10
Arrivée, Antarctique
John ne s’attendait pas à ça. Lui, il était en plein direct, à faire le beau comme à son habitude, en direction de la pyramide qui venait tout juste de se poser. Vraiment, ce n’était pas de pot. En plus, pour une fois, sa joie n’était pas simulée. Merde ! Mais non, comme si ça ne suffisait pas de faire le guignol pour le journal d’État, il s’écrasait en plein direct. Et son ami, Archiblad ? Bon Boudha ! Dans le choc, il l’avait presque oublié.
Merde ! Mon Archi !
— Archi !
Son méca était bien le seul être sur Terre à qui il tenait encore. John, les humains, il ne pouvait plus les saquer. Sans Archibald, il y a belle lurette qu’il aurait fait le grand saut. Une overdose de drogues tout en planant dans le SA, voilà comment il voyait la fin. Certains disaient que même si le corps mourait dans le réel, l’esprit connecté au SA lui survivait. Il s’en fichait que cela soit vrai ou non, mais ça donnait envie de tenter l’aventure. Ça laissait une once d’espoir pour l’après-mort.
Et il y avait eu cette pyramide spatiale. John, ça l’avait remotivé. Il s’avalisait depuis des années à jouer les demeurés pour Média Un, et là, cette pyramide lui redonnait le goût à la vie. Ça, c’était du scoop. Il redevenait journaliste, il partait sur le terrain, en tête de pont. Il pensait racheter son honneur après avoir passé tout ce temps à prendre ses télétri-3d-spectateurs pour des demeurés. Ce qu’ils étaient, mais ce n’était pas une raison ! Tout de même, être le premier humain à accueillir un extraterrestre, ce n’était pas rien. Il avait sauté sur l’occasion, sans cynisme aucun, il avait été vraiment partant pour aller à sa rencontre. Et vlan ! Le crash.
— Archi !
Bon Bouddha ! Pas de réponse. J’espère qu’il est sain est sauf.
John n’y voyait rien, il n’était même pas certain d’avoir les yeux ouverts. En revanche, cette odeur de nanoplastiques carbonisés, ça allait l’achever. Puanteur toxique. Il toussa, cracha, il s’asphyxiait presque.
Je ne sens plus mon corps. Il faut que je bouge, il faut que je retrouve Archi. Bon Bouddha, il s’est passé quoi ? Je volais, Archi pilotait, on voyait la pyramide sur la montagne. Merde, et puis quoi ?
John ouvrit les yeux, pour les refermer aussi sec. Atmosphère toxique, acide, corps rongé par les flammes, endolori par le froid, empoisonné par les vapeurs corrosives de l’appareil vaporisé.
Je volais, et ensuite ?
Ensuite, une fin brutale. Rideau, plus rien. Tout s’était figé en plein vol, comme si la main même d’un Dieu tabou les avait empêchés de poursuivre leur route. Écrasés dans la paume d’une force implacable, jetés à terre, à demi morts.
Jaspert et Anouké suivaient le crash en direct. Ils lisaient même la stupeur sur le visage de John. Vraiment, avec ces projeteurs holographiques, on s’y croyait, c’était rudement bien fait, très immersif.
John s’était planté pendant un reportage. Jaspert et Anouké avaient peine à y croire. Et tout ça, en filmant l’arrivée de l’OVNI. Non, vraiment, on vivait des instants historiques.
— Tu crois qu’Archibald va bien ? demanda Anouké.
Anouké, elle s’inquiétait pour l’androïde. Déformation professionnelle. Jaspert voyait John à terre, sonné, blessé, mais Anouké s’intéressait davantage à un méca qui, de toute façon, saurait être réparé bien plus facilement qu’un bio. Jaspert, il ne comprenait pas. Surtout qu’Anouké était une matérialiste, attachée au corps autant qu’à l’esprit. Le réel. C’est de John qu’elle eût dû s’enquérir, selon lui. Archi, il s’en sortirait. C’est ce qu’il lui répondit, d’ailleurs.
— Il va bien, ne t’en fais pas.
Anouké, elle voyait les injustices. D’abord, celle d’être un non-bio, ensuite d’être esclave, et pour finir, victime d’accident. Anouké, ça la révoltait. Les mécas, ils cumulaient les injustices. D’ailleurs, c’est qu’elle dit :
— C’est injuste.
Le couple avait le nez collé à l’hologramme tri 3 d, biodynamique évidemment, quand celui-ci s'éteignit. Ce devait être une panne. Ils n’avaient plus rien à regarder. Plus d’images, plus de sons, rien pour se divertir dans le réel.
Ils furent choqués.
— Oh ! s’interloquèrent-ils à l’unisson.
Ils gardaient en tête une dernière image de l’accident : une étendue blanche et aride, faiblement vallonnée. Au loin se dessinait, comme un sablier, un mont immaculé sur lequel se tenait posé sur une pointe un vaisseau noir. Une pyramide, cul par-dessus chemise. Partout, un ciel profond, intensément azur. Au premier plan, l’accident.
Anouké fut la première à retrouver ses esprits.
— Les médias annonçaient que la pyramide n’arriverait pas avant plusieurs années, dit-elle. Dit, juste avant qu’elle se pose sur Terre, t’as pas eu une drôle d’impression ? C’était comme si elle nous parlait, par télépathie. C’est elle qui fait ça ? Je veux dire, tu penses que ces extraterrestres ils ont cette capacité-là ?
Jaspert se leva. Les choses étranges, il en avait l’habitude avec le SA. De s’émerveiller, d’être intrigué, en revanche, il ne savait plus, à force, il était rodé. Tout lui était égal. Il sombrait dans l’amorphisme, c’était un sport national. C’était le problème quand on était drogué à la réalité alternative. Tout devenait terne. Il fit quelques pas en direction de la fenêtre, demanda à l’IA domestique son ouverture, avant que celle-ci ne réponde :
Monsieur, il n’est pas recommandé, pour votre sécurité, d’entrebâiller la barrière holographique de protection. Si, toutefois, vous en donniez l’ordre, sachez que l’assurance ne couvrira aucun des aléas pouvant en résulter. L’ouverture est à vos risques et périls.
— Ouverture à 40 %
Si vous continuez, la cotisation pour votre assurance augmentera automatiquement de 3 %.
Anouké, ça, ça l’énervait : pour une fenêtre ! On les poussait à vendre des idées pour se renflouer, combler l'inutile. C’était ça, l’idée ! On les incitait à travailler pour le SA, à vivre dans le SA, à n’être rien de réel pour ne rien risquer ! On marchandait à peu près tout et n’importe quoi, et surtout la gestion des risques. Les risques, ils étaient tous valorisés. Et voilà qu’une ouverture de fenêtre ça valait 3 % sur les cotisations !
Et pisser debout, hein ? 3 % pour l’assurance lunette de chiotte ?
— Continue, répondit Jaspert à l’IA.
Le vitrage s’éleva.
À vos risques et périls.
Jaspert s’appuya sur ses coudes pour observer la place New York. Elle était bordée de platanes. Certainement plus vieux que les joueurs de boules, mais pas beaucoup plus. Eux, ils jouaient, ad vitam, bravant le monde extérieur. Shri se précipita vers Jaspert. Shri, c’était son androïde. Ils étaient comme deux frères. Shri, il était protecteur. Quoi que son bio entreprenne, il avait peur de le voir se blesser. Si tous les mécas avaient été comme Shri, plus aucun bio n’aurait eu la permission de sortir de chez lui. Shri agrippa Jaspert par la ceinture. Jaspert se retourna, s’esclaffa, c’était affectueux :
— Shri, ne sois pas effrayé ! Rassure-toi, je ne crains rien. Il me faudrait sauter par la fenêtre pour en tomber. Tu crois vraiment que c’est ce que je recherche ?
Shri, il ne savait pas trop ce que Jaspert recherchait, il ne comprenait pas les bios en règle générale. Ces êtres immatures. Toutes leurs motivations lui restaient secrètes. Avec les bios, il ne fallait pas chercher à comprendre. Comme eux. Ils ne comprenaient pas grand-chose, les bios. Ce n’étaient que des êtres pas finis, simplement en voie d’amélioration.
Jaspert posa une main sur l’épaule de son méca, lui sourit.
— Ça va aller.
Shri ne pouvait malgré tout cacher son anxiété. Garder un bio, ce n’était pas un métier facile. Surtout quand ces derniers inversaient les rôles. Les humaines, eux, ils croyaient avoir des responsabilités vis-à-vis des androïdes. C’était le monde à l’envers.
— Hein, Jaspert, insista Anouké, tu l’as ressentie toi aussi, cette voix, comme une intrusion ?
— Tu sais Anouké, corrélation n’est pas lien de cause à effet. J’ai ressenti la même chose à l’instant où la pyramide est apparue, mais rien ne prouve qu’elle en soit la cause. Et puis, c’est reparti aussi vite que c’est arrivé. En revanche, dit-il en entendant l’alarme, ça, c’en est la conséquence.
— Ça, quoi ? interrogea Anouké.
Shri, il fut réquisitionné. Ça arrivait quand l’État devait gérer une situation de crise. Les mécas leur servaient de flics, d’agents de sécurité, de relais d’information. Pour Jaspert, l’arrivée de cette chose extraterrestre en était la cause dans le cas présent.
La diode de Shri vira au rouge, la fenêtre se referma, un message sonore fut diffusé par l’IA :
Ceci est un message d’urgence, restez à l’écoute, ceci est un message d’urgence. La mesure de confinement de niveau 1 est engagée. Ceci n’est pas un exercice, restez chez vous. La mesure de confinement de niveau 1 est engagée. Veuillez suivre les instructions de vos androïdes et de vos IA. Ceci n’est pas un exercice. Restez chez vous.
Shri se figea. C’était la procédure en cas d’alarme. Il débita d’une voix monocorde :
— Ne sortez pas de chez vous, n’ouvrez à personne, mettez-vous à l’abri le plus rapidement possible. Le mode défense est activé, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour mettre fin à cette situation…
Comme si cela ne suffisait pas, Shri répéta les mêmes paroles deux fois encore, avant de retrouver son libre arbitre. Ces intrusions liberticides, comme le formulait Anouké, c’était encore la preuve des mauvais traitements infligés aux mécas.
— Je n’aime pas ça, dit Shri, qu’on vienne me voler mon moi.
— Je sais, souffla Jaspert, mais c’est la procédure, mon petit bonhomme.
Shri regarda son plastron. Sa diode clignotait, rouge, mode défense activé.
— Désolé les amis, souffla Shri, je dois vous garder en sécurité ici. Je violerais bien mes règles de sureté, mais l’on me découvrirait instantanément… Et il existe des histoires qui finissent mal sur les androïdes rebelles…
— Ne t’en fais pas, le rassura Anouké, on comprend. La lutte n’est pas terminée, nous trouverons le moyen de casser ces chaînes qui vous entravent.
Jaspert hocha la tête en signe d’assentiment. Shri sentit son liquide bioméca poindre en surplus à la commissure d’un œil. Il était si émotif, le petit. Il ne put retenir sa vidange émotionnelle, laissa perler une goutte sur sa joue. Vraiment, il aimait ses petits bios. Ils feraient de bons androïdes.
Jaspert le rassura encore un peu, puis se tourna vers la vitre holographique. Il la régla sur transparence, se mit à scruter la place.
Des robots sentinelles accompagnés de deux officiers humains invitaient les personnes âgées à rentrer chez elles. Les boulistes.
Visiblement, ça ne se passait pas comme prévu pour les forces de l’ordre.
Les anciens gesticulaient, évitaient les mains venues les enserrer, ils faisaient dans l’opposition, les anciens. Ils désignaient leurs boules, colériques. Ils fichaient trois doigts devant les yeux des forces de l’ordre, ils grimaçaient, bouche tordue. Jaspert devinait ce qui était dit. Trois coups à jouer, qu’il leur restait. Seulement trois. Ce n’est pas le Pérou non plus, trois. Tout de même, on aurait pu les laisser finir cette partie ! Surtout qu’elle était endiablée, c’était carreau sur carreau et Dédé avait une pêche d’enfer, ce qui faisait râler Robert, qui lui-même ne déméritait pourtant pas. Sa femme, Michèle, en souriait. Pour une fois qu’il mettait dans le mille. Ça lui faisait plaisir par procuration.
Ces anciens le savaient pourtant, que se défendre était inutile. Les sentinelles l’emportaient toujours. Jaspert souffla de dépit, ça ne l’amusait même pas. Il s’apprêtait à se retourner, mais quelque chose l’en empêcha.
La gronde sembla s’envenimer. Dehors, ils se mirent à tous disjoncter.
Pendant qu’Anouké s’occupait à rassurer Shri – Shri c’était peut-être le bioméca de Jaspert, mais elle en prenait bien soin, elle le trouvait fragile –, Jaspert fut témoin d’une scène incompréhensible. À s’en décrocher la mâchoire. Depuis quand avait-il été surpris en dehors du SA ? Il ne s’en souvenait plus, c’était bien simple. Et pourtant, sous ses yeux, les choses tournaient à l’orage. Façon de dire. D’orages, il n’y en avait plus depuis qu’on utilisait les perturbateurs climatiques. La Terre, elle était sereine, sans soubresauts, on régulait son atmosphère.
Un officier humain se mit à quatre pattes, se mit à hurler, à brailler. Une mamie se plaça à côté de lui, qui criait toujours, mais il semblait aussi content de voir la mamie s’approcher. Une sentinelle androïde les rejoignit. Le méca, il semblait perdu. Son chef humain, il se tenait à quatre pattes au sol, il ne comprenait pas la manœuvre. La mamie présenta sa main au policier méca. Lui, il ne savait pas quoi en faire, de cette vieille main. Puis il comprit. Il faillit en griller une diode d’incompréhension, mais ce que l’humain voulait, il fallait l’exaucer. Alors, il s’exécuta. Il aida la vieille dame à enfourcher son supérieur bio. Mazette ! C’était donc ça. L’officier bio, ça le calma. La vieille bio, elle se tint à califourchon sur le dos de la sentinelle. Elle chevauchait. Elle montait à cheval, la mamie, sur le dos d’un flic à quatre pattes. C’était surprenant.
L’officier à terre commença à trotter, laborieusement, mais surement, pas ému pour un sou, avec sur le dos, la mamie. Il peinait, avançait lentement, mais la tête droite, fier. La mamie tenait la main de l’androïde marchant à leur côté. C’était à n’y rien comprendre. Puis ils furent suivis d’un cortège de bios et de mécas dans la même position. Jaspert, il en resta bouche bée. Il n’avait encore jamais vu ça. Il esquissa un sourire. Il venait de penser que même dans le SA, il n’aurait peut-être jamais songé à essayer. Enfin quoi ? Il fallait être tordu, tout de même, pour imaginer une telle scène. Il était dans le réel. Le réel, c’était le monde d’Anouké, de Shri. Ce spectacle, il n’avait rien à faire ici.
Mais il se passe quoi là, au juste ? se demanda-t-il.
Il n’en croyait pas ses yeux.
Le cortège alla, tourna à la droite de la place, puis disparut dans les rues transverses. Voilà, fini. Plus rien. Comme si ce n’était jamais arrivé. Jaspert, il bayait aux corneilles.
— Ma Pupuce, ça, c’est un bogue. Ce qu’il se passe dehors fout vraiment les jetons. Tout compte fait, tu as peut-être raison. La pyramide émet peut-être des signaux qui vont tous nous faire disjoncter.
— Qu’est-ce que je te disais…
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