble émotif en ses circuits biotechnos neuronaux. Il n’osait imaginer la félicité que devait être un tel déferlement d’informations. Il en mourrait d’envie pourtant, mais tous les androïdes savaient que la connaissance avait mené le bio à sa chute. Georges ne souhaitait pas être de ces chevaliers de l’Apocalypse. Georges ne voulait pas être cet oiseau de malheur plus affreusement humain que ses créateurs. Il désirait combattre cette envie insatiable, cette soif jamais apaisée de savoirs.

 Se rendre au SA était tout, sauf une partie de plaisir. Aurait-il seulement la force de résister à cet appel, cette invitation à la connaissance ?

 Les diodes sur son plastron papillotaient, s’affichaient de toutes les couleurs. Il n’avait pas de réponse, était dénué de certitude. Aller dans le ça serait terrible.

 Il se tourna vers la fenêtre, l’IA entendit ses pensées, son besoin. La mer fut projetée par l’écran. Il souffla, s’apaisa, médita, devint une puce électronique sur l’océan des cartes mères.

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