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Je vole, dans le système augmenté



Jack fut obligé de l’y précipiter, à coups de tatanes.

— Vous m’en voyez navré, Georges. Mais à la guerre, comme à la guerre.

 Jack le bouscula dans le vide et le regarda sombrer. Il le vit, son majordome, les bras tendus vers lui, abasourdi, affreusement déçu. De lui, son maître.

 Georges le fixa, incrédule, arborant un air d’enfant terrorisé face à son parent qui s’éloigne à vue d’œil. Il chutait. Mais qui était cet homme ? En était-ce seulement un ? Ce lâche pleutre. Georges, jeté depuis le plateau volant par son propre maître. Le traître ! Estomaqué, Georges. Il dévisageait cet avatar bodybuildé et sans gêne, son pseudo-maître. Tu parles ! Il le voyait rapetisser et, inversement, le sol de l’arène sauvage se faire de plus en plus net. Irrémédiablement, injustement, il allait y passer. Il n’avait rien demandé. Encore moins d’être trahi par ce faux parent, cet être aimé. Qu’il croyait !

 Georges chutait, il se rétamerait, s’étalerait sur le sol. Ce serait sale, à coup sûr, et s’il ne mourait pas du choc, on l’achèverait sans rechigner, c’en était certain. Jack, lui, il était incapable de voir les fruits de son méfait. Il détourna le regard. Georges n’en revenait pas. Jack venait de le pousser avec ses pieds et, ce faisant, de le précipiter dans le vide, dans la fosse aux avatars, et maintenant qu’il dégringolait, Jack détournait le regard ! Ce traître ! Georges cria, une mèche de cheveux lui frottant l’œil aux sclères rouge de colère. Lui, énervé, une première. Georges s’écria :

— Pleutre vous-même !

 Georges décela une étincelle d’humanité dans les yeux de son maître, même au travers des verres teintés que portait Jack, un larmoiement, un reflet de lâcheté mêlée au remords et à l’indignation de n’être qu’un rien, un moins que rien. Sinon, pourquoi détourner les yeux face à l’inéluctable ? Car il allait, au-delà de la chute, rencontrer l’inexorable : après le vide, le sol, puis la mort, enfin, les vautours, les charognards. L’enfer.

 L’arène !

 Georges se tétanisa à l’idée de se retrouver seul face aux hordes déchaînées, sans un ami pour l’épauler. Il n’en avait jamais eu, d’amis, mais de l’espoir, oui. De l’espoir en Jack. On le lui enlevait, lui arrachait ! Personne pour l’épauler. Le cirque bestial puis le trépas, aucune autre issue.

 Ah ! qu’il était amer de n’avoir à faire, somme toute, qu’à un bio ! De n’être projeté là, dans le chaos, que par l’atavofigure de l’humanité. Ici : Jack. La méchanceté, la lâcheté, l’Homme incarné !

Salaud ! pensa Georges, son premier gros mot. Ah ! S’il l’avait pu, il aurait même utilisé l’un de ces mots tabous, mais il n’en connaissait aucun. Alors, tant pis.

 Tomber à terre, en fin de compte, ne fut pas aussi douloureux qu’escompté. Il succomba. Sur le coup. Après une culbute de plusieurs dizaines de mètres, une chute longue d’une éternité. Il s’effondra dans un splatch ridicule, de tout son long, dans un plat mortel. C’était risible, l’aventure tournait court. Son corps numérique se désintégra au contact de la terre.

 Le monde étant bien fait, même dans le SA, il fut ressuscité.

 Il fermait les yeux, maintenait ses paupières fermement closes quand le programme informatique le réinitialisa. Choqué, aphone.

 Le ça le réincarna sur l’estrade volante, au côté de Jack, son maître sans foi ni loi qui n’en menait pas large devant le fruit de son irresponsabilité. Le pauvre Georges semblait paralysé par la peur, son beau visage divin ne rendait pas honneur à sa personne.

 Jack vit son majordome réapparaitre. Il maugréa, à la fois contre sa bêtise, et l’inefficacité de son majordome. Vraiment, ces robots, quels bons à rien ! Il comprit devoir faire preuve de plus de finesse, de prudence, pour le prochain coup. Il souhaitait le renvoyer illico presto dans l’arène, que Georges gagne des fonds le plus rapidement possible, et, savait-il, Georges aurait fort à faire avant de tuer le moindre avatar. Roulé en boule comme il était, ce n’était pas prometteur.

Le misérable, pensa-t-il.

 L’entraînement s’annonçait rude, laborieux.

 Vérifiant que Georges ne soit pas encore totalement reconstitué, Jack s’approcha d’une falaise. Il déplaça son engin, navigua au-dessus des terres barbares et, soudain, s’aperçut que son majordome était tout à fait ressuscité. Celui-ci serrait désespérément sa petite lame de la main gauche et son gros bouclier de la droite, ses globes oculaires biomécas cloitrés derrière deux paupières encastrées l’une dans l’autre.

 Quel spectacle lamentable, et dire que ça tombait sur Jack ! Il s’en voulait. On disait pourtant qu’on adjoignait un alter ego androïde à l’image de son maître humain, mais Jack pensait qu’on avait dû se tromper dans son cas. Il n’avait rien à voir avec Georges, ce trouillard sans cervelle.

 Jack eut un pincement au cœur devant ce tableau. À voir Georges, on devinait toute la terreur, la frayeur qui le tétanisait. C’en était malaisant. La peur suintait par tous ses pores biomécanumérisés. Était-ce à cause de son allure de Jésus ? Il n’en savait rien, mais Jack ressentit, il n’en savait trop rien – était-il ému ? – de la pitié. Du moins, de la peine. Un peu.

 En y pensant, que Georges se sacrifie pour la cause, ça le troubla.

 Pourtant, c’était lui-même qui l’avait forcé à se précipiter dans l’arène, mais cela, il n’en voulait rien savoir.

 Il chassa ces remords, cette faiblesse tout à fait inutile pour sa mission. Il y pensa, se remit d’aplomb, prêt à renvoyer l’insigne petite chose au combat. Jack positionna l’estrade à bonne hauteur, dans un brouillard à couper au couteau, non loin de la rivière.

 Il surveilla alentour, ne discerna aucun ennemi malgré des échos de rage au loin. Il abaissa son engin planant à trois mètres du sol. Là, ça lui allait. Il activa le vol stationnaire, visa, attendit que Georges soit complètement réanimé pour le bousculer, à nouveau, hors du plateau. À coups de tatanes. La mission l’exigeait.

 Georges n’eut le temps ni de crier ni même de s’indigner. On en faisait ce qu’on en voulait, du malheureux. À peine prenait-il conscience d’avoir été ressuscité qu’il tombait encore. Il toucha le sol après une courte chute. Ce fut moelleux. L’herbe haute le cueillit en douceur. Il s’interloqua, douta que l’atterrissage puisse être aussi paisible. Il préféra garder ses paupières closes encore un peu, angoissé à l’idée de découvrir l’affreuse réalité : ouvrir les yeux signifiait laisser la vérité s’imposer, cruelle et sans appel. Recroquevillé sur lui-même, le corps ramassé, couché sur le flanc, il tremblotait.

— Ouvrez les yeux, bon sang ! vociféra Jack. Nous sommes dans le SA, vous ne pouvez pas mourir, alors, que Krishna, un peu de nerf !

 Jack prit les commandes de l’estrade, s’éleva dans les airs. Hors de portée d’armes ennemies. Il scruta la zone autour de Georges. À voir ce qui se tramait, il eut un hoquet de panique. C’était une embuscade. Les ennemis surgissaient de partout, ç’allait être une débâcle. Son pauvre hère de majordome n’aurait pas le temps de dire ouf ni de les voir venir, que c’en serait fini pour lui. Il geignit, souffla, le plaint. Oui, il le plaint, c’était une première. Ça lui fit bizarre.

 Jack s’en voulut. Georges se ferait massacrer, il faudrait recommencer. Trouver une zone appropriée, le pousser hors du plateau. Encore. C’était une perte de temps et, tout de même, il trouvait la façon de faire un peu rude. Même si Georges ne lui laissait pas le choix que des coups de tatanes.

— Vous n’aviez qu’à pas m’accompagner ! cria Jack.

 Jack se préparait au pire, et, effectivement, la suite ne fut qu’un déchaînement de violence innommable. Il ferma les yeux, s’agenouilla, se lamenta du désastre annoncé.

 Rien ne se passait comme prévu, et tout allait vite, bien trop vite.

 Les avatars, en ce lieu de dépravations, devaient posséder un sixième sens, un septième même, et un huitième certainement. Tous se ruèrent vers Georges, ce fœtus sans défense recroquevillé sur lui-même. Tous venaient à lui, guidés par l’odeur de la peur.

 C’était affreux.

 L’arène trembla, de fines particules de terre poussiéreuse rebondirent autour de Georges, le brouillard se dissipa pour laisser apparaitre l’innommable.

 Georges ouvrit les yeux. Il puisa de toute sa volonté le peu d’énergie qui lui restait pour se mettre debout. Il regarda autour de lui. On venait de toute part, on hurlait à la mort, on réclamait sa fin.

 Georges réussit à brandir son maigre petit couteau d’une main, le bouclier trop lourd de l’autre trainait au sol, il sautillait de gauche à droite à chaque mugissement, tournait en rond. Le sol grondait sous lui, l’enfer était là. Il était seul contre tous.

 Jack, depuis son belvédère à la vue imprenable, sentit son estomac se nouer. Il devinait clairement la fin.

 Le mal à l’état pur assaillait son compagnon, s’enroulait autour de lui. Jack se redressa, s’adossa à la rambarde, eut un haut-le-cœur.

Le pauvre…, songea-t-il. Ça le bouleversait, il ne comprenait pas pourquoi.

 De la forêt jaillissaient des hommes et des femmes préhistoriques qui braillaient. Depuis la falaise grimpaient des assassins, un poignard entre les lèvres, sournois et silencieux. De derrière les amoncèlements rocheux, des fourbes rampaient dans les herbes hautes de la steppe tachetée de neige. Ils tendaient leurs arcs vers la cible. Des monstres sanguinaires étiraient leurs mains avec de longs crochets acérés pour seule arme, marchant dans le lit de la rivière. Ils grognaient, terrifiants.

 Pour Jack, c’en était trop. Le massacre serait total ! Ses jambes vacillèrent, son esprit s’alarma, il suffoqua, il s’étouffait.

 Il prit pitié.

 Il chercha en lui de quoi encourager son pauvre dévoué. Une idée lui vint, un ultime recours qui allait au-delà de ses principes : il sut comment l’aider, l’éveiller, le guider vers la victoire. La mission l’exigeait, Jack devait sauver son compagnon, à tout prix. Du moins, il avait besoin de lui pour gagner des fonds. Il releva les lunettes sur son front, se pencha par-dessus l’estrade, cria :

— Georges ! Ne l’oubliez pas ! Vous êtes bien plus qu’un humain ! Vous êtes un… un bioméca ! Un surhomme ! Bon Bouddha ! Utilisez tout votre arsenal de connaissance et vous serez invincible !

 Georges leva la tête. Les premières lances, les premières flèches le frôlaient, les mains se tortillaient vers son cou, les couteaux scintillaient lugubrement, laissant un terrible reflet sur ses yeux apeurés.

 Georges leva la tête vers Jack, lui, pantelant, haletant, larmoyant de compassion. Georges découvrit pour la première fois son maître tel qu’il l’avait toujours espéré, attendu, rêvé. Jack le dévorait des yeux comme s’il était l’innocent agneau du sacrifice, aimant et doux, attentionné. Georges eut un choc, un bogue, une interruption en ses circuits émulés. Son père était apparu, qui souhaitait l’aider, le sauver et qui le chérissait. Son père, dans le ciel, là-haut.

Mon Bouddha ! se dit-il. Je ne vous décevrais pas !

 Georges ferma les yeux, il appela à lui toutes les connaissances, s’emplit de la maîtrise des arts de la guerre, trouva une faille de sécurité dans le Système, prit tout le savoir humain sauvegardé ici. Toutes les expériences encodées en ce lieu, il s’en imprégna. Il les téléchargea, les ingurgita, il les redistribua sans compter, pour l’amour de Jack. Subitement, tout était limpide et évident : il vaincrait.

 Une lance à ses côtés visait son cou. Son corps pivota, en toute aisance, furieusement, calmement, déterminé. Ses gestes étaient vifs, invisibles, instantanés. Il leva son bouclier, dévia la pique. Il s’abaissa. Mouvement circulaire des jambes, remonter sa lame de haut en bas, la planter dans le cou de son assaillant. Lui trancher l’artère carotide. Oui, Georges, oui. C’est ça.

 Des doigts effleurent sa nuque. Il lance son coude en arrière, entend un craquement, ça éclate. Il rit. S’accroupir, lancer une balayette, pivoter sur une jambe, achever l’ennemi d’une attaque du genou, sur le crâne. Il se brise, c’est bon. Oui, que c’est bon.

 Des flèches, elles volent, c’est une armée, elles veulent prendre son corps. Sa petite lame danse dans les airs, un moulin à vent nucléaire. Il les repousse, en voit une dernière, une orpheline. La pauvre, seule petite et dernière flèche. Il la regarde, avec compassion. Oui, petite flèche, vient te planter dans la terre fertile de mon corps. Elle dit merci, elle l’aime, elle se plante dans Georges. Merci, petite flèche, merci Georges. Georges, et son rictus de satisfaction.

— Maître ! Maître ! regardez mon stigmate !

 Georges est fier, heureux, vivant.

 Jack ! Oui, Jack, qu’as-tu fait ? Est-ce la bête ainsi réincarnée ? Le méca absolu ? Non, non, ce n’est pas possible ! C’est Georges ! Il n’en revient pas, il est partout, il vole de corps en corps, de râle en râle, les agonies dans son sillage.

 À Jack, qui n’ose y croire, l’ampleur que cela prend dépasse toute crainte, toute espérance. C’est au-delà.

 Mais qu’avait-il fait au bon Bouddha ?

 Georges flottait sur l’eau. Les dépouilles, ses béquilles.

 Une deuxième salve d’assaillants arrivait, mais, surpris par tant de résistance, ne sachant où viser, ils restaient paralysés.

 Georges attrapa une flèche qui venait gentiment vers lui. Une main ferme. Trois hommes, une femme, le regardèrent, abasourdis, tétanisés, subjugués. Georges sauta à plat ventre dans les airs. Envol de l’ange. Il planait.

Un bogue, pensèrent-ils. Un bogue divin.

 Le couteau dans la bouche, la flèche tenue comme un poignard, le bouclier en étendard, il assomma la femme puis jeta sa protection de bois sur un barbare en fuite. Les deux survivants, de part et d’autre, se mirent en garde. Ils attaquèrent. Il les laissa faire. Il jubilait, esquivait, il les éreintait. Il entendit le souffle sournois d’un assassin se faufilant derrière lui. Il éructa silencieusement, se réjouissait par avance du néant qui, bientôt, régnerait.

 On se jeta sur lui. Un poignard chercha son dos, des mains voulaient son visage, quand une épée courbée s’apprêtait à lécher son flanc meurtri. Quart de tour, se pencher à 45° vers l’arrière, éviter sabre et coups de poing. Dans cette position, il voyait l’assassin derrière lui, la lame le visant. L’homme s’interloquait :

Quel est cet être qui se bat comme un lion ?

 Georges lui sourit. Il insuffla en ce pauvre homme une panique ultime, il présentait les signes avant-coureurs d’une crise cardiaque. Georges allait l’apaiser. Il allongea le bras au bout duquel sa main ferme et déterminée empoignait le couteau. Le tranchant se fraya un chemin, bruissant doucereusement jusqu’au cœur du bio numérique et médusé.

 Aussi rapidement qu’il s’était baissé et l’avait poignardé, Georges se redressa. Il donna une monumentale gifle dans la mâchoire de l’homme sur sa gauche, qui lâcha son épée. Il prit appui sur sa jambe, fit jaillir son pied droit dans les airs, haut dans le ciel. Il brisa le nez de l’assassin à ses côtés.

 Le reste ne fut qu’un déferlement plus violent encore. Oui, Georges était capable de tout. Surtout quand il se laissait aller, ce qui était visiblement le cas.

 Jack n’en revenait pas. Il tremblait, suait, haletait.

 Qu’avait-il fait ? Il s’en doutait pourtant, il venait de réveiller le monstre, de déchaîner la bête. La force à l’état pur d’un Jésus, euh, d’un Georges tout-puissant et diaboliquement bioméca.

 Son compagnon prenait du plaisir, ça se voyait, ses yeux brillaient, il jubilait, ses membres s’abattaient sans cesse sur ces corps désemparés. Georges ne laissait personne s’échapper. Il sautillait gaiement, enjambait la rivière d’un pas, tuait des avatars par dizaine, d’un coup. Un instant suspendu dans le vide au-dessus de la cascade d’eau pour rejaillir des herbes hautes, miraculeusement. Il était partout.

 Et les agonies, le goût suave de la mort, le toucher mortel du sauveur. Et les corps recouverts du linceul écarlate de la vengeance. Et les râles du dernier souffle.

 Et Georges.

 Georges contemplant les trépassés par dizaines, puis par centaines, masqué derrière le sang de ses victimes. Une apparition, un dieu, un Georges splendide au centre des étincelles informatiques et multicolores des dépouilles annihilées.

 Victorieux.

 Jack était le témoin médusé de la naissance d’un charnier inhumain, une mer rouge noir de cadavres. Le SA même ne s’attendait pas à tant de morts. Les corps commencèrent à se désintégrer en gerbes lumineuses, en pixels numériques traversés de soubresauts.

 Georges fut bientôt seul au milieu de ce paysage, à présent empli d’un lourd silence. Il leva la tête, toisa Jack. Son regard, quel regard ! Qui était-il ? Georges sourit à Jack, Jack ne sut quoi faire. Ses lèvres s’ouvrirent bien malgré lui sur un rictus, tandis qu’une boule en son ventre allait et venait. Et tambourinait son cœur, tambourinait.

Georges, bon bouddha…

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