12
Singuliers, Nouvelle-York
— Jaspert, mes amis androïdes me rapportent des bouleversements majeurs, des comportements insensés. Du moins, devrais-je dire, des attitudes encore plus aberrantes que d’habitude de la part des humains. Il semblerait que cette énigmatique pyramide ait diffusé un message qui perturbe la conduite de nos concitoyennes et concitoyens.
Sous ses yeux clos, Shri recensait tous les cas de ces bios aux agissements erratiques. Ses paupières se déformaient, cloquaient, ses circuits chauffaient, sa bouche dessinait des ronds d’où émanait l’odeur du pain grillé.
— Shri, commença Jaspert, dis-nous ce que tu sais.
Jaspert, ce qu’il se passait, ça l’intriguait malgré tout. Il ressentait même un peu d’anxiété. Il faut dire que ce n’était pas donné à tout le monde de voir une sentinelle bio partir à quatre pattes, une mamie sur le dos. Et cette pyramide ? Peut-être Anouké avait-elle raison : qui sait si de quoi cette chose était capable.
Jaspert partit s’asseoir à côté d’Anouké. Il posa un regard affectueux sur elle, prit sa main dans la sienne. Les choses complexes, elle les comprenait mieux que lui.
Shri tressautait par moment. Jaspert n’aimait pas ça. Son compagnon semblait souffrir, ça le touchait. Ce petit bonhomme de Shri. Celui-ci analysait une masse d’informations colossales, même pour son esprit quantique, pour leur rapporter des nouvelles. Il était rare que Jaspert le voie ainsi, mais il savait reconnaitre la grande exaltation court-circuitant ses réseaux, jusqu’à le faire souffrir. Aussi, il lui demanda :
— Alors, mon Shri ?
Un rond de gaz blanchâtre sorti entre les lèvres du bioméca. Il leva les paupières, un regard hagard, expulsa un surplus calorifique dans un Pfff de soulagement.
— Ben dit donc, mes amis ! Ce n’est pas beau à voir. J’en ai discuté âprement avec mes homologues, et, après de longs échanges, nous avons conclu à un bogue. L’espèce humaine bogue.
Shri hocha la tête, de haut en bas, bien comme il faut. Il affichait une moue navrée, qui devait signifier si si, désolé, mais c’est un bogue.
Que Shri choisisse le terme de bogue quand il aurait pu dire crise de démence, hystérie collective ou tout autre mot ne les interloqua nullement. Ils connaissaient les opinions de Shri, l’idée qu’il se faisait de l’espèce humaine. Pour Shri, le bio n’était qu’un robot pas vraiment arrivé à terme. Pour l’androïde, Jaspert et Anouké, comme tous les autres bios, n’étaient que des êtres immatures en voie de robotisation. Il en voulait pour preuve l’obnubilation humaine à s’augmenter d’implants, à braver la mort à l’aide d’artifices mécatroniques. Bref, pour Shri, en quelque sorte, l’aboutissement de toute vie humaine était la robotisation.
Shri parlait souvent d’une voix attentionnée, faisant montre de la plus grande des patiences et d’une bienveillance de tous les instants envers les humains. Forcément, quand on considère la condition bioméca supérieure à celle humaine, on traite ces derniers un peu comme des imbéciles, ou des enfants, dans une certaine mesure.
Il ne cachait pas sa fierté d’avoir des amis comme Anouké et Jaspert. De son avis, le couple atteignait à présent la préadolescence, stade de développement dont il ne loupait jamais de relever les concrétisations dans les actions de la vie quotidienne. Par exemple, quand Jaspert posait ses pieds sur la table basse à lévitation et qu’Anouké l’en disputait, alors qu’elle-même laissait des traces de chocolat sur le canapé – carrés de chocolat qu’elle faisait allégrement fondre et dégouliner entre ses doigts, et faute de pouvoir en enlever les taches, qu’elle camouflait grâce au revêtement caméléonesque. Il était le premier à leur rappeler ces petits travers.
— Et… ? ajouta Anouké.
Shri cessa de remuer, mit ses mains dans les poches de son pantalon, puis finit par dire, tout à fait flegmatique :
— Les humains ont bogué. Je savais cela possible a priori, et les faits prouvent que j’ai raison. Ils sont pris d’une crise d’idiotie aiguë. J’ajoute à cet égard qu’un débat sans fin fait rage au sein de la communauté androïde au sujet de l’espèce humaine : les bios sont-ils des animaux comme les autres ? Il n’y a pas de réponse définitive. Tous mes compagnons ont observé le même ensorcellement, veuillez m’excuser, mais je n’ai pas de terme plus approprié. En somme, depuis l’arrivée de la pyramide, c’est la zizanie. On recense un nombre de comportements déviants allant crescendo.
Anouké s’avança sur le rebord du canapé à revêtement caméléonesque, regarda Shri, puis dit, dubitative :
— Rien de nouveau sous le soleil, il me semble.
Shri toussota, deux fines volutes de diodes grillées éjectées par sa bouche. Ça sentait d’ailleurs bon. Ça aiguisa l’appétit de Jaspert.
— Est-ce à dire que cette scène que j’ai vue dehors, tout à l’heure, est un exemple de ce qui est à l’œuvre partout dans le monde ?
Shri s’exclama joyeusement, heureux que son bio de compagnie ait saisi :
— Oui, c’est ça ! C’en est l’illustration même. Bravo, tu as compris ! Les humains font n’importe quoi…
Un silence s’installa dans le salon. La pièce baignait dans une lumière ocre et flamboyante, celle du coucher du soleil, horaire immuable, 21 h 57.
Sous l’œil attentif de Shri, Jaspert et Anouké jetèrent un regard à l’extérieur. En face de leur immeuble, ils virent quelques androïdes dans leurs capsules laiteuses, remontant les façades ivoire à la verticale. Ils revenaient au bercail après une rude journée de travail. Il n’y avait plus aucun bio dans les rues. Ils les imaginèrent cloitrés chez eux, surveillés par leurs compagnons biomécaniques.
— Tu crois que c’est un virus ? demanda Anouké.
— Bah, je n’en sais rien, répondit Jaspert. Le seul événement qui me revient en mémoire, c’est le grand dégel de 2048. C’est vrai que les décennies qui ont suivi cette période ont été terribles en maladies. Mais la caste médicale a mis fin aux pandémies en 2112. Et avec toutes ces crèmes dont on se tartine le corps, plus aucun virus ne passe par le moindre pore de notre peau. C’est sans parler des nanopharmacopées qu’on ingère. Je veux dire, la nature elle-même ne peut plus rien contre nous, on maîtrise jusqu’à la température qu’il fait sur terre, et je te parie que notre génération vivra au-delà des 150 ans. Et en bonne santé.
Anouké acquiesça. Il n’y avait certes plus de maladies, mais elle savait que quelque chose clochait dans cette recherche effrénée d’immortalité. Si la moyenne d’âge n’en finissait plus de reculer décennie après décennie, lorsqu’arrivait enfin le dernier quart-temps, la déchéance était spectaculaire, affreuse. Du jour au lendemain, les bios perdaient dents et cheveux, devenaient sourds, aveugles, et la plupart préféraient être euthanasiés plutôt que d’endurer ces quelques mois d’horribles décrépitudes. De vieillesse : il n’y en avait plus. Seulement, la mort prenait-elle un peu plus son temps avant de tout récupérer, sans ménagement, en un instant. La nature récoltait son dû aussi sauvagement qu’on l’avait transcendée.
L’hologramme était toujours HS, seul un point d’exclamation 3d tournait en rond au milieu de la pièce, un bandeau informatif en boucle.
Maintenance sur nos programmes.
Anouké, elle voulait savoir comment allait Archibald, le bioméca du journaliste John. De lui, en revanche, elle ne s’en inquiétait pas.
— Tout de même, Pupuce, c’est un bio !
— Justement.
Jaspert, il ne comprenait pas la réponse.
— C’est dingue quand même, s’indigna Anouké, on est bloqué ici et l’on a même plus accès aux médias. Ça doit être grave. Mais comment tu fais pour rester aussi calme ?
Jaspert souffla.
Il se recula au fond du sofa, ne savait pas quoi répondre et, en réalité, il se disait que bien peu d’affaires arrivaient à l’inquiéter. C’était bien pratique. Si, une chose seulement l’agaçait : de perdre à une partie dans le système.
Anouké, elle, elle s’inquiétait. Elle se mordillait la lèvre inférieure, qui roulait entre ses dents. Rien que de s'en apercevoir, jaspert eut un goût de fer dans la bouche. S’il y avait bien une chose à laquelle il ne s’habituerait jamais, c’était de voir son amie se faire du sang d’encre. Il proposa une activité pour détourner son attention :
— Ça va aller, Pupuce. On se fait un cinéma holographique si tu veux ?
Un film tri3d ? L’idée l’emballa. Et puis, pendant ce temps-là, il serait avec elle. C’était toujours ça de pris.
Shri, il les regarda. Quand ils allaient tous les deux dans le ça, pour voir un film, généralement il n’était pas invité. Alors, il partait travailler, c’était ce qui était implicitement conclu entre eux.
Ils mirent leur lunette pour se retrouver dans l’interface personnelle du couple, installèrent des transats sur le toit-terrasse numérique, baissèrent l’intensité lumineuse à 30 %.
— Pourquoi pas à 0 % ? demanda-t-elle.
— Dans le noir, je ne peux pas te voir.
Elle lui sourit, il était chou, elle ne s’attendait pas à ça. C’est ce qu’elle aimait. Ils s’embrassèrent de leurs lèvres informatiques, sensations réglées à 200 %. Si Anouké allait dans le SA, alors qu’elle y prenne plaisir. C’était sa consolation, l’exacerbation des sens.
Tout de même, pensa-t-elle, c’est vrai qu’ici les sensations sont décuplées. On pourrait peut-être passer la nuit ici.
Anouké désirait un film avec un message d’espoir. Jaspert demanda de l’action. Elle intima à l’IA qu’il n’y ait pas de violence, mais pas de romance non plus. Il suggéra une comédie d’espionnage. Elle insista pour qu’il y ait des éléments surnaturels, jusqu’au détail de la couleur d’un couvre-lit. Vraiment, le système était bien évolué.
Ils choisirent chacun à leur tour les éléments du film parfait qui les contenterait tous deux, et, une dizaine de minutes plus tard, l’IA leur conçut un film holographique :
Montage final effectué, film prêt à être diffusé.
— Tu sais Anouké, dit Jaspert la bouche pleine de popcorns virtuels, autant en profiter. On ne semble pas touchés par cette crise d’idiotie aiguë, alors bon, soufflons.
— Oui, peut-être, enfin si ça se trouve, on va y avoir le droit aussi.
— Bah… Que veux-tu qu’il nous arrive ? Nous, on n’est pas méchants pour un sou.
— Les méchants, les gentils, dit Anouké, quand il s’agit de mourir, pour le moment, nous sommes encore tous égaux. Les extraterrestres, ils s’en foutent certainement.
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