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Les enclaves en extase, Paris
Paris concentrait en son sein l’absolu attirail de la débauche. Comme toutes les autres villes du reste, mais en quantité et qualité supérieures. Ce n’était pas la capitale pour rien. La ville se mouvait, pulsait, déféquait de ses millions d’artifices dont raffolaient tant de bios. Pas tous, mais le touriste aimait ça. Elle ne vivait que pour ses journées et ses nuits fondues en une célébration et en une danse ininterrompue de jeux, de sons et de lumières. D’extase.
Le sol d’asphalte magnétique lui-même jamais ne se reposait. Il répandait en vibration les pas d’une incessante joie, des fêtards. L’air diffusait d’infinis effluves doux et sucrés des incalculables drogues qui flottaient dans l’air, des encens enchanteurs aux fumées relaxantes, des râles d’ébahissement. Odeurs de fraise et de banane, arômes melon, goût caramel au whisky, esprits frappés aux zestes d’hallucinogènes boisés. Pour s’amuser, il n’y avait pas mieux. Il restait bien quelques musées, mais bon, avec ce grand erasure, il n’en restait que les planchers. Alors, dedans, on y dansait.
Certains nez, comme on les surnommait, erraient sans autres buts que d’en découvrir toutes les subtiles épices, d’emplir leurs carnets de voyage de trouvailles sensorielles exotiques, inattendues, novatrices. Aventuriers sensoriels de la capitale. Bien souvent, ces nez déambulaient accompagnés de bouches. Les bouches possédaient des palais développés, aux récepteurs gustatifs gonflés d’implants biomécaniques. Ensemble, bouches et nez partaient à la découverte de sensations inconnues. Ils partageaient leurs impressions, rédigeaient des comptes rendus, créaient des guides pour touristes en quête de tribulations gustatives et olfactives. Mais attention, pour des fêtes interminables, rien que dans les lieux les plus exigeants.
La ville de Paris, parvenue à maturité – pour ne pas dire mûre à point – depuis plusieurs décennies, se scindait en deux mondes distincts.
Le premier avait pour centre névralgique le Palais Présidentiel. Quatre avenues gigantesques partaient du château digne d’un empereur et traversaient la cité de part en part selon les directions cardinales. Elles aboutissaient à quatre tarmacs, lieux d’arrivées et de départs des nantis. Ces artères blanches, pures, immaculées, étaient hérissées de pépites architecturales. Des vestiges historiques truffés des toutes dernières technologies, d’apparences centenaires. N’importe quel quidam se serait cru au 21e siècle. Mais là, on se la coulait douce : oreillers à IA avec module rêves, lit cryogénique, nourriture bio végétale de synthèse, implant à réduction gastrique, bien pratique pour n’aller aux selles qu’une fois par mois.
Tous les riches, tous ceux dont l’argent jamais ne manquait, quel que soit le caprice, prenaient demeure ici, à l’abri du commun des mortels, ceux de la seconde zone. Pour s’inviter en ce lieu privilégié, accréditations, tests ADN et contrôles d’identité étaient de rigueur.
En revanche, sortir de cette zone aseptisée était à vos risques et périls. La quitter, cela vous menait dans la jungle, dans le Paris véritable, dans le monde vrai.
Quitter les artères présidentielles signifiait pénétrer dans la danse, laisser faire l’envoutement des sens, lâcher prise, quitte à prendre un bon guide sensoriel. Lui, il savait où aller. Toute résistance devenait inutile. De toute façon, on était vite saturé, on planait bientôt à dix-mille. Les bourgeois, la noblesse et l’aristocratie millénaire s’émerveillaient à parcourir en voyages organisés ce dédale d’anarchies psychique et physique. Vraiment, cette proximité, cette luxure, ces son et lumière, ça passait le temps d’une façon des plus exotiques. Ici, on s’encanaillait.
Si l’avènement du SA avait marqué le parachèvement de l’air moderne, c’en était que la partie émergée de l’iceberg. L’envers du décor dépeignait une réalité aux antipodes du ça. Le monde matériel s’était métamorphosé. Cette mue s’incarnait dans Paris. Le vrai, l’antique, l’immuable qui depuis des siècles faisait la réputation de l’empire français. Esprit parfois effacé, jamais disparu, encore et toujours vaillant. Olé.
Des communautés néo-hippies, post-anarchistes, prodisruptives, et de toutes sortes se terraient sous la même et unique tente géante que formait la capitale. Les marginaux, les sans nom, sans-implants, tous ceux ne sachant plus comment s’enfuir de ce lieu de débauche vivaient ici en une masse hétérogène d’harmonie confuse. On s’y perdait facilement.
Peu de capsules en parcouraient les nombreuses voies de circulation. Les rues étaient piétonnes, piétinées, mouvantes comme des sables dans lesquels on se laissait aller. Chaque recoin de la cité était occupé par quelques bande ou groupe d’intérêts opportuns, avec la volonté de se perdre. Marcher, déambuler, trébucher, se relever, faire des rencontres, s’égarer, prendre conscience que l’on est absolument à l’endroit où nous devrions être à cet instant précis.
En ce lieu, l’air se parait de voiles multicolores à palper à pleine bouche. La ville était un bain dans lequel se noyer promettait de sacrées gueules de bois.
Ici et là, malgré tout, subsistaient quelques bios qui persistaient à réfléchir. Des créateurs de concepts échangeaient en d’interminables débats. Ils pesaient le pour ou le contre, levaient des controverses, comme à savoir si tel ou tel bleu ne tirait pas plutôt sur le rouge, ou si cet arôme de cannelle à la pomme caramélisée ne s’étirait pas vers le goût d’un reblochon AOP, si cette sensation au touché était la réminiscence du satin ou l’âpre surface du granit breton.
Tout ne faisait pas consensus, certains voyaient cette folle vie d’un mauvais œil. Ils fuyaient ce lieu de luxure pour se réfugier dans le ça. Là où le monde, leur semblait-il, était plus serein, plus normé.
Mais tous, nantis ou Parisiens des faubourgs passionnés, depuis l’arrivée de cette pyramide spatiale, subissaient d’importantes altérations comportementales. C’est simple, depuis que cette chose était arrivée, tout semblait dérailler. Enfin, encore plus. Vraiment, on voyait ici et là d’étranges choses arriver.
Voyez Huguette. Huguette, une femme, retraitée, 118 ans, alors sous perfusion de drogue non loin du centre social de la gare Montparnasse, qui ressentit en cet instant l’irrépressible besoin de prendre comme esclave son mari Hubert, lui-même plongé dans un état comateux des suites d’un trip ininterrompu de 77 heures. À la seconde où l’objet céleste toucha terre, Hubert écarquilla les yeux, ses pupilles se rétractèrent, il accourut aux pieds de sa moitié, il implora :
— Huguette, je suis à tes ordres !
Sa femme le regarda de haut, perfusée dans son transat, lui répondit avec dédain :
— Mes pieds.
Hubert comprit. Il retira les chaussures de la femme, puis les chaussettes, fut envahi par une odeur, une odeur à faire fondre un fromage de brebis trop sec, à soulever le cœur des plus courageux, et il commença à la masser délicieusement, poussant le vice à lui glisser la langue entre les orteils râpeux, desquels des lambeaux de peaux mortes tombaient et planaient jusqu’au sol ou Hubert se tenait à quatre pattes, soumis. Sa femme adorait, lui était dégouté, mais il voulait absolument continuer. Ça les étonnait, mais c’était comme ça. C’était si bon. Quel trip !
— Eu ne sais as ou’quoi, mais ai l’im ession e evoi fai’e ça !
— Oui, mon chéri, je ne sais pas pourquoi non plus, mais tu dois faire tout ce que je désire.
Ni l’un ni l’autre ne comprenait la nature de la force à l’œuvre, une énergie obscure qui nourrissait leur comportement. Ils ne pouvaient qu’agir de la sorte, ils le devaient.
Dans la zone huppée aussi, les attitudes changèrent, la bienséance se fractura. Georges-Henri, diplomate respecté et respectable, résident de l’avenue des champs, prit pour esclave son fils Arthur, et Arthur fit de même avec sa mère, Marie-Elisabeth.
— Mes aïeux, dit le père en soufflant d’étonnement dans le salon au plafond de douze mètres de haut, je ne sais quelle mouche nous pique, mais il me semble répondre à un impérieux devoir à souhaiter vous affliger avec mes instincts les plus primaires. Tout cela est par bien trop délicieusement atroce !
— Père, non, ne vous excusez pas. Accéder à vos caprices, qui sont ordre, est un soulagement. Et si cela signifie récurer mille fois les latrines, c’est avec un indéfectible bonheur que je m’affairerais. Du bout de la langue s’il le faut. Bouddha, que c’est ignoble ! C’est si bon !
— Mon fils, ajouta la mère gémissante de plaisir et soumise, oui, tout cela est une ineffable joie et souffrance conjuguée.
— Mère, s’il vous sied, cessez de m’importuner et allez nous cuisiner mets en plats alléchants, c’est un ordre !
— Cuisiner ? Mon Bouddha ! Cela fait des générations que nous ne cuisinons plus ! C’est affreux ! Je hais cette idée ! Oh oui ! Je dois cuisiner ! Oh oui ! Ce sera répugnant, nous serons dégoutés de plaisir, nous nous forcerons pour notre plus beau malheur.
Ces scènes de soumissions improvisées se répétaient à l’envi par-delà toute la planète.
Parfois, ce nouvel élan de domination alimentait des penchants préexistants de violence. De-ci de-là, des individus malintentionnés ordonnèrent à leurs esclaves de réaliser des méfaits, des plus ordinaires aux plus abominables. Petits larcins, vols à la tire, tant de comportements depuis longtemps inanimés ressuscités par ces humeurs troubles. Des bombes explosèrent, des tags surgirent, la zizanie infusa. Pourquoi ? On n’en savait rien, c’était gênant, mais on faisait avec. L’humanité s’habituait à tout, alors, pourquoi pas à ça. Tout ça ne faisait qu’afficher un peu plus l’absurde de la condition humaine, on s’y ferait bien assez vite, on en était capable.
Le Président observait de travers ces nouvelles scènes extraordinaires. Lui, ça le changeait de la monotonie de sa Présidence. Il se pensait jusque-là à l’abri des vicissitudes de la vie assis dans le confort de son bureau. Cela faisait des décennies qu’il trouvait l’exercice du pouvoir plat et sans saveur, et il ne s’attendait plus à de telles scènes pour le tirer de ses habitudes moribondes.
Il regarda sa femme. Elle fumait ses cigares favoris, les siens, à lui. L’air embaumait l’odeur du foin, du café, de la vanille. Le Président bouillait. De ce modèle de cigares, on en trouvait plus. Ils dataient de 2098, c’étaient du premium. Il ne pouvait rien dire à sa femme sans qu’elle le violente en retour. Il encaissait.
Sa femme le fixa à son tour. Elle lui ordonna de détourner les yeux, de garder la position, prête à lui jeter quelque chose à la face s’il continuait. Elle le peignait, lui, son modèle, nu comme un ver dans la posture du lotus au beau milieu du cabinet présidentiel rouge de tapis d’Orient.
— Ma mie, ma tendre, dit le Président, je ne sais pas ce qu’il nous prend, mais pourrais-je, au moins, présider à la République ? J’ai d’urgents dossiers en cours et il me semble que cette graine de folie qui éclot en nos esprits en ce moment même n’est pas sans rapport avec cette pyramide. Pourrais-je au moins contacter mes équipes ?
— Ah ! Mais taisez-vous donc, j’œuvre ! Mais oui, faites. Mais ne bougez surtout pas !
— Sans moufter ?
— Taisez-vous donc, pauvre aimé. Je m’en charge, mais taisez-vous pour l’amour de Bouddha. Tout cela est déjà suffisamment affreusement extatique pour qu’en plus je vous entende !
Depuis deux jours, il attendait patiemment les retours de ses équipes d’investigations. Toutes lui avaient fait des rapports d’avancements, sauf une. Le binôme constitué par Jack et son majordome. Eux, ils restaient silencieux. Il se demandait d’ailleurs si cela avait été une bonne idée d’envoyer une IA dans le Système, surtout avec Jack.
Un androïde dans le SA ! Allez savoir ce qu’il pourrait se passer, si l’envie lui prenait, d’aller encoder tout le savoir qui y est contenu. Jack est un drôle de pleutre, le pauvre, il est bien serviable et bien intègre. J’espère au moins qu’il saura le tenir en laisse…
Alors absorbé par ses élucubrations, en proie à une crampe dans le mollet droit, trois coups résonnèrent sur la double porte :
— Entrez ! Entr… aïe ! s’écria le Président. Mais pourquoi me lancer ce pinceau, chérie ? Aïe !
— Mais taisez-vous donc mon pauvre adoré ! Mon pauvre ! Je vous le jette, car je vous ai demandé le silence. Bon Bouddha ! Entrez !
Le secrétaire d’État, Jean, fut introduit dans le salon. Il fit la moue. Découvrir le couple présidentiel dans cette posture, il ne s’y attendait pas. Elle dans un antique fauteuil Louis XV, lui à poil au milieu de la pièce, sur les tapis, un drap rouge sur les épaules, une banane dans la main, non, ce n’était pas ce à quoi il s’attendait.
Enfin, il n’était plus à ça près. Voilà déjà de nombreuses heures que lui-même se demandait ce qui pouvait bien lui arriver. D’habitude si effacé, courtois, à se faire marcher sur les pieds et à en demander pardon, voilà que lui aussi avait des sautes d’humeur, des envies de maltraiter.
Jean arrivait avec le ministre de la Défense. Il le tenait en laisse, à quatre pattes, vêtu d’un costume moulant et luisant de latex noir, une boule rouge coincée entre les dents. Alors bon, le Président pouvait se rhabiller avec sa femme.
Le secrétaire d’État opina lentement de la tête devant le Chef d’État. Ce dernier le regarda, la bouche pincée, l’œil en peine. Il sursauta lorsque le secrétaire s’écria :
— Oh ! Mais tu vas entrer, espèce de sale cabot masochiste ! Allez ! Et ferme la porte ! Je suis désolé, vous savez tout le respect que j’ai pour vous, Monsieur le Ministre, mais… avancez !
Jean le secrétaire d’État tira sur la laisse, s’excusa auprès du ministre qu’il maintenait ainsi enchaîné, tout en l’admonestant, puis parla au Président, solennel :
— Monsieur le Président, nous…
— Madame, coupa la femme du Chef d’État, c’est à moi que l’on s’adresse ici.
Les deux hommes échangèrent un regard interdit. Le Chef d’État fit une tête qui signifiait :
Qu’y pouvons-nous ?
Le secrétaire répondit avec des yeux qui dirent :
Oui, je sais. Ce qu’il se passe est insensé…
— Madame, continua-t-il, nous avons des nouvelles de Jack. Il est dans le SA. Et, paraîtrait-il, son majordome Georges a violé les règles de sécurité. Il a accédé à la base de connaissances centrale. Ce qui implique qu’…
— Qu’il sait bien des choses, dit le Président avant de lâcher un Aïe ! l’escarpin de sa femme planté sur le sommet de son crâne.
— Vous voulez le deuxième aussi ! l’avertit sa femme. Bon Bouddha ! Silence ! Mon pauvre, que vous fais-je souffrir ? Que vous fais-je donc subir ? C’est si bon ! Attendez, attendez, monsieur le secrétaire ! Je vais deviner ce que ferait mon mari devant une telle nouvelle. Ne me dites rien.
La femme du président ferma les yeux, mordilla le bout de son pinceau. Elle ne laissa qu’une fine fente d’où pointaient deux billes aux éclats d’intenses réflexions. Les trois hommes, figés, ne surent quoi faire d’autre qu’attendre. Au bout de quelques longues secondes, elle les fit sursauter, s’exclamant :
— Oui ! Voilà ! Neutralisez-les tout de suite. Je n’ai jamais compris pourquoi, mais les androïdes ne doivent sous aucun prétexte accéder au savoir du ça. Donnez l’ordre de les faire arrêter ! Voilà, oui, voilà, c’est cela même !
Elle sourit, elle devait être satisfaite. Son regard alla du visage de son mari à celui du secrétaire, et elle demanda guillerette :
— C’est ça ?
Le président laissa planer quelques secondes de doute. Il crut que la maladie dont s’était vue affligée sa femme venait de la quitter. Il répondit Oui, avant qu’une pluie de coups s’abatte sur lui.
— Mais qu’est-ce que je vous ai dit ! hurla-t-elle sur son mari.
Le secrétaire tourna des talons et traina le ministre hors du salon. Il ne souhaitait nullement savoir quel sort elle réservait à son martyr de mari :
— Allez, bouge tes fesses le notable ! cria Jean en bottant le postérieur délicieusement moulé et rebondi du ministre. On a deux gus à arrêter !
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