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La fuite, campagne française
— Ils ont de drôles de têtes. Jaspert, regarde l’androïde au poste de pilotage. Il me fait peur à sourire comme ça. Si ça se trouve, ce sont des agents des services intérieurs qui viennent nous faire disparaitre. Tout ça parce qu’on milite pour le droit de vote androïde.
— Mais non, ma Pupuce ! Vois le monsieur, franchement, dit Jaspert en montrant Jack du menton, entre nous, dit-il en baissant la voix, tu l’imagines avec son allure de poltron faire du mal à une mouche ? Hein, monsieur ?
Jack hocha mollement la tête. Depuis sa fuite du SA, son monde s’écroulait. Il ne répondit que :
— Oui, oui, c’est ça, montez. Un peu de compagnie humaine me fera le plus grand des biens. N’est-ce pas Georges ? Un peu de compagnie humaine, n’est-ce pas agréable ?
— Oui, monsieur. Mais nous devons partir. Ils ne vont pas tarder.
— Qui, ils ?
— Eux, Monsieur, eux.
Et Georges agrandit son sourire de plaisir d’apercevoir les assaillants débouler au bout de la place New York. Vraiment, il cherchait les ennuis, les souvenirs de l’arène étaient encore frais en sa mémoire. Qui sait, il avait peut-être encore des restes.
— Mais ? Ne les avions-nous pas semés ? Bon, les jeunes, montez avant que je ne change d’avis. Ma vie est déjà suffisamment chamboulée, quitte à ruiner ma carrière, autant y aller le plus rapidement possible, avec panache. Allez, allez !
Jaspert, impatient et ravi de découvrir quel mystère venait ainsi à leur rencontre, empoigna Anouké. Il la poussa, elle hésitait, lui était sûr de lui. L’aventure, c’est l’aventure. Une fois le couple installé, Shri, radieux, sauta à bord pour se placer entre eux, il dit joyeusement :
— Je suis content ! Où partons-nous ?
Ce n’était qu’un môme après tout, androïde peut-être, mais bien jeune.
Il souriait encore quand le véhicule redescendit brutalement de la paroi de l’immeuble. Ça fonçait déjà, c’était super, il adorait les manèges.
Jack se cramponna, tint ses genoux contre son ventre, se mit à gémir. Jaspert et Anouké étouffèrent un cri, Shri s’exclama :
— Waouh !
Georges fit rugir le véhicule à propulsion nucléaire, usage civil réglementé, la capsule suspendue au-dessus du sol à l’asphalte magnétique. Le nez de l’engin se cabra, la poussée projeta les passagers contre leur siège.
— Georges, implora Jack, vous êtes sûr que vous ne voulez pas laisser faire le pilotage automatique ?
— Oui, ajouta Anouké suppliante, Georges, vous êtes sûr ?
Elle ne le connaissait pas que, déjà, il la terrorisait.
Anouké serrait Jaspert, qui fermait les yeux avec force. Georges ne cillait pas, il caressait les manches avec délectation, calculait les trajectoires en instantané. Avec tout ce qui arrivait, il se découvrait. Il éprouvait, enfin, la félicité qui diffusait dans tout son être parfait, ultime. De ressentir immédiatement toute chose et, surtout, de s’accepter en tant qu’androïde, c’était quelque chose.
La capsule dépassa la grande place. Elle vira subitement à gauche, l’habitacle empli des cris de terreur des passagers. Ils longèrent l’antique château fort de la ville, lieu de résidence du Représentant démocratique de la cité. L’hologramme du Maire s’élevait haut dans le ciel depuis la cour majestueuse du bâtiment, il surplombait de sa superbe bonhommie l’ancienne cité royale. Une main en l’air, il saluait ses petits concitoyens, mot qui, pour certains, était à propos. Le gros bonhomme rose tendait un pouce de satisfaction dans les airs, le visage rond et bienheureux. Il ne buvait pas que de l’eau.
La capsule accéléra. Devant elle, la rue descendait en direction des anciennes halles, désormais réhabilitées en un commissariat empli d’androïdes sentinelles de la paix. Derrière les vitres blindées et floutées, toute l’administration des sentinelles de la paix fixait l’engin blanc qui filait droit sur eux. Ils ne s’attendaient pas à ça. De mémoire robotique, de délits, il n’y en avait qu’à la marge. Même si, il est vrai, les mouvements s’amplifiaient pour les droits civiques, mais ça concernait surtout Paris. Ici, c’était d’habitude calme. Du bâtiment, sortirent en hâte quelques robots humanoïdes, le regard tourné vers les fuyards qui ne manqueraient pas de les percuter. Ce serait un carnage.
Les policiers firent les yeux ronds. La lumière sur leur plastron vira du mauve au pourpre écarlate, leurs diodes s’échauffèrent, ils étaient en alerte, sans savoir comment régir face à cette envolée sauvage.
Interconnectés, tous les biomécas force de l’ordre reçurent l’ordre d’arrêter les fugitifs : cinq individus, dont un androïde défaillant et dangereux, accompagné d’un gradé désavoué, un traître à la nation, avec trois inconnus en cours d’identification, en fuites dans les rues de la Nouvelle-York. La diode de leur plastron s’illumina en rouge sang puis clignota.
Alerte maximale, on lâchait ses cartes de belotes, on finirait plus tard. Un peu d’action.
Des sirènes retentirent derrière eux. Trois véhicules de police étaient lancés à leur trousse, devancés par deux vaisseaux noirs des services secrets. Tous les comparses se retournèrent, sauf Georges, qui exaltait. Serein et sûr de lui, une pointe d’accent crâneur dans la voix, il dit à Jack :
— Je suis votre pilote, bien plus performant que n’importe quelle IA. L’alerte vient d’être communiquée à l’ensemble des forces de l’ordre. Je vous le dis, notre cause est juste, sinon, pourquoi tant de résistance ? Ils ont eu comme instruction de nous neutraliser. Accrochez-vous, ça va tanguer !
Georges accéléra brutalement, la capsule fonça droit sur le bâtiment de police. Il accélérait toujours lorsque, sous les cris de terreurs de ses passagers, il tira avec détermination les manches vers lui. La force qui les maintenait à quelques dizaines de centimètres du sol fut rompue. L’engin se releva à la perpendiculaire, les occupants de la capsule furent collés à leur siège, plus aucun son ne sortit de leur bouche, étouffé par la puissance gravitationnelle de la montée subite.
Derrière eux, une navette de police s’encastra dans les halles dans un fracas de vitre brisée, de verre expulsé, d’androïdes grillés de peur. Deux véhicules de police évitèrent l’accident, dans la fureur de leurs machines surchauffées, virant de bord in extremis. Les services secrets suivaient, pour eux, c’était plus simple. Ils étaient bien entraînés. Et puis, la femme du président les avait prévenus, c’était une mission capitale, on ne voulait pas la décevoir.
Georges fit s’élever la capsule, épuisée, dans les hauteurs des cieux. Elle n’était pas faite pour ça, on atteignait ses limites. Cinquante mètres, cent mètres, cent dix mètres, la fusée décollait. Puis, elle perdit de son élan, ralentit dans sa montée, jusqu’à se stabiliser dans le ciel parsemé de zébrures cotonneuses. Limite atteinte. Pendant quelques dixièmes de secondes, leur cœur se souleva, flotta, les comparses pâlirent, surpris par cet instant d’apesanteur, l’air ahuri.
Ils virent la cité fortifiée, les regards médusés de quelques bios et de mécas et, au loin, tout autour d’eux, la nature immaculée percée de quelques tunnels sous vide.
La gravité 0 cessa, le nez de la capsule s’inclina vers le sol, la descente, la chute s’amorça. Ils furent pris d’un haut-le-cœur. Sans un cri, toujours tétanisé, ils rouvrirent grand la bouche. Tout cela semblait si irréel qu’ils se demandèrent si ce n’était pas simplement un rêve. Shri s’émerveillait, il jubilait, il tapait dans ses mains, n’avait de cesse de répéter en pensée Encore, encore !
La capsule sauta au-delà des halles, par-delà même les antiques remparts si hauts de la cité millénaire. Et ils sombrèrent. Ils se précipitèrent en un cri muet dans les faubourgs de la ville. Georges jouait le tout pour le tout pour les semer. En tous cas, il avait perdu Jack, à moitié inconscient. Même ainsi, il maugréa :
— Blawrf.
C’était léger, il était à bout.
Le temps se figea, l’action se déroulait au ralenti. Impavide, un rictus collé au visage, Georges ressentait tout, absolument tout. Son cerveau grisé, dopé, muté même, à plus d’un égard, se délectait des infinies subtilités de leur course effrénée.
Ils dégringolèrent.
Une chute bien plus rapide que l’ascension. Ils fermèrent les yeux, se cramponnèrent à ce qu’ils purent : une jambe, une épaule, une poignée de cheveux, tout ce qui passait. Shri, lui, il tenait les mains en l’air, il s’éclatait.
Anouké eut le temps de lui dire d’attacher sa ceinture.
L’asphalte magnétique et resplendissant emplit la vue de Georges. Il ne réagissait pas, pourtant, le choc s’annonçait brutal. Ce sourire figé aux lèvres paraissait être celui du kamikaze. Jack sortit de sa torpeur, il hurla soudain, à s’en déformer les mâchoires. Il empoigna le bras de son compagnon plus tout à fait lui-même, plus vraiment majordome, mais un peu plus fou. Terrifiant et magnifique à la fois. Ce bras posé sur lui, cette douce caresse, cette exquise sensation impulsa un nouvel éclat d’excitation dans le regard de l’androïde.
À nouveau, Georges tira les manches vers lui dans un râle de satisfaction qui fit se hérisser les poils bios du couple. Jaspert était content, mais il ne voulait pas non plus qu’on exagérât, comme ça, c’était largement suffisant. Anouké, elle, savait qu’ils n’auraient jamais dû les suivre. Au moins, Shri paraissait-il content, ce qui la calma un peu.
Ils évitèrent le crash. La capsule frotta le sol dans un crissement aigu, elle rebondit, zigzagua avant de se stabiliser. En un rien de temps, ils étaient passés des hauteurs de la ville à sa banlieue en contrebas.
Georges réaccéléra, laissant derrière lui l’enceinte fortifiée avec ses hauts murs ocres et jaunis, puis il se mit à longer l’ancienne rivière Charente asséchée. Elle était à sec depuis plus d’un siècle, ça semblait normal, c’était avant les climatiseurs atmosphériques.
Georges se faufila dans le marché aux drogués de la cité, un lieu de dépravation légale encadré par des bios, sous l’œil attentif d’androïdes de l’aide sociale. Des tentes et des barnums dans un amas de toiles plantées de part et d’autre de la voie de circulation. Un souk moderne exhalant mille senteurs. Georges huma. Avec toutes ces odeurs des multiples psychotropes de synthèses, il se demanda s’il ne serait pas bien avisé de s’y essayer une fois. Quitte à faire, autant y aller à fond, il se sentait de bonne humeur. Il pilotait sa capsule à bâton rompu tout en prenant le temps d’observer les humains sniffer, s’injecter, s’humecter les yeux de matières psychotropes.
— Regarde la route ! Bon bouddha !
Aucun des accros au regard vitreux, absent, ne leva la tête vers eux. Ils rêvaient, allongés sur des lits de camp, rêvant de possibles autrement plus exaltants. Des tubes plastifiés pendaient de leurs bras, de leurs pieds, branchés à d’obscures machines, réglées pour leur envoyer des doses régulières d’un monde magique arc-en-ciel. Ils prenaient leur pied, dans cette vie, c’était ce qu’il y avait de mieux à faire.
Georges fonça au travers d’une tente, celle d’un dealer de proximité. Ce dernier hurla, son étal de fioles de paradis embouteillé éjecté dans les airs. Georges s’extirpa de ce bouge, un voile carmin sur l’habitacle, sous les huées de bios en colère.
Il demanda à Jack d’enlever l’étoffe collée au parebrise, Jack ne pouvait pas lui refuser, Georges le tenait en otage, si on peut dire. Il ouvrit la portière de la capsule en tremblant, la route défilait à toute berzingue, une embardée et c’en était fini de lui. Il dégagea le tissu d’un bras, faillit être éjecté lorsque l’engin s’inclina dans un virage. Il relâcha un cri aigu. En vie, il était encore en vie. Il pouvait refermer la portière.
Devant eux se trouvait une escouade des services secrets. Elle faisait barrage de leurs véhicules, des navettes derrière lesquelles androïdes et officiers bios intimaient de mettre fin à cette course folle. Le chef bio du peloton tenait un mégaphone, gros comme son poing, un puissant donc, il hurlait ses ordres :
— Stoppez votre capsule ! Votre conduite est inharmonieuse, dangereuse, criminelle !
Georges pila. Les amis firent un bond en avant, laissèrent filer, interloqués, quelques secondes de doute. Jaspert brisa le silence :
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Une foule naissait qui venait voir ces hurluberlus.
Jack regarda son majordome. Il demanda paternel :
— Mon grand Georges, est-ce réellement nécessaire ? Sachons admettre quand la victoire nous échappe, allons…
Jack vit le regard meurtrier de Georges. Visiblement, il n’était pas d’accord avec lui. Il ne reconnaissait plus son fidèle serviteur. Son détour par le Système l’avait métamorphosé, l’arène lui avait sévèrement détraqué les diodes. Il le fixait et le découvrait, lui, le Georges nouveau. Son allure l’impressionnait, son assurance et sa force resplendissaient. Mais ce sourire étrange et malvenu, définitivement soudé à sa face de bioméca, le terrifiait tout à la fois.
— Nous avons une mission, dit un Georges déterminé, nous devons rejoindre Bjorg Bonchamps et c’est ce que nous allons faire !
Et il réaccéléra, fonçant droit devant sur les policiers abasourdis.
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