23
Les fugitifs, Paris
— Madame la Présidente, Monsieur, nous les avons perdus.
Thomas, il faisait partie de la sécurité, mais ça ne lui plaisait plus. Il ne faisait que bonne figure, le minimum, avant de s’enfuir. Avec ce qu’il savait, plus rien n’importait.
La femme du Président garda la bouche bée. Elle souriait, penaude, fidèle à elle-même. Elle piaillait de courtes petites interjections entremêlées de Oh ? et de Ah ? C’en était, certes, criard, mais presque érotique aussi. D’ailleurs, la sécurité du palais en entendait un peu partout de ces chants d’oiseaux : dans les placards, les bureaux à l’abandon, les appartements pour les convives. Elle chantait à peu près partout, avec qui elle trouvait. La femme du président, en temps normal, elle n’était pas compliquée. C’était le bruit de couloir.
— Ah ? fit-elle encore. Ah ?
Elle regarda son mari. Elle devait attendre quelque chose de lui, elle le fixait souvent comme ça. Elle attendait que la réponse vienne des autres. Le président, elle le fatiguait. Si seulement elle avait pu se contenter de faire la cantatrice avec tout le personnel pendant que lui présidait, ça aurait été plus facile, plus vivable. Lui ne se gênait pas non plus de son côté et tous en étaient contents. Mais non, madame se la jouait Chef d’État. Il en était épuisé. Il lui adressa un haussement de sourcils.
Débrouillez-vous avec ça.
— Ah ? Perdus ? demanda-t-elle. Oh ? Mais perdus où ? Comment ?
Thomas, il restait stoïque. Lui n’était pas touché par toute cette folie, et d’ailleurs, ça commençait à passer. Il se demandait d’ailleurs si ce n’était pas les matérialistes qui avaient empoisonné une réserve d’eau potable d’état. Ils avaient prévenu que leur prochain coup serait marquant. Ce qui était le cas. La pyramide en était capable aussi, bien sûr, mais vu la suite de son plan, ça ne collait pas. Enfin, bref. Sous peu, Thomas, il les abandonnerait tous à leur sort, toute l’humanité, il pouvait bien prendre encore sur lui. Toujours est-il que, dans les petits cris de la présidente, il y avait vraiment quelque chose d’attirant. L’on aurait dit une fausse naïve qui n’attendait d’ailleurs qu’à vous le prouver. Son air ingénu ne devait pas tromper grand monde, hormis peut-être son propre mari.
— Nous les avons poursuivis jusqu’aux abords d’une réserve naturelle du Centre, dit Thomas, après qu’ils ont fui la Nouvelle-York par le lit de la rivière Charente asséchée. Nous avons cru à plusieurs reprises pouvoir les arrêter, mais l’androïde Georges, l’acolyte du Commandant Jack, a fait preuve d’une dextérité sans failles. Il était comme possédé. Au-delà de nous. Tellement…
Thomas, il était perplexe. Il baissa les yeux, avant de reprendre, blême, pâle comme s’il avait été le témoin d’un miracle tabou :
— Nos androïdes sentinelles de la paix sont subjugués. Certains évoquent que ce Georges aurait atteint l’éveil, l’accomplissement du soi. Un Bouddha. Pire, sa virée au sein du ça aurait marqué l’esprit de milliers de joueurs qu’il a trucidés durant sa folle épopée. Dedans, on le vénère.
À nouveau, Mathias se tut. Il fixa le sol à ses pieds.
La femme du président montra un intérêt particulier à la dernière partie du récit. Elle écarquilla un peu plus ses jolis yeux étincelants de confusion, balbutia :
— Ah ! Mais, il s’est fait des ennemis dans le SA ? Ça, c’est bien. Que les androïdes se laissent berner par ses manières – mon mari me dirait qu’il n’y a pas plus crédule qu’un robot –, ce n’est rien. Et vous me dites que son aventure dans le système n’a pas été sans répercussions. C’est bien aussi, n’est-ce pas ? Les humains qu’il a battus à mort dans la réalité virtuelle veulent se venger, n’est-ce pas ? C’est bien, c’est bien. Ils vont nous aider à l’arrêter. Hein ?
Mathias fit un sourire en coin – non, elle était peut-être aussi bête qu’elle le laissait entrapercevoir. Il se pinça avant d’annoncer :
— Madame, ce n’est pas aussi simple. Comment dire ? Tous ceux que Georges a croisés dans le ça le prennent pour un, pour un, je ne sais comment dire… Pour un…
— Dieu ! finit par crier le président à terre avant qu’une pluie de coups s’abatte sur lui. Aïe ! Mais aïe, ma mie, cessez de tambouriner mes côtes ! Je vous aide !
— Bon, reprit la femme du président, poursuivez Mathias.
— Nous avons perdu leurs traces dans le labyrinthe de déchets souterrain. Une inextricable forêt d’immondices centenaires. Une puanteur. Ils n’ont reculé devant rien, plongeant même leur véhicule dans les marais putrides. L’odeur, madame, l’odeur, dit l’agent tandis qu’un haut-le-cœur le submergeait. Nous n’avons rien pu faire, pas même nos androïdes que les récepteurs olfactifs ont rendus si sensibles qu’ils ont préféré eux-mêmes fuir plutôt que de poursuivre la course poursuite. C’est une catastrophe.
Un silence envahit le grand salon, on ne savait quoi dire, on ne savait même plus pourquoi on voulait les arrêter, on ne faisait que suivre les ordres. Nul n’osait regarder son voisin. Seule la femme du président continuait à lâcher quelques interjections d’étonnement tout en cherchant du regard des yeux prêts à accueillir son désarroi. Et peut-être un peu plus d’ailleurs. De toute façon, tous dans la salle y étaient passés avec la femme du président, y compris la secrétaire et le majordome bioméca. Sauf Thomas.
La femme du Président, elle dévorait Thomas des yeux, l’air de dire : sauver moi de cette impasse, je saurais vous récompenser.
Soufflant, las, perclus de douleurs et massant ses côtes meurtries, le Président prit son courage à deux mains. Il acceptait le courroux qui succéderait à sa prise de parole :
— Ils sont donc dans une réserve naturelle, dit-il avec assurance. Eh non, ma femme ! hurla-t-il à l’encontre de sa mie qui s’apprêtait à faire pleuvoir les coups, ne m’interrompez pas !
Les yeux du Président, noir de feu, sans appel, la stoppèrent dans son élan alors qu’elle avait déjà la main levée au ciel. Depuis quand avait-elle vu une si vaillante conviction dans les yeux de son mari ? Peut-être lors de leur nuit de noces. Il était si beau, si vigoureux. Si hargneux. C’était il y a fort longtemps. Elle avait recherché la même vélocité des décennies durant dans les bras de tous ceux disponibles ici, dans le château, comme elle appelait le palais.
Quelle force ! Quelle beauté ! s’ébahit-elle.
Elle le voulut, là, tout de suite, il y avait du monde, mais elle s’en fichait, elle ne pouvait pas se retenir.
Le Président acquiesça, satisfait d’avoir su retrouver son autorité, il continua :
— Ils ont un allié, trouvez qui se cache dans cet espace protégé. Repérez toutes les huttes, cabanes et autres gargotes illégales. Ils sont dans une cache. On les aide, sinon, comment pourraient-ils disparaitre aux yeux de tous ? Bien, Mathias, activez les taupes. Elles vont nous les déloger en un rien de temps. Et s’il le faut, jouez avec le temps, bidouillez-moi les perturbateurs climatiques, asphyxiez-les, noyez-les sous la neige ou étouffez-les par une chaleur écrasante. Bref, faites-les sortir de leur tanière et stoppez-les.
Mathias hésita à objecter que les perturbateurs climatiques maintenaient la vie possible sur terre depuis voilà plusieurs décennies, mais il n’en dit rien. Le sort de l’humanité venait d’être scellé, il le savait. Son rôle sur cette planète allait prendre fin. Le Président venait, sans en avoir conscience, de le décider.
Sans les perturbateurs, ces artifices, le climat terrestre vacillerait. Nul n’était en mesure de dire à quel cataclysme devrait faire face l’être humain. La Terre était sous perfusion, tous l’avaient oublié, tous s’en accommodaient. Cela les menait à leur perte. C’était devenu une arme de destruction massive, personne ne s’attendait à ce que le président l’utilise.
Pourtant, on avait connu le réchauffement climatique, la montée des eaux, les tsunamis, les exodes, les millions de morts. Le président ne pouvait l’avoir oublié, les perturbateurs climatiques avaient été inventés pour nous permettre de vivre sur Terre, le temps pour nous de trouver des solutions pérennes, naturelles. On n’avait pas de solution, on continuait de fabriquer ces machines qui maintenaient l’atmosphère terrestre en sursis. Notre vie aussi.
Et on se félicitait d’avoir développé le nucléaire grand public. Leur déchet ? Bah, on les enterrait, ça ne se voyait pas, c’était propre.
C’était l’ère des technologues-écologistes.
Les perturbateurs climatiques fonctionnaient comme de simples climatiseurs de zones. Des dizaines de milliers de ces engins planaient dans les cieux, ils faisaient la pluie et le beau temps.
Grâce à eux, on régulait la température au sol de n’importe quelle zone terrestre. Fiabilité géographique ? Dix kilomètres carrés. Précision ? Plus ou moins un degré. Delta maximal de 64 °C. C’était puissant. Ce que cela signifiait ? Qu’il valait mieux ne pas savoir ce qu’il adviendrait de la vie terrestre sans eux, car nul ne pouvait dire quelle était la température réelle de la terre.
À leur mise en route, ces machines utilisaient cinq pour cent de leur puissance. À ce jour, elles en utilisaient quatre-vingt-onze pour cent. Bientôt, il ne serait plus suffisant d’envoyer ces drones dans les cieux, tant le travail pour réguler la température terrestre nécessitait de puissance. Et ces machines carburaient à la fusion nucléaire, et d’éléments radioactifs, c’était la pénurie. Et quand il y a pénurie, il y zizanie, révolte, guerre.
Que le Président demande expressément à Mathias d’utiliser les perturbateurs climatiques pour déloger quelques gugus inoffensifs, ça le tétanisait.
Mathias fixait le sol, incapable de relever la tête. Tout ce qu’il voulait, c’était vivre.
Il préparait dans le plus grand des secrets le radeau de la méduse, le moyen d’échapper à la fatalité. Et au diable le Président. Il n’y avait de place que pour ceux qui avaient encore l’audace d’ouvrir les yeux sur le monde dans lequel tous se vautraient.
Mathias se demanda fugacement si, tout compte fait, cet étrange vaisseau spatial pyramidal et son funeste augure n’étaient pas la plus belle des chances offertes à l’humanité. Une opportunité qui coûterait la vie à la quasi-totalité des bios, certes, mais un espoir subsistait malgré tout. Shiva ne danse-t-il pas sur l’autel de la destruction ?
Tour ça pour éviter qu’un androïde ne détienne le savoir, se lamenta-t-il, s’ils savaient.
Il aurait pu tout arrêter, tout dévoiler au Président, lui dire de tout stopper, mais à quoi bon ? Peut-être son inaction faisait-elle de sa découverte une prophétie autoréalisatrice ? Il connaissait la nature humaine : celle-ci aurait refusé d’accepter la vérité.
Il avait bon dos de penser ça Mathias, il avait les moyens de sa survie.
L’humain était ainsi fait, pensait-il, que face au gouffre il ne désirait qu’une chose, fixer de ses yeux l’abîme pour mieux y plonger.
Ce serait sans lui, il avait bien assez donné.
Mathias prit congé, traversa le palais en direction de ses appartements. De savoir si oui ou non les androïdes conquerraient le droit de vote ne l’intéressait guère plus. Il trouvait pourtant le mouvement sympathique. Il était blasé, se demandait de quel droit ceux-ci n’avaient pas déjà autant de droits que les bios.
Qu’ils l’obtiennent, le droit de vote ! Et le mariage avec. Franchement, que feront-ils de pire que nous ? Eux au moins, ils le feront sans faux états d’âme.
Il s’avança vers un ascenseur, passa devant deux gardes en costume de cérémonie, plume rouge sur haut de forme noir et fusil à baïonnette en appui sur l’épaule, et il descendit jusque dans les entrailles du Palais. Niveau -3, zone bunkerisée. Il arriva devant la porte d’entrée de son cabinet personnel, entra puis referma la porte à clé. Ici au moins, il était tranquille, personne ne l’ennuierait. Il s’assit à son bureau, ouvrit un tiroir pour en sortir un verre. C’était un rituel chez lui, il craignait que ça lui manque dans un futur proche. Alors, il profita de ce temps de répit. Il expulsa en un souffle d’amertume son trop-plein de désappointement. Il se servit du Cognac, qu’il vida cul sec, avant d’en reprendre un second verre. Cul sec aussi. La gorge chaude, il se recula dans son fauteuil, étira ses jambes sous le bureau, mit ses mains derrière sa tête. Quelques instants filèrent. Il effaça finalement la moue qui n’avait plus quitté son visage depuis sa rencontre avec le couple présidentiel. Il activa son IA.
Avec son appel, il n’y aurait plus de retour en arrière.
— Allô ?
— C’est Mathias. Nous y sommes. Le président désire mettre en branle les taupes pour les retrouver. Vas-y, lance-les. Faisons ce qu’il demande, il ne faut surtout pas griller notre couverture. Ce n’est pas tout. Modifiez les paramètres des perturbateurs climatiques dans les dernières zones où nous avons vu les fugitifs. Faites en sorte de rendre les lieux inhospitaliers, forcez-les à se mettre à découvert. Mais ne les tuez pas. Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression qu’on va les revoir, alors, allez-y, faites ce que vous avez à faire, mais laissez-leur une porte de sortie.
— Alors nous y sommes ? répondit la femme. C’est la fin ? Mais monsieur, ne voyez-vous pas que nous sommes la cause de ce qui a été prophétisé ? N’en faisons rien, n’accédez pas aux caprices de la présidence et rien de tout ce que nous craignons n’arrivera.
— Candice, répliqua doucement Mathias, ne rien faire et laisser pourrir la situation, oui, j’y ai pensé. Vous pourriez m’opposer que mon pessimisme me force à désirer ce que je redoute, et vous auriez raison. Cependant, j’ai mûrement réfléchi à la question, et la conclusion est sans appel : contrariez l’appétit humain à détruire ce qui lui appartient et il s’échinera doublement à saccager également ce qui est vôtre. Nous avons une chance de nous enfuir, et avec nous, des milliards d’humains.
— Oui, je sais monsieur, seulement, quelle tristesse que ceux que nous allons sauver soient ça… Vous savez ce que je veux dire… enfin, c’est ainsi, nous sommes prêts depuis le début. Rien de tout cela n’est une surprise. Quand arrivez-vous ?
— Je fais illusion encore quelque temps et je vous rejoins. Laissez-moi vingt-quatre heures. C’est le délai qu’il nous reste, je le crains.
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