22
Bjorg Bonchamps, Réserve naturelle centre France
Mon corps. Ma chair androïde. Décidément, je ne m’y suis pas encore habitué…
Bjorg sortit de sa rêverie. Il ressentait la présence de Shri, celle de Georges, des humains qui les accompagnaient. Ils approchaient.
Il quitta sa hutte semi-enterrée, de la chaux, au toit de paille brunie par la chaleur. Il leva la tête vers le ciel pour accueillir un rayon de soleil sur le bout de son nez. Il affectionnait cette chaleur, la force du soleil qui l’embrassait. Tout ça était si réel. Il aimait ça, le soleil. Il pouvait rester des heures sous lui, il ne le craignait pas, sa peau n’en souffrait pas. Bjorg fut une fois de plus surpris par cette agréable sensation. Il ne trouvait pas de miracles plus spectaculaires que cette délicatesse en ses capacités sensorielles. Jamais, dans son corps humain d’antan, il n’avait été en mesure d’apprécier à ce point quelque chose d’aussi simple et puissant à la fois qu’un rayon de soleil. Ça valait pourtant son pesant d’or.
Une brise douce souffla sur sa nuque. Cela, certainement, devait suggérer l’arrivée imminente de ses invités, un signe. Il se retourna, les mains sur les hanches. Le vent se faufilait en sifflant dans les hauteurs de la canopée, quelques feuilles virant au marron virevoltaient, tombaient au sol. L’odeur de la sève lui titilla les narines, son nez se trémoussa, il tenta d’en discerner les subtilités : miel, érable, humus, terre, ça foisonnait. Avant, quand il était humain, il n’aurait pas pu mettre de mots sur le quart de ces ressentis. Aujourd’hui, il lui suffisait de se renseigner dans sa mémoire quantique, de mettre un mot, une expression, de nommer, tout nommer, c’était puissant. Il se sentait complet, fini, pas encore tout à fait parfait, mais prêt à jouir du monde.
Devant lui, un buisson frétilla, chatouillé. Puis les tiges de l’arbuste fouettèrent l’air de gauche à droite, de haut en bas. Des murmures étouffés lui parvenaient.
Georges apparut. Il s’avança de quelques pas, les branches se refermaient derrière lui.
Aïe ! entendit-il.
Ce fut au tour de Jack de sortir, emberlificoté dans des lianes. Il se massait et se frottait le nez, duquel une minuscule zébrure carmin naissait. Le pauvre vieux. Shri, Jaspert et Anouké se faufilèrent jusque dans la clairière à sa suite.
Bjorg leur sourit. Georges s’avança jusqu’à lui.
— Bonjour, dit Georges se courbant, bras collés le long du corps.
Bjorg rigola, touché par trop d’honneur, puis il appuya de son index le milieu de sa petite paire de lunettes rondes, pour les remonter, avant de dire :
— Non, non, c’est trop. Bonjour, Georges. Enfin, vous voilà ! Comme je suis ravi ! J’ai un instant craint que vous enfuir du ça et devoir faire face à tant de résistances dans le monde réel devienne mission impossible, mais c’était douter de vos capacités. N’est-ce pas, Georges ?
Bjorg plissa sa bouche en un drôle de rictus énigmatique. Il regardait Georges droit dans les yeux, l’air complice. Georges allait répondre, mais Jack, derrière lui, qui dégageait les dernières ronces de son épaule, maugréait, râlait, rouspétait. Il vint se placer aux côtés de son acolyte, se racla la gorge pour mieux railler :
— Capacités, capacités… N’en faites pas trop, c’est juste un… robot. Et, entre nous, dit-il en baissant la voix, un robot qui perd la boule.
Jack tourna une tête innocente vers Georges. Il reçut la fulgurance de son regard comme s’il entendait sa sentence de mise à mort.
— Ah ! Ah ! lâcha-t-il. Mon bon Georges, ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles. Ah ! Ah ! fit-il avec une gêne mêlée de crainte. Ce que je veux dire, c’est qu’avec tant d’aventures et tant d’émotions, comment dire, cela est un peu comme, comment dire, le décalage horaire pour un humain. Voilà, c’est ça, le décalage. Hein ? N’est-ce pas ? C’est que vous êtes, peut-être, un peu, décalé, mais rien de grave, rassurez-vous mon bon Georges !
Jack voulut lui poser une main sur l’épaule, croisa le feu dans les yeux de son majordome, alors il se ravisa, étouffa quelques hoquets nerveux. Il se recula, c’était plus prudent.
Shri, Jaspert et Anouké s’avançaient, la tête levée vers les cieux. Ils humaient l’air doux et savoureux de cette clairière. Par-là, ça sentait bon, ce qui n’avait pas été le cas sur le chemin de la fuite.
— Ah ! s’épanouit Bjorg. Vous arrivez enfin ! Quel bonheur de vous rencontrer ! Vraiment, mes amis ! Vous permettez que je vous appelle mes amis ?
Le trio déambulait, découvrait, émerveillé, cet enclos sauvegardé de faune et flore sauvage. Peut-être la plus belle des réalisations humaines. Ils entendirent, de loin, la question de Bjorg. Ils répondirent, la tête dans les nuages, admiratifs :
— Oui, oui… les amis, c’est bien.
— Oh ! Mes amis, mes amis ! Racontez-moi tout ! Comment avez-vous réussi à semer tous vos assaillants ? Comment ? Ah ! Mais pardonnez-moi. Mon entrain, toujours mon entrain ! J’en oublie les bonnes manières. Vous avez besoin de vous reposer et de boire une bonne boisson. Venez, venez, suivez-moi, j’ai préparé une infusion, vous m’en direz des nouvelles !
Bjorg les invita à pénétrer dans la hutte. Il fallut baisser la tête, celle de Jack, qu’il portait haute. Sur la gauche, un feu crépitait dans un âtre en pierre granitique, au-dessus, une bouilloire fumait. Une odeur de jasmin flottait dans l’air. Il n’y avait qu’une salle, circulaire, peu vaste, aérée. De part et d’autre du foyer se tenaient quelques fauteuils d’osier, une table basse à trois pieds posée sur une natte végétale, et un jeu d’échecs dont les pièces n’attendaient que le début d’une partie. Plus loin se trouvaient des ustensiles : pelles, râteaux, bineuses, ainsi qu’une paire de bottes de collections confectionnée dans un authentique caoutchouc synthétique.
À leur droite, une bibliothèque. Ses étagères laissaient apparaitre de nombreuses collections de livres anciens, dont certains, à en croire leur reliure, dataient du début de millénaire dernier. Des tabous. Anouké en parcourut le contenu. Elle déchiffra des titres dont elle n’avait que vaguement entendu parler. Des livres. Pour Anouké, ça signifiait que cet homme était de son côté, ça la rassura. Elle l’avait trouvé bizarre, l’air trop intello pour être honnête. Jaspert, tous ces livres, ça signifiait seulement qu’il ne comprendrait pas si on commençait à parler de lecture.
Au bout de ces quelques mètres de reliures tabous, un lit. Celui-ci dépareillait dans ce décor d’un autre temps. Il s’agissait d’une authentique couche moderne du dernier cri : oreillers à nanoparticules et mémoire de formes, draperie incorporant un module pour régler la température, capteurs neuronaux intégrés. La Rolls Royce des lits. Même Jaspert et Anouké ne pouvaient se permettre un achat si luxueux, et pourtant, parfois, des idées ils en avaient, et ils ne manquaient pas de fonds.
— Un lit à IA ! s’exclama-t-elle. L’IA analyse l’activité cérébrale et ajuste température, densité et forme des draps pour un confort optimal ! Et le module rêve ! Ouah ! On le voulait avec Jaspert ! T’as vu Jaspert ? Avec ça, on peut faire les rêves qu’on veut ! Sur commande ! Le pied !
— Oui, oui, il est vraiment bien, acquiesça Bjorg en fermant les yeux. Enfin, à ce qu’il paraît.
— Vous ne l’avez jamais essayé ? questionna Jaspert.
— Eh bien, les androïdes ne dorment jamais, n’est-ce pas ?
Bjorg laissa filer quelques Hi ! hi ! s’avança au centre de la hutte, tira une banquette en bois recouvert d’une peau de bête et l’approcha du feu.
— Venez, venez, installez-vous, on va se requinquer. Ici, dans la réserve, il fait parfois un peu plus chaud, parfois un peu plus froid que dans votre monde. Il s’agit de respecter le cycle naturel. N’est-ce pas ?
Ils opinèrent du chef. Le cycle naturel, pour eux, il était réglé sur 25 °C.
Ils vinrent s’asseoir sur les places désignées par Bjorg, même Jack qui ruminait alors des bribes inaudibles, puis tous fixèrent leur hôte. Ce drôle d’énergumène.
Bjorg servit une tasse aux humains. Les biomécas reçurent un verre rempli d’un mets coloré qui les fit s’écarquiller les yeux. C’était alléchant, d’une couleur et d’une texture qu’ils n’avaient pas l’habitude de voir, une sorte de découverte. Bjorg trinqua avec eux, lançant un clin d’œil en direction de Shri et de Georges. Ils burent l’élixir cul sec. Vraiment pas mauvais, à la hauteur de leur attente. Le corps des androïdes se raidit tandis qu’ils soufflèrent comme un humain après avoir ingurgité une eau-de-vie. Ç’avait du retour, ça décapait les circuits.
Bjorg reprit la parole après avoir lâché un Ah ! de sa gorge en feu. Pour boire un coup, visiblement ce n’était pas le dernier, parce que les autres, aussi bon que soit le jus, n’en étaient qu’à la moitié de leur verre.
— Alors, racontez-moi, Georges. Comment avez-vous fui ?
— Je vais vous dire, moi, comment ! s’écria Jack. Depuis le début de cette mission, tout part à veau l’eau ! Et…
— Vau-l’eau, Monsieur, le coupa Georges, à vau-l’eau.
— C’est bien ce que je dis, à veau l’eau.
— V, A, U, Monsieur, épela son majordome. Et non pas : V, E, A, U.
— Mais, ça se prononce pareillement ! Comment pouvez-vous… ?
— Je vous connais, Monsieur. Je vous connais. Hélas.
Jack fit la moue. Il ne comprenait pas, ça n’avait aucun sens, un peu comme son majordome. Et réciproquement. Il resta quelques secondes interloqué devant les convives, avant de reprendre :
— Depuis le début, disais-je, tout part en sucrette…
— Sucette, Monsieur. Tout part en sucette.
— Georges ?
— Oui, Monsieur ?
— Taisez-vous.
— Bien Monsieur.
— Le ça, pour commencer. Georges en est ressorti bouleversé. Le pauvre, regardez-le. Il fait une mine de confit et… quoi encore, Georges ? Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Qu’ai-je dit ?
Ils se contemplèrent sans un mot. Jack attendit que son majordome lui explique ce regard hautain et malicieux, mais celui-ci garda le silence.
— Autorisation de parler, Georges.
— Mine déconfite, Monsieur. Le confit, c’est pour le canard, et c’est interdit.
Bjorg s’esclaffa, le couple pouffa, Shri tapa des mains. Dépité, irrité, Jack enchaîna le d’une voix désabusée :
— Eh bien, dans le ça, Georges a eu accès à toutes les connaissances, sensations et émotions humaines. Depuis lors, il est, il est, enfin, voyez-le, il est et cela est déjà bien suffisant. Nous avons pénétré dans une zone piratée de la cité futuriste et, depuis, le gouvernement est à nos trousses. Gouvernement qui, déjà, voulait sévèrement nous blâmer pour cette première entorse ! Et vous, alors là, vous qui nous accueillez dans cette réplique taboue, qui nous remettez les codes d’accès à votre cache ! Et pour quoi ? Pour transmettre à un cyborg l’intégralité du savoir tabou numérisé ! Cela a fini de faire de moi un fugitif. Bouddha, merci, nous nous sommes déconnectés du ça en urgence.
— Et dehors ? piailla Bjorg.
— Dehors, dehors. Eh bien, dehors, l’enfer ! répondit Jack en balayant l’air de ses bras. Nous nous sommes réveillés chez moi, Georges m’a tiré de force alors que je voulais me rendre ! Mon propre majordome ! Il m’a enfermé, contre mon gré, dans ma navette et il m’a conduit jusqu’à ces pauvres malheureux qui n’ont rien demandé.
Jack tourna la tête vers Anouké et Jaspert, l’air grave, compatissant. Eux, ils annoncèrent seulement :
— Oh, ne vous en faites pas. Cela nous change de notre routine. Hein, ma Pupuce ?
Anouké semblait absorbée en songes, elle répondit :
— Oui, oui.
Elle était laconique.
Puis, elle s’adressa à Jaspert, en murmures :
— N’empêche, il a l’air bizarre. Je maintiens ma première impression.
Jack plissa les yeux, suspicieux. Il reprit :
— Et là, alors là, ce fut une course-poursuite effrénée et folle et, ô, bon Bouddha, périlleuse ! Georges nous a conduits comme un forcené au travers de la Nouvelle-York. Nous avons failli renverser nous ne savons combien de malheureux qui n’avaient rien demandé eux non plus, qui ne faisaient que profiter du bon temps. À se droguer comme il se doit. Alors que l’occasion se présentait pour que nous puissions nous expliquer aux forces gouvernementales, Georges a décidé de nous balader dans la nature. Il a sauté d’un pont, piloté dans le lit de l’ancien fleuve Charente asséché. Une voie en terre ! Ma navette est détruite ! Une toute neuve, gouvernementale ! Nous avons même parcouru les égouts ! Monstrueux ! Une forêt souterraine et inextricable de déchets centenaires ! Ensuite, nous avons abandonné le véhicule, marché plusieurs heures durant au travers de cette réserve naturelle. D’ailleurs, vivre au cœur d’une réserve est interdit. Sitôt cet imbroglio résolu, vous vous en expliquerez ! Et le savoir tabou ! Le donner à Georges ! Et quoi d’autre ? Non, non, non, tout cela est bien trop farfelu. Et vous, alors ? Qui êtes-vous ? Pourquoi tant de mystères ?
— Moi ? répondit Bjorg. Moi, je suis là pour vous aider à sauver le monde. Sauvegarder la Terre, je ne sais pas si cela est possible, mais, ensemble, c’est l’humanité que nous sauverons. Je vous le dis !
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