9
Ils arrivent, dans le système augmenté
Georges et Jack se toisaient dans l’interface personnelle du commandant. Ils étaient sur Mars, sur son sol ocre et désolé. Ici, Jack se sentait en sécurité, rien ne pouvait lui arriver. Ici, c’était vide, à son image. Jack dit ô combien il était primordial que Georges cache sa nature d’androïde. Georges pensa alors que pour rester incognito, il eût alors peut-être fallu envisager que Jack changeât d’avatar. Il ne savait par quel miracle, mais Jack dégageait une aura d’irresponsabilité où qu’il aille, quels que soient les artifices qu’il mettait en œuvre pour se cacher. Georges s’abstint de dire le fond de sa pensée. Il écoutait simplement son maître déblatérer des mesures de précaution, calme comme le Jésus qu’il était déjà. Il prenait son rôle très au sérieux, se sentait investi d’une mission. Il reviendrait dans le réel transfiguré, il en avait l’intime conviction.
— Bon, l’asticot, dit Jack, vous êtes prêt ?
Georges, pour toute réponse, ne fit que cligner lentement des yeux.
— Alors, c’est parti !
Jack semblait tout enjoué, vraiment, un môme. Ou presque. Une armoire à glace bodybuildée de môme portant un court short rose, un débardeur, et des lunettes de soleil. 167 kilos de muscles, de purs muscles, aucune graisse, aucun cerveau. Aucun superflu. Jack enclencha le processus pour les projeter au cœur du SA. Il avait hâte d’en découdre, d’autant qu’il avait son acolyte à ses côtés et que, s’il le fallait, c’est lui qu’il enverrait au casse-pipe. Dans le ça, tout était possible.
Dans l’espace intersidéral, tandis que le binôme entamait sa quête, l’ovni émit une onde d’énergie pure. Une voix lointaine, venant de temps immémoriaux, s’immisça dans l’esprit des êtres humains. Elle leur susurra des mots.
Émotions, sensations, pacification. Je viens vous sauver, vous renaîtrez.
Enfin, Georges posa son pied sur la planète SA. Il reçut une rafale de sensations qui le fit vaciller. Que c’était bon ! Une multitude d’expériences humaines s’engouffra en lui. Il décoda des goûts, des odeurs, toute la potentialité de la vie, l’absolu à portée de main. C’était incroyable. Il en avait des râles de plaisir, il devenait tout autre, la perfection androïde, celui ayant goûté la vie humaine. Il savait.
Ce fut la lourde patte d’ours lancée entre ses omoplates qui le réveilla. Jack lui avait décollé les pieds du sol d’une puissante et rude accolade. Jack devait être fier de lui, car il blawrfa :
— Blawrf !
Maintenant, Georges avait les yeux grands ouverts.
Après l’avoir ressentie, il put l’observer : la vie numérique totale.
Georges embrassa cet univers de ses yeux humanisés d’androïde transfiguré d’un univers virtualisé. Oui, tout ça. Elle pulsait, la vie. Georges voulut s’en imprégner, la serrer à pleines mains, mais Jack n’était pas disposé, il voulait avancer. La quête, rien que la quête.
Jack le tira par le bras. Ils se frayèrent un chemin dans une foule regroupée autour d’un hologramme géant. Jack, il voulait rejoindre le monde des possibles, en face du dôme, entrer dans ce secteur, partir à la recherche de ce Bjorg Bonchamps qu’avait mentionné Georges. Mais la foule était dense. Tous, tête en l’air, regardaient un hologramme. Jack avait beau crier qu’on le laissât passer, personne ne mouftait.
— C’est quoi ce bordel ! grommela le commandant.
— Le médiateur, monsieur. C’est John.
— Oui, oui, bon ça va, je le reconnais. Qu’est-ce qu’il dit, le bougre ?
L’hologramme montrait l’image du médiateur phare de la chaîne d’informations en continu, Média Un. Il s’adressait à la foule du SA. C’était une vedette, lui seul détenait l’accréditation de médiateur officiel de l’État. En temps normal, on buvait ses paroles. Il avait toujours tout un tas de nouvelles à raconter. Il était beau, en plus. On l’écoutait toujours quand il parlait, et on ne mettait jamais ses paroles en doute. Il souriait constamment, quelle que soit la nouvelle, il souriait. Avec lui, on avait constamment l’impression que si le pire devait se produire, ce serait tout de même une bonne nouvelle. Voire, le pire, le catastrophique, on pouvait l’espérer. On voyait d’éclatants reflets de perfection zébrer sa dentition parfaite : ses canines resplendissaient. Son regard céruléen infusait sa superbe. Il scrutait les Français, le monde, l’univers, derrière des lunettes teintées. Cet homme était peut-être le plus connu de la Terre, le digne médiateur de l’information, celui par qui tout se sait.
L’hologramme le montrait accroché au rebord d’une capsule flanquée du logo Média Un. L’engin traversait une tempête. Le médiateur semblait se débattre avec peine dans cet élément hostile. Mais il souriait. Il y avait des bourrasques de neige, partout. Son image tressaillait, on pouvait le croire en danger. D’ailleurs, on sentait l’anxiété dans les rangs : pourvu que rien ne lui arrive, à notre héros ! Le son parvenait jusqu’ici : c’était infernal. Des sifflements aigus, le bruit de la capsule étouffé, peinant à voler, la voix du médiateur, pourtant si belle, aux accents d’anxiété. Des grésillements. Lui, l’animateur qui faisait tout pour montrer une image à son avantage, semblait bien mal embarqué. Mais il était où ? Et que faisait-il dans cette tourmente ?
Son nez, qu’il portait à la grecque, pâlissait et bleuissait en son extrémité, ce qui donnait plus envie encore de l’écouter. Il était en danger ! Ce qu’il avait l’air aventurier ! Dans le SA et partout ailleurs, on le regardait, on restait en pâmoison devant tel héros. L’Hermès des temps modernes.
Il s’appelait John, était le plus grand aventurier de l’Histoire, voyageait dans le monde entier avec son acolyte androïde Archibald pour rapporter aux citoyens de la Terre les dernières nouvelles. John, sous les yeux ébaubis de milliards d’êtres humains, tourna le visage vers l’horizon. Splendide !
L’hologramme passa d’un gros plan du médiateur à une vue d’ensemble.
Jack, ce spectacle grandiloquent, ça le barbait.
— Oui, bon, ça va, on a compris.
— Attendez, monsieur. On dirait que cette fois, c’est important.
Jack, il ronchonna. John, il ne l’aimait pas. John, il était aimé, Jack ne savait pas pourquoi, l’autre il exhibait sa perfection, c’était tendancieux, malsain. Georges, lui, il l’appréciait, John. Tout cet étalage de beauté, ce ne pouvait pas être de la malice. Georges, il le trouvait beau.
— Beau ? s’estomaqua Jack. Je pensais que les androïdes se foutaient comme de la guigne de ce genre de considération.
Georges ne dit rien, mais, avec John, il pensait avoir découvert le sens de la beauté. Son corps fut parcouru d’un frisson, ce qu’il ressentit d’ailleurs le gêna. Le SA était terrible.
— Vous rougissez ! Bon Bouddha !
Georges regardait l’hologramme, sans piper.
La capsule de Média Un voletait, chahutait par les vents, au-dessus d’une mer profondément sombre. Un océan opaque. Tant que par endroit, on ne voyait qu’un mur noir impénétrable.
De nouveau, caméra rapprochée sur la star.
Il prit la parole :
Mes amis ! Ici, John ! Fidèle à mon crédo, je vais au-devant de l’information, pour vous : faisant fi du danger, je brave l’inconnu pour boire à la source des nouvelles ! Nous nous situons, mon inénarrable compagnon et moi-même – passe le bonjour à nos chers concitoyens – Salutation, Camarades ! –, je disais, nous sommes non loin de la bien nommée mer des cosmonautes. Aujourd’hui, le territoire sans maître a un invité. Mes amis, non, ce n’est pas moi, mais lui ! Regardez ! Je suis fier d’être le premier terrien que ce nouveau-né sur cette magnifique planète qu’est la nôtre apercevra !
Bon Bouddha ! pensa Jack. L’ovni ! Le satané Ovni ! Qu’est-ce qu’il fout déjà là ?
— Bon Bouddha ! Georges, nous devons y aller !
— Attendez, monsieur, attendez.
Depuis l’hologramme projetait dans le SA, on discerna une tache sombre, dessinée au loin. Il y avait des monts, un sommet plus haut que tous les autres, au-dessus des nuages. Alentour, à perte de vue, de la neige. Peut-être la banquise, ou l’antarctique. Jack n’en savait rien, mais c’était normal. Un océan blanc. Sur ce point culminant, une singularité. Désormais, le soleil brillait, seul le vent persistait, quelques flocons pris dans les turbulences de l’appareil. John était beau, vraiment.
La scène se fit plus précise. Ils virent au sommet de cette montagne une masse pyramidale. Tous le ressentaient, elle n’avait rien de naturel. Elle se tenait là, dans ce désert chaotique et glacial, posée sur l’une de ses pointes. L’on eût dit le tableau d’un sablier. Le temps était compté.
Jack ravala son exaspération, détourna les yeux. Sa mission, bordel, sa mission ! On ne lui laissait pas le temps de la mener à son terme !
Georges, il trouvait ça beau. Ce qu’il voyait, cet ovni que craignait son maître, lui aussi, il était beau. Il la sentait d’ici, c’était une perfection.
— Bon Bouddha ! Georges, reprenez-vous ! Que Shiva ! Ce n’est que la pyramide ! Nous savions, nous, sa venue. Ne soyez pas surpris, voyons ! Il est vrai qu’elle arrive plus tôt que prévu, et alors ? Nous sommes là !
Sacrément en avance, non ? Elle avait été huit fois plus rapide que les prévisions les plus pessimistes.
Jack, il ne perdait pas le nord, il poussa Georges dans la foule, le força à avancer, en grommelant.
— Monsieur, mais monsieur regardez ce qu’il se passe en direct !
— Allons, Georges, suivez-moi ! À l’aventure !
Ils pénétrèrent par la grande porte, direction la salle des possibles. Georges et Jack sortirent de cette gueule, une douce bise pour les accueillir. L’air pur des lieux semblait les inviter à l’exploration. Georges oublia l’épisode du médiateur. De ses pieds chaussés de sandales, il ressentit des brindilles d’herbes qui lui chatouillaient les mollets. Il laissa s’échapper un rire. Il ressentait l’eau pure, un courant de fraîcheur qui s’invitait dans ses poumons. Il entendit une rivière courir, cachée dans l’immensité. Il devina les infinis possibles que ce corps numérisé éprouverait avec lui. Jack aussi fit une pause. Il invita Georges à contempler avec lui toute la magnificence du pouvoir humain. L’Homme avait créé le SA, il n’en était pas peu fier. Il se tenait au seuil d’une aventure qui, il l’espérait, le ramènerait couvert de gloire. Il souriait face à la vaste étendue glorieuse.
À leurs côtés, des avatars couraient en tous sens. Ils s’esclaffaient, se raillaient, se disputaient. Tous les frôlaient sans leur prêter attention. Des bios numériques sautaient sur le dos de dragons, creusaient le sol de leurs mains pour s’y enfouir complètement, quand d’autres naviguaient sur des engins visionnaires et s’élevaient dans les airs, filant derrière la ligne d’horizon, bien au-delà. Vers une ville aux contours inimaginables. Enfin, pour Jack.
— Bon, l’asticot, dit Jack, que t’apprennent tes informations ? Par où devrions-nous démarrer nos recherches ?
Georges, qui regardait, yeux écarquillés, ces scènes surréalistes du ça, ressentit une bourrasque sur son épaule. Jack avait de sacrées paluches dans ce monde.
— Alors ? demanda Jack qui s’impatientait.
Georges tourna le visage vers son maître, laissa filer quelques secondes, puis s’exclama :
— Ah, oui, oui, Bjorg. Monsieur, la dernière fois que Bjorg Bonchamps a été aperçu, c’était dans la cité futuriste. Par là-bas. Dites donc, c’est rudement grand ici !
Jack regarda dans la direction indiquée par Georges. Il vit des lances immenses transpercer le ciel dans le lointain. Des tours, une ville, une cité futuriste. Autant de constructions élancées et si hautes que leurs sommets disparaissaient au-delà des nuages cotonneux, se finissant loin dans l’espace.
— Et comment allons-nous nous y rendre ? questionna Jack. Cela me paraît fort loin.
— Monsieur, il me semble que dans le SA, tout est possible. Nous devrions utiliser une capsule, dit-il en hésitant.
Jack en chercha une du regard, tourna la tête à gauche et à droite, puis il s’exclama, irrité :
— Et où en voyez-vous une de libre ? Bougre d’asticot ! Elles me semblent bien toutes occupées !
— Monsieur, nous devrions poser la question à mon camarade numérique, à l’entrée de ce bâtiment, observez.
Georges désignait une silhouette à l’entrée d’un bâtiment. Un androïde, ici. Jack, il trouvait ça cocasse, sans savoir le dire.
Ils marchèrent en sa direction.
Arrivé près de lui, Jack toisa l’avatar d’androïde. Il ressentit une dose triple de mépris pour ce double faux numérique. Un moins que rien, même pas un vrai méca qu’on aurait numérisé pour le placer dans le SA. Juste un pur numérique. Vraiment ? Demander de l’aide à cette chose inexistante ? Puis Jack se fit à l’idée que toute aide serait la bienvenue, après tout, même celle d’un faux androïde numérisé. Mais dans quel monde vivait-on ? Un robot numérique ! Un double négatif !
Il avança lourdement jusqu’à la terrasse de l’auberge, campé sur deux jambes qui heurtaient encore la sensibilité de Georges, et, arrivé à sa hauteur, il s’adressa au robot :
— Bonjour, monsieur ! Là, c’est fait. Bien, dites-nous, voilà, nous devons impérativement rejoindre cette ville au loin, celle qui brille et ressemble à des stalagmites, dit-il à l’humanoïde en pointant du doigt les éclats lumineux de la cité futuriste. Auriez-vous une capsule à nous proposer ? Mon ami ici présent, Jésuorges, Georges, Georges, voilà, me dit qu’en ce lieu tout est possible.
— Oui, monsieur, c’est possible. Cet endroit porte bien son nom, vous êtes perspicaces.
Des sarcasmes ? se demanda Jack. Mais, ils ont tous décidé de me rendre fou, ces bougres de faux bios !
— Vous pourriez vous y rendre par la téléportation ou à pied ou par tout autre moyen qui vous satisferait, finit de dire l’aubergiste.
— Ah ? s’exclama Jack de surprise.
Il se mit droit, s’agrandit, plaqua ses mains sur ses hanches. Il sourit, dit :
— Bien, très bien. Pouvez-vous m’expliquer la marche à suivre ? Pour la téléportation, disons. Oui, c’est bien, allons pour la téléportation !
Jack paraissait satisfait, il se disait que tout était très simple, somme toute, comme lui, ça lui plaisait beaucoup.
— Rien de plus aisé, monsieur. Comme pour toute chose ici, il vous suffit d’y penser.
Jack babilla une interjection d’étonnement, ses petites billes d’yeux brillèrent derrière ses lunettes :
— Ah ?
— Oui monsieur.
— Bien, alors je me lance. Ah ! Ah !
Il sourit à la borne d’androïde, pointa un index à la verticale, fit des grimaces, ce qui, pour Georges, signifiait qu’il se préparait, que cela n’était qu’une question de temps. Il ferma les yeux, la bouche pincée, et son majordome se demanda s’il n’aurait pas mieux valu que Jack se trouve à ce moment-là aux water-closets pour accoucher de cette chose qu’il semblait concocter.
Quelques secondes gênantes plus tard, Jack rouvrit les yeux, arborant ce regard si caractéristique qu’il apportait où qu’il aille, quelle que soit son enveloppe : un mélange de désappointement, un éclat de frustration, et une nuance non moins percutante d’impuissance. Tout pour dépeindre son embarras de n’avoir pu obtenir l’objet de son désir.
— Qu’est-ce ? s’étonna Jack. Je reçois le message suivant : fonds insuffisant !
— Monsieur, tout a un prix, répliqua le concierge numérique. De quelle somme disposez-vous ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Bougre numérique d’asticot !
Jack, il changeait d’avis. Ici, ce n’était pas parfait. La nature, même artificielle, avait le don de compliquer inutilement les choses.
Le concierge garda son calme, même devant Jack, il répondit :
— Ce chiffre plus ou moins long qui vous apparaitra lorsque vous vous le demanderez.
Jack pesta, mais il ferma tout de même les yeux. Il ne voulait pas perdre la face devant son Georges de majordome. Il se concentra, plissa les yeux jusqu’à faire naître quelques ridules à leurs commissures, poussa un grognement de concentration, pour finalement annoncer :
— 100 !
L’androïde numérique laissa filer un sourire fugace, peut-être narquois. Ce que ne manqua pas de remarquer Georges, il avait la même habitude. Le méca numérique dit :
— Oui, effectivement, c’est peu. Pour la téléportation, il vous en coûtera 100 000.
— Ah ! Ça, non ! Une capsule alors. Combien pour une capsule ?
— 50 000, monsieur.
— Ah ! Ça ne va pas ça, maugréa Jack. Une licorne, de celles qui volent magnifiquement par là-bas. Combien pour la licorne ?
— Ah, ça, monsieur, c’est très recherché ! 1 000 000, monsieur.
Jack gesticula, piétina, dodelina la tête, demanda, agacé :
— Mais comment fait-on, bon Bouddha, pour obtenir des fonds ?
— Monsieur, comme tout le monde, en vendant des idées. Il me semble que vous avez épuisé vos crédits ou que vous n’ayez pas assez travaillé.
— Mais, il doit bien exister un autre moyen d’en gagner, des fonds ?
— Tout à fait, monsieur. Il vous suffit de participer à l’une des nombreuses activités ici présentes. Tous les humains qui s’aventurent en ces lieux deviennent aussi riches que Crésus. Gagner des fonds n’est qu’une formalité. Mais attention, monsieur, ce qui se remporte dans le ça, ne se dépense qu’au SA.
— Et comment faire ?
— La guerre, monsieur, quoi de mieux qu’une guerre pour s’enrichir.
Jack ne trouva rien à redire, mais Georges, lui, cette idée le glaça. Il imaginait mal son maître se battre… Tandis qu’il le savait, Jack, lui, il devait concevoir sans mal jeter Georges dans d’effroyables tourments.
Annotations
Versions