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Des fonds, dans le système augmenté



— Georges ? Vous êtes certain de n’avoir aucun fond ?

 Posée ainsi, Georges ne sut de prime abord quoi répondre à la question, mais il n’estimait pas son maître assez malin pour faire de l’esprit.

— Monsieur, dit-il en stoppant sa marche, appelez-moi Jésus, s’il vous plaît.

 Ah ! ce gus l’horripilait ! Jack l’aimait, c’était inavoué, mais tout de même, ce Georges lui tapait sur le système.

— Georges, cela se remarque suffisamment sur votre visage pour qu’en plus j’en prononce le vocable tabou.

 Enfin quoi, avec cette allure, à qui d’autre Georges aurait-il pu ressembler ? Pour Jack, c’était évident, on ne présentait plus Jésus, même numérisé.

— J’aurais dû prendre un autre nom, maugréa Georges en s’éloignant quelque peu de Jack.

— Je vous vois venir avec vos idées tordues. Vous cherchez tant que ça les problèmes ? Les fonds, Georges, rien que les fonds !

 Les fonds ! Les fonds ! Comme s’il n’y avait que ça dans la vie ! Et Jack qui était incapable de le féliciter pour son apparence ! Non, vraiment, cette escapade dans le ça finirait mal.

— Non, monsieur, ce n’est pas ça. Et je n’ai aucun fond. J’ai demandé, je ne visualise que des points d’interrogation, aucune somme. Je compte pour du fromage : Jésus, c’est du fromage…

 Jack scruta son majordome presque ami. Georges pinçait un bout de moustache en son extrémité, qu’il roulait et étirait entre deux doigts. Il se donnait de l’allure. L’attitude de son androïde le rendait perplexe : n’était-il pas en train de s’inventer un personnage ? Voire même, une double personnalité ? Oui, Jack estimait ça possible.

 Les deux comparses conquérants s’enfoncèrent dans les herbes hautes, prêts à atteindre leur objectif par leurs propres moyens, c’est-à-dire : à pied. Pour ça, il leur fallait rejoindre l’arène de guerre. C’est ce que l’aubergiste avait préconisé. Il avait dû voir la corpulence du Jack numérique et se dire que c’était un corps taillé pour l’aventure. Georges, lui, il connaissait la vérité. Si Jack était taillé pour une quelconque tâche, c’était uniquement celle qui consistait à l’envoyer, lui, pauvre George, au casse-pipe.

 D’ici là, au moins fallait-il parvenir jusqu’à l’arène. À pied, Jack ne périrait-il pas avant d’arriver ? C’est que ça faisait une trotte. Marcher, Jack, il ne savait plus trop faire.

 Malgré les caresses et les chatouilles de l’herbe sur ses mollets dénudés, Georges ne désirait nullement se laisser aller aux ressentis agréables des effleurements sur sa peau de synthèse.

 Ah ! qu’il était sensible tout de même, Georges ! Il portait sa croix, à sa façon. Cependant, Jack ne pouvait se permettre de lui autoriser plus de liberté. C’était ce qu’il pensait. Jack, ça l’interloquait que son majordome s’attachât à ce point à des détails. Définitivement, il jugeait les androïdes bien différents des humains.

 Pour retrouver ce Bjorg Bonchamps, il fallait se rendre dans la cité futuriste, pour rejoindre la cité, il fallait un véhicule, pour détenir un véhicule, il fallait de l’argent. De l’argent, c’était ce qu’ils partaient gagner. Ce n’était que le début, chaque chose en son temps. C’était déjà toute une histoire.

 Et ils y allèrent dans une marche héroïque. Des héros, c’était ce qu’ils étaient, prétendait Jack. Il disait ça pour galvaniser ses troupes. Georges, c’était sa troupe.

 Tout compte fait, l’arène de guerre n’était pas si loin.

 Elle se dessina dans l’horizon, de la taille d’un petit point gris qui reflète les rayons du soleil.

 Enfin, l’arène, et avec elle, comme le leur avait dit le concierge de la taverne, la possibilité de se faire un max de fond. Jack, il voulait des fonds, beaucoup de fonds, un bon fond.

 Georges s’amusait à faire danser des coccinelles sur ses doigts et, déjà, Jack le prévenait :

— Nous allons arriver, cessez d’importuner ces pauvres bêtes. Dites-vous que vous êtes certainement le premier non bio qu’elles voient. Ne leur faites pas peur.

 Georges, il ne comprenait pas.

— Et pourquoi, moi, je leur ferais peur ? Que je sache, c’est vers moi que ces braves petites bêtes inoffensives sont venues. Non vers vous. Et comment pourrait-elle savoir que je suis un méca ?

Si vous voulez connaître le fond de ma pensée, c’est de vous qu’elles ont peur. Mais Georges s’abstint d’en dire davantage.

 Jack, il ne répondit rien, il ne voulait pas se donner la peine. L’idée d’une arène ne le rassurait pas plus que ça, aussi, il invita Georges à passer devant, pour profiter des paysages.

— Passez devant, Georges.

 Georges le dépassa, des dizaines de petites bêtes vadrouillant, voletantes, furetant à ses côtés, sans un regard pour Jack.

Lorsqu’ils arrivèrent à quelques centaines de pas de l’arène, Georges stoppa.

— C’est ça l’arène ? demanda-t-il.

 Jack vint à ses côtés, puis partagea l’interrogation de son majordome.

— Blawrf !

 Oui, Georges, pour une fois, il était d’accord.

  Ils ne s’attendaient pas à ça.

Ils poursuivirent leur chemin jusqu’à atteindre une construction très modeste.

— Est-ce de la tôle, monsieur, qui constitue l’arène ?

 Jack, il répondit que oui, ce devait être de la tôle. Il en resta dubitatif. Une arène, pour lui, c’était grandiose, splendide, sanglant. Ça devait en imposer. Mais ça ?

— Monsieur, ajouta Georges, on dirait un vieux supermarché. Vous savez, ceux dans lesquels les humains faisaient leurs courses, à l’ère prémoderne.

 Georges tapa trois coups dessus.

— Oui, c’est de la tôle, monsieur.

 Jack bifurqua sur la gauche, tourna à l’angle du bâtiment, puis cria à Georges :

— Georges, venez donc. Je pense avoir trouvé l’entrée.

 C’était une porte tournante, manuelle, même pas automatique, et qui grinçait.

 Vraiment, Jack, il se dit que ce n’était pas du tout ce à quoi il s’attendait. Il regarda l’ensemble, médita, et tira la conclusion que ce devait être un piège. Alors, il dit à Georges :

— Allez, allez, voyons ! Comme je vous l’ai dit, passez donc devant, Georges. À vous l’honneur !

 Georges plissa les yeux, serra les lèvres, il acquiesça. Ils pénétrèrent par le portique et débouchèrent dans une galerie marchande, de type supermarché prémoderne. C’était quoi cette supercherie ? Il y avait là des enseignes, des magasins, des badauds, des néons, des rires et des échanges entre avatars tous bienveillants. La musique de chambre en fond sonore plut à Georges. Ça manquait de peps, mais c’était le bienvenu. Jack se posta aux côtés de Georges, perplexe. Vraiment ?

 Certes, c’était grand, bien plus que ne le laissait présager l’extérieur, mais elles étaient où les batailles, les morts, les conquêtes ?

— Georges, je crois que nous avons fait fausse route.

 Jack râla, blâma son majordome de les avoir égarés, il blawrfa, commença à faire demi-tour. Georges le stoppa.

— Regardez, monsieur, regardez tous ces avatars. C’est bien l’arène. Et ces magasins, alors, regardez toutes ces armes !

 Ici, un marchand écoulait de tout. Tout pour s’anéantir, et dans la souffrance. Pistolets, mitraillettes, lance-roquettes, autant d’engins de mort à munitions explosives qui n’existaient plus depuis des décennies. Là, un deuxième fournissait des protections corporelles : du gilet pare-balle obsolète à l’exosquelette des plus sophistiqué, pour se faire trucider, on n’avait que l’embarras du choix. Un vendeur promettait qu’on ne trouverait pas mieux ici. Un autre disait qu’il ne fallait pas l’écouter, que c’était chez lui qu’on faisait les meilleures affaires. Un autre, au loin, criait à la camelote, qu’on vienne donc essayer ses armes à lui, les seules recommandées par les vrais héros de l’arène.

 Des échoppes, à vue d’œil, il y en avait des milliers.

— Je crois que vous avez raison, Georges. C’est bien plus grand que l’extérieur ne le laisse supposer.

— Infiniment grand, monsieur.

 Ici, les avatars faisaient leurs emplettes, ressortaient des échoppes avec toujours plus d’armes.

 Georges et Jack s’avancèrent plus avant dans cet antre de violence louant les vertus de la fierté triomphale qui naît des cendres de la guerre. Oui, tout ça.

 Georges aperçut une flammèche volante. Puis une deuxième, et encore une autre. Elles voletaient d’avatar en avatar, éclairant les lieux. Elles flottaient par milliers. Georges en fut ébahi, hypnotisé.

 Jack vit son majordome qui se tenait bouche bée. Ce bougre de Georges, un rien l’émerveillait.

— Allez, dit-il, on suit les couleurs, elles sont jolies.

 Georges acquiesça. Il est vrai, ces points comme des lucioles apportaient de la douceur, de l’intimité aux lieux. C’en était envoutant.

 Ils marchèrent, Georges découvrant tout un monde qui lui était jusque-là interdit. Des réclames publicitaires lévitaient, dessinaient des vagues dans les airs. Leur pourtour arborait des D.E.L. multicolores, elles indiquaient des directions : postmoderne, prémoderne, moderne.

— Monsieur, demanda Georges, et maintenant ?

 Jack, il ne savait pas trop. L’aubergiste lui avait suggéré de gagner des fonds dans l’arène, mais c’était tout. Il rouspéta intérieurement. Ils parcoururent encore quelques mètres de galerie quand, soudain, une alarme retentit.

 Ils sursautèrent, puis virent que tous les avatars stoppaient leurs activités. C’était le signal qu’ils attendaient tous, on annonçait le début des hostilités : une nouvelle guerre totale allait débuter.

 Les bios numérisés se hâtèrent bientôt en tous sens.

 Des portes s’ouvrirent, disséminées le long du corridor. Tous s’y précipitèrent. Il y avait de l’excitation dans l’air.

 Des samouraïs en armure, un soldat napoléonien au couvre-chef orné d’une cocarde, une femme en combinaison orange, suspendue dans les airs, tous s’engouffrèrent dans les couloirs qui venaient d’apparaitre, avant qu’une deuxième alarme ne retentisse. Bientôt, Georges et Jack se retrouvèrent seuls. Un troisième signal résonna. Les portes se refermèrent, la clameur s’estompa. Jack et Georges se regardèrent, dubitatifs. C’était quoi tout ce cirque ? Étaient-ils tous fous ?

 Ils scrutèrent les environs. La grande allée s’était presque totalement vidé. Une fois détendu, Jack reprit la parole :

— Bien, le concierge androïde nous a dit le prix d’une capsule, tentons de gagner les fonds nécessaires. Allons nous renseigner !

 Jack s’avança, se fiant à son flair, Georges le suivit, persuadé que, d’une façon ou d’une autre, son ami maître réussirait à force d’erreurs et de hasard à obtenir ce qu’il désirait. Avec Jack, rien d’autre à faire que d’attendre que les choses s’arrangent d’elles-mêmes.

 La galerie extérieure de l’arène, territoire de la plus haute importance pour tous les aficionados de la guerre totale, avait retrouvé son calme. Seuls quelques avatars déambulaient autour d’eux.

 Jack dévisagea armes de poings et armes blanches exposées dans des vitrines aux couleurs acidulées. Il fallait une arme pour combattre, et ce n’était pas un Georges qui ferait l’affaire. Non. Pas à le voir comme ça, en Jésus. Ce n’était pas une arme, au plus, un message, qui disait Venez, je suis inoffensif. Il ne tiendrait pas une seconde. Jack le dévisagea, il en aurait ri si ça n’avait été si pathétique : sa mission reposait sur les frêles épaules de son majordome au surnom tabou. Sa quête s’annonçait périlleuse.

 Une publicité holographique annonçait une promotion sur un ensemble de couteaux et de sabres. La bonne affaire. Jack aimait ça, faire des économies, surtout si l’arme devait revenir à Georges. Inutile de se ruiner. De toute façon, ils l’étaient déjà, sans le sou. C’était ce qu’ils étaient venus gagner.

 Jack franchit l’entrée d'un magasin. Il aperçut une silhouette au fond du bouge, une femme cyborg, le nez collé à son diffuseur multidirectionnel. Elle regardait, subjuguée, les temps forts de la précédente guerre totale.

 Ça avait dû être terrible, la cyborg ne cillait pas, bouche grande ouverte, fiévreuse.

 Jack la héla, sans résultats. Mi-gêné, mi-agacé, il réitéra en haussant le ton :

— Eh ! Là ! L’amie. Bonjour !

 La marchande ne bougea pas, fascinée par les derniers faits héroïques retransmis au ralenti.

 Il entreprit de taper sur la vitrine à côté de lui, mais sa main passa au travers. Il manqua s’effondrer au sol, soutenu de justesse par Georges qui le rattrapa au vol. Déjà, il était son sauveur.

— Maudite illusion ! grogna Jack.

 Son visage rougi d'une honte colèrique, il remercia amèrement son majordome, puis lui intima d’entamer la discussion avec la sourde oreille. Elle ne voulait rien entendre, peut-être qu’avec quelqu’un comme elle, ce serait plus facile.

— Allez-y, Georges, entre gens comme vous, vous devriez vous entendre.

 Georges opina du chef. Il se dirigea vers son homologue artificielle.

— Bonjour, madame, dit-il à sa hauteur.

 La cyborg ne broncha pas. Georges remarqua ses sourcils froncés, il en déduisit de la nervosité. Il patienta, c'était préférable, malgré les gesticulations d’agacement de son maître, qui, sans un mot, faisait jaser son corps en tous sens, ce qui, comprenait Georges, signifiait :

Bougre d’asticot ! Qu’attendez-vous pour lui parler ? Nous n’avons pas que ça à faire ! Les androïdes ne sont que des bons à rien, j’aurais mieux fait d’y aller moi-même !

 Ce à quoi Georges répondit d’un haussement d’épaules, ses yeux brillants d’une mystérieuse expression, en silence :

Parlez toujours.

 C’est ce que traduisit Jack, ça ne lui plut pas, il ne perdait rien pour attendre, le bioméca.

 La commerçante opina du chef, un sourire qui vint illuminer son visage de cyborg :

— Il y en a des fous ! s’exclama-t-elle joyeusement. Ah ! Ah ! fit-elle en direction de Georges. Bonjour, monsieur. Vous faites bien de venir à la place de votre ami, il me paraît louche. Il agit stupidement comme un androïde. Bien, que puis-je pour vous ?

 Georges serra le poing, pouce en l’air, vers Jack, les yeux rieurs, tout sourire, puis il dit à la femme :

— Bonjour, madame. Mon compagnon et moi-même désirons gagner suffisamment de fonds dans le but d’acquérir une capsule. Soit, nous devons récolter peu ou prou 50 000 unités.

— Bah, mon gars, rien de plus simple. Pourquoi vous n’y allez pas ?

 L’androïde commerçante paraissait désarçonnée.

 Tous connaissaient le fonctionnement de l’arène. Que cet hurluberlu, qu’elle catalogua immédiatement d’original fauteur de troubles, lui adressât la parole de façon si distinguée l’inquiéta. Elle espérait ne pas être tombée sur un monomaniaque érotomane qui lui demanderait sa main à la première occasion. Elle avait sa dose. Par ailleurs, elle était casée, une relation libre qui lui allait très bien. Un héros de l’arène avec lequel elle aimait passer du bon temps dans l’arrière-boutique. Parfois, l’avatar lui parlait du vrai monde. Le réel, ça la faisait rêver, mais bon, elle était coincée là.

— Madame, comment faire ? C’est la première fois que nous nous rendons dans cet espace du SA et nous en découvrons à peine les lieux.

 La commerçante parut soudainement soulagée. Son visage à l’ossature robotique s’éclaircit d’un sourire.

— Des puceaux ! s’exclama-t-elle réjouie. Mais dites-moi, vous n’êtes pas un peu âgés pour votre première fois ? Comment se fait-il que vous ne soyez jamais venu avant ? Vous avez la tête d’un homme qui a pourtant vécu des aventures pas très bouddhiques…

 Scruté par l’œil empli de curiosité de la femme, Georges fut rassuré de la voir reprendre la parole :

— Bon, ce n’est pas grave. Eh bien, rien de plus simple. Comme tout novice, vous avez le droit à une arme de base. Regardez dans votre inventaire, vous y avez un couteau. Alors, voilà le fonctionnement. Vous avez trois espaces, le prémoderne, le moderne, et pour finir, le postmoderne. Dans le premier lieu, on s’y bat à coup d’armes blanches, voire à main nue. C’est pour les durs, les détraqués. Dites-moi, c’est tout de même impressionnant le nombre de déviants que compte votre monde… Enfin, moi je dis ça, hein, je ne peux pas juger sur pièce. Bon, je continue. Dans le deuxième, on s’affronte à coup de machines de guerre contemporaines, je ne vous fais pas un dessin, vous connaissez mieux que moi les outils de morts de notre temps, vous êtes un bio pur jus, contrairement à moi. Donc, pistolets à plasma, lance-flammes nucléaires, exosquelettes, etc., enfin rien que du basique. Dans le dernier espace, il n’y a presque pas de limites, autant vous dire que ce n’est pas mon endroit préféré. Je vous le déconseille pour le moment. Avec le couteau de base, je vous recommande une seconde arme. Chaque mort vous rapporte 100 unités. Combien de fonds avez-vous ?

— 100, madame.

 La cyborg, elle dut se moquer de lui, parce qu’elle explosa de rire.

— 100 ? Mais bon Bouddha ! Vous n’avez jamais travaillé ? Eh bien, je vous souhaite bien du plaisir pour vous acheter une capsule. La capsule, c’est 50 000, je vous le rappelle. Comme ça, à toutes fins utiles. M’enfin, à cœur raillant, rien d’impossible, comme on dit. Bien, les bonzes, écoutez-moi, choisissez une seconde arme dans l’une des vitrines, puis revenez me voir ensuite. Je vous dirais où vous rendre.

 Jack, il ne la corrigea pas. Ces androïdes, même numériques, ils l’irritaient à déformer les expressions bios.

 Georges la remercia avant d’aller retrouver Jack. Mission accomplie, on avançait.

 Ils se positionnèrent au-dessus d’une verrière holographique, réfléchirent quant à l’arme à sélectionner. L’une d’elles accrocha le regard de Jack. Il donna un coup de coude à Georges :

— Observez, dit-il, il est bien beau, celui-ci.

 Il désignait un bouclier en bois de forme ovoïde, un bien rustique. Du cuir recouvrait sa face avant et il possédait un insert métallique en son centre. Une tête de lion. D’instinct, ça rebuta Georges. Sans savoir pourquoi. Malgré sa réticence – Georges aurait préféré une lance –, Jack l’acheta. La femme androïde encaissa, les en remercia, leur donna des conseils et désigna le couloir à prendre. Allez, les gus, on y va.

— Choisissez le prémoderne, leur avait-elle dit. Avec vos armes, je ne vois que ça. Sinon, ce serait une boucherie. M’enfin, bon, m’est avis que c’en sera une quand même… Vous vous en rendrez compte par vous-même. Bonne chance, les gars, vous y arriverez, je ne sais pas quand ni comment, mais vous finirez par y arriver. Tous y arrivent. Jusqu’à aujourd’hui.

 De retour dans l’allée principale, ils patientèrent jusqu’au retentissement d’une nouvelle sonnerie, qui annoncerait l’ouverture des portes vers les arènes. Quand ça sonna, un flot d’avatars en bien piètre état sortirent de toute part. Des estropiés.

 L’accès à l’arène prémoderne leur était ouvert. Ils y foncèrent. Déjà, fini la petite musique de chambre, qui avait donné de la légèreté à la galerie marchande. Ici, il faisait même plus froid. On entendait un monde féroce, des bêtes sauvages, des cascades d’eau, des grognements. Les avatars qui venaient ici étaient eux-mêmes des bêtes. Ils arboraient des massues, des frondes, des pieux, rien que du subtil. Georges, il frissonna, Jack, il se cacha derrière Georges.

— À vous l’honneur.

— Vous êtes trop bon, monsieur.

 La clameur gagnait en intensité. Georges sentit ses jambes flancher, son courage fuir. Jack trouva à le rassurer, il lui fit remarquer qu’ici il pourrait se laisser aller à sa vraie nature. Un androïde, une chose dangereuse. Georges, il ne répondit pas.

 Ils aperçurent le bout du couloir, une lumière nouvelle, de l’air. Une étendue s’étalait devant eux, quelque chose qui contrastait avec les allées d’un supermarché. Ils surplombaient une vaste vallée, cerclait de montagnes vers l’ouest, limitée par des causses à l’est, traversée par une rivière qui se jetait, plus au nord, d’une falaise. Ils firent un pas avant, quittèrent la pénombre du couloir, tournèrent sur leur gauche. Les portes se refermèrent derrière eux, en même temps qu’une troisième sonnerie retentissait. Ils les contournèrent. Derrière les portes, rien. Plus de couloir, juste l’arène. Au Sud commençait une forêt, loin en contrebas. Ils étaient bloqués ici, plus de couloir où se réfugier.

 Georges et Jack se tenaient aux pieds d’un escalier, en haut d’un amphithéâtre.

 Jack commença à descendre, puis après une volée de marche, il emprunta une coursive sur sa droite. Il y avait là une estrade à sustentation. Un simple plateau motorisé, comme on en trouvait dans le monde réel. Jack monta dessus.

— Allez, mon bon Georges, montez avec moi.

 Georges, il vint. Ce monde, il était lunaire. Pourtant, il était rodé, il vivait avec Jack depuis belle lurette, mais ça, c’était assez inouï le nombre de singularités qu’il vivait en un rien de temps.

— Accrochez-vous, dit Jack comme s’il avait fait ça toute sa vie.

 Il manipula un manche, des barrières de protections se levèrent sur le pourtour de l’engin mis en branle, Georges s’y agrippa précipitamment. Le plateau prit de la hauteur, il plana en rebondissant dans les airs sous les interjections joyeuses de Jack, pleines de Blawrf ! Ils s’élevèrent jusqu’à avoir une vue d’ensemble.

 Georges voyait au loin d’autres plateaux comme celui sur lequel ils se tenaient. Beaucoup se posaient sur la terre ferme, déversaient des joueurs prêts à en découdre. Ils formaient des équipes, se posant en des lieux éloignés les uns des autres, pour mieux préparer leurs embuscades. Des avatars pointaient même le doigt en leur direction. Il faut dire qu’ils n’étaient que deux, Jack et lui. Ce devait faire d’eux des cibles faciles, de quoi se chauffer.

 Georges tressaillit. Il ressentait de l’appréhension, une émotion humaine qu’il ne sut contenir.

 Jack souriait, jusqu’à ce qu’une lance lui frôlât l’oreille. Il l’entendit filer en sifflant. Ce n’était pas passer loin. Ici, mourir n’existait pas, mais la peur restait mordante. Il se colla brusquement au sol, bientôt bouleversé par l’exclamation de frayeur de Georges. Lui aussi était visé, il n’en était pas coutumier, loin de là. Comme son maître, il préférait les belles bêtes du bord de l’étang, à la maison. Être trucidé, non, il n’aimait pas l’idée. Vraiment pas. À quoi ça servait ?

 L’arène mugissait. Les deux nouveaux arrivants devenaient la cible de hordes barbares. On les apostrophait depuis la terre ferme, et ce n’était que cris et rage.

 Jack, il prit de la hauteur avant de se relever, pâle.

— Voilà, nous y sommes, souffla-t-il. Souvenez-vous de ce que vous a dit le robot et tout se passera bien, vous verrez. Vous tuez, vous gagnez des fonds. Très simple, finalement, cette partie de la mission. Allez, c’est le moment d’y plonger.

 Bon Bouddha… Georges, il le voyait bien à présent que Jack n’avait pas l’attention de l’accompagner !

— Monsieur ? Qui ? Moi ? Mais, comment, monsieur ? Je ne peux pas m’y rendre ! Regardez-moi, regardez-vous ! Vous êtes bien mieux pourvu à cet effet que je ne le suis ! Vous êtes héroïque ! L’allure, héroïque ! La mission, héroïque ! Jack, héroïque !

 Il était vrai, Jack faisait plutôt gros bras comparé à lui.

 Jack durcit son regard, fit son chef, coupa court à toute négociation :

— Oui, Georges, c’est vrai. Mais c’est votre première fois ici, cette expérience vous appartient, je ne compte pas vous voler ce moment inoubliable. Ne chipotez pas. Ce cadeau, je vous l’offre. Rappelez-vous qui vous êtes, et vous ferez des miracles. J’y crois. Au pire, vous ferez un leurre parfait, personne ne s’attendra à ce que le danger vienne de vous ! Moi le dernier. Allez, courage mon vieux, ne faites pas votre couard.

Et Jack l’y précipita, à coups de pieds, poussé dans le vide.

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