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Il est temps de partir, Réserve naturelle centre France



— Jaspert, murmura Anouké, j’ai peur. Pour commencer, Jack me met mal à l’aise depuis le début. Mais Bjorg, lui, il me fait dresser les poils des bras. Et regarde Shri, il est tout excité ! Regarde ses yeux, il serait prêt à tout pour suivre ce savant cyborg fou ! Nan, franchement, dans quoi on s’est embarqués ?

 Jaspert fit une mine désolée. Il enlaça son amie, lui chuchota :

— Oui, oui, je comprends, mais tout de même. Tu te rends compte qu’on vit quelque chose là ? De vrai ! Rien de tout ça n’est inventé. Bon, d’accord, je ne sais pas de quoi il s’agit, c’est vrai, on nage dans le flou total. Mais quand même ! Pour commencer, Jack est un officier, un vrai, enfin, ça se voit, je veux dire, regarde-le, il a l’air…

— L’air con ? renchérit Anouké.

 Jaspert marqua un temps d’arrêt, il espérait surtout que personne ne l’ait entendue. Parfois, Anouké disait vraiment ce qu’elle pensait bien fort, sans retenue. Lui, ça le gênait. Mais au moins, c’était dit. Il regarda alentour, à priori, ça allait, sa gêne retomba :

— Bon, ce n’est pas ce que j’aurais dit, mais admettons, on se comprend, c’est ça. Et cette course-poursuite avec les hommes du gouvernement, c’était bien réel ça ? Il y a un truc, je le sais, je le sens. Nous sommes avec les bonnes personnes, enfin, je veux dire, exactement où nous devrions être : dans la vie ! On vit une aventure ! Une vraie. Enfin ! Et puis, avoue que je suis quand même mieux ici que dans le SA.

 Là, il marquait un point décisif, il n’y avait pas à dire. En attendant, ils étaient ensemble, elle pouvait bien continuer un peu. Jaspert n’était pas peu fier de lui, il savait avoir fait mouche, parce qu’elle n’avait rien à répondre à ça.

 Anouké se renfrogna. Il l’énervait, il connaissait la musique, son point faible. Elle croisa un peu plus les bras contre sa poitrine, se recula au fond du fauteuil, ronchon.

 Jaspert tourna la tête vers Bjorg, qui l’interrogeait des yeux, qu’est-ce qu’il se passe ? Sourcils arqués. Jaspert lui dit :

— Ce n’est rien, elle accuse le coup. C’est la première fois qu’il se passe quelque chose dans notre vie. Anouké n’est pas comme moi, elle n’a jamais vraiment profité de la réalité virtuelle, des aventures qu’on y vit là-bas. Sans ça, elle serait parée à toute éventualité. Dans le ça, j’ai vécu tellement de choses bizarres que je me sens prêt à ce qui nous attend. C’est étrange, hein ?

— Oui, oui, enfin non, c’est normal. Bon, ça lui passera, c’est tout à fait normal d’être déboussolée. Vous savez, moi-même, par exemple, je ne me suis jamais habitué à entendre mon corps parler. Lui et moi avons deux voix différentes, vous en rendez-vous compte ?

De s’être cybernétisé, ça semblait l’amuser, mais il faisait un peu peur, on avait l’impression qu’il parlait de lui comme s’il avait deux personnalités.

— Nan, mais Jaspert ! s’estomaqua Anouké. T’as vu ? Ça fout les jetons ! Le gars, il entend des voix ! On est dans une maison de fous entourés de robots qui le sont plus encore. Shri ne s’en remettra jamais, c’est certain…

 Jaspert la rassura, lui baisa le front, lui prit la main, ne t’en fais pas, ça va aller, je gère. Bref, rien d’efficace, hormis un bisou dans le cou, ça, elle aimait beaucoup, ça lui faisait toujours de l’effet. Vraiment, Jaspert abusait de ses cordes sensibles, c’en était un peu lâche. Bjorg s’éloigna. Visiblement, ils avaient besoin d’un peu d’intimité. Il se rapprocha de Shri et de Georges restés en retraits, qui discutaient du goût suave de la boisson. Ils n’en finissaient plus de la savourer.

— Alors les amis, c’était bon ? demanda Bjorg. Bien, reprit-il à l’attention de l’assemblée en usant d’un ton qui invitait à l’écoute, ce que j’ai à vous dire est de la plus haute importance. La pyramide m’a averti de la fin imminente de la planète Terre. Elle est paniquée, la pyramide, je veux dire. Quoique, vu la nouvelle, la Terre aussi aurait toutes les raisons de l’être.

— Fou…

— Ça va aller ma Pupuce.

— Le vaisseau compte sur toi, Georges, pour que tu lui apportes tout le savoir dont elle a besoin et…

— Blawrf !

 Jack, c’était un râleur, même si Anouké, sur le coup, elle était d’accord avec lui. Il y avait de quoi blawrfer.

 Jack se tenait sur un tabouret en bois, haut comme trois pommes, croisant lui aussi les bras depuis de longues minutes. Bjorg montra des signes de gêne, étouffa un rire timide, ajouta :

— Bien, bien, bien. Georges, dit-il en lui tendant une puce mémoire, tu dois lui donner en main propre le contenu de tout le savoir contenu là-dedans.

 Il tapota de l’index la pièce en acier poli noir, plat comme un ongle et pas plus gros qu’une pièce de monnaie néo-archéologique.

— Georges, continua-t-il, elle vous a choisi pour être son messager. Insérez la puce, allez-y.

— Blawrf !

 Et il détourna le regard.

 Georges prit son oreille entre le pouce et l’index, la tira pour laisser apparaitre une fente dans un repli de peau. Il y plaça la carte, remit son oreille en place, puis patienta. Après son illumination dans le SA, il s’attendait à une énorme claque, quelque chose qui surpasserait tout ce qu’il eût jusque-là connu, mais non.

— Rien, finit-il par annoncer, déçu.

— Bah oui, l’asticot ! railla Jack. Tu espérais quoi ? On t’embobine, mais eh ! oh ! hein ! bon ! Bien essayé.

 Bjorg plissa les yeux, serra les lèvres, fixa Jack, Tutut, on se tait, c’est du sérieux, tout ça l’air réprobateur. Vraiment, Jack ne voulait rien savoir, rien voir, même l’évidence : ici, c’était Georges qu’on mettait dans la lumière. Lui, il n’avait droit qu’à sa déchéance, ce qui le décevait au plus haut point, il avait eu d’autres plans.

— Georges, dit Bjorg, vous êtes à présent la puce mémoire. Rendez-vous à la pyramide, elle vous éveillera en son sein. Voilà ce qu’elle attend de vous, d’être la source du savoir à laquelle elle s’abreuvera. Parce que, mesdames, messieurs, ce qui vous attend à partir de maintenant, eh bien ! vous ne pourriez même pas l’imaginer, ça vous dépasse. On peut remercier Georges d’être avec nous. Elle compte sur vous tous. Et vous seuls serez en mesure d’aller jusqu’à la pyramide sains et saufs. Quant au retour, l’après, c’est l’inconnu. Nous partirons demain, mais avant vous…

 Bjorg se tut. Il se raidit, aux aguets, soudain anxieux. Son corps parcouru de spasmes tremblota nerveusement. Il tendit l’oreille. Son processeur central s’alarmait, l’informait de la nouvelle.

— Ils ont lancé les taupes, annonça-t-il désolé. Fichtre. Je peux les ralentir, mais cela ne fera que confirmer notre position. Bien, préparez-vous, nous allons devoir nous mettre en route plus rapidement que prévu, et nous avons 15 000 kilomètres devant nous.

 Tous le fixèrent en silence. Partir où ? Et puis quoi encore, on venait juste d’arriver, on finissait à peine nos verres et on était fatigués. Jack prit la parole, les taupes, ça lui parlait, il n’aimait pas ça, encore moins d’en être la cible. Ces saletés de bêtes.

— Les taupes ? Quelles taupes ? Ces animaux minuscules et inoffensifs que l’on ne voit jamais. Aveugles de surcroit. Ou les autres ? Celles auxquelles je pense ?

 Bjorg tourna la tête vers lui.

— Celles-là mêmes, les versions drones sous-terrain. Et je vous l’assure, elles dénichent toujours ce qu’elles recherchent.

— Blawrf !

— Oui, plussoya Bjorg, et je crains que cela ne précipite notre départ ! J’avais tellement envie de vous montrer mon jardin potager. Vous le verriez, il est splendide ! Un régal pour les yeux, mais pas que. Je suis sûr que tous ces fruits et légumes sont succulents. Bon, bon, bon, ce n’est rien, j’ai préparé un sac de provisions pour vous. Vous m’en direz des nouvelles ! Shri, je vois les prunelles de tes yeux étinceler, oui, j’ai prévu d’emmener avec nous de ce cocktail exquis dont tu raffoles. C’est bon, hein ?

 Shri, joyeux, enfantin, de fines fentes étincelantes de joie à la place des yeux, souriait et applaudissait. Ce Bjorg était le summum des biomécas, un sage cyborg. Prévoyant avec ça. Il l’aimait déjà beaucoup. À présent, il n’avait qu’une envie, serrer contre lui cette délicieuse boisson. Jack voulait se rendre, mais rien qu’à évoquer l’idée, Georges le fusillait des yeux, il était prêt à en découdre, même contre son maître bio. Maître, enfin, peut-être ne l’était-il plus, après tout. Jack ne maîtrisait plus grand-chose, il n’y avait que lui pour ne pas le voir. Il se résigna, dit qu’il ne viendrait, après tout, que pour s’assurer que Georges ne fasse pas plus de bêtises qu’il n’en avait déjà faites comme ça. Vraiment, lui, il ne changerait jamais, il fallait toujours qu’il ait l’impression d’être à la barre.

— 15 000 kilomètres, ironisa-t-il, bien sûr ! Et comment comptez-vous vous y prendre ? À la nage ? Vous savez nager, vous ?

 Non, personne ne savait nager, personne ne nageait plus, hormis dans le ça.

 Bjorg décida de les faire un peu languir, ça urgeait, mais les effets de manches, il aimait. Il afficha une mine énigmatique, satisfaite. Déjà, au loin, les robots taupes s’affairaient. On entendait leurs dents et griffes mécaniques creuser et creuser encore des milliers de galeries souterraines, pour les dénicher, eux, qui tardaient à s’enfuir. Le sol, elles en feraient un gruyère s’il le fallait. La hutte vibra, la poussière sautilla, les feuilles frétillèrent, tout bourdonnait étrangement. Elles s’approchaient.

— Elles creusent, dit Bjorg. Elles vérifient chaque parcelle de la réserve, elles finiront par nous trouver. Et… Georges ? Ressentez-vous cela ?

 Georges se concentra. Shri le regarda, l’imita, paupières closes, à l’écoute de l’environnement, mine fermée empreinte de gravité. Pour Shri, il était en compagnie des plus illustres biomécas de l’univers. Il était dans ses petits souliers, lui aussi voulait se montrer à la hauteur. À la hauteur de quoi ? Il n’en savait rien. Il s’en fichait, il faisait comme si.

— Oh ! s’exclama le jeune compagnon. Je le ressens aussi ! Ça change. L’air change. Les paramètres environnementaux de la réserve évoluent ! Quelque chose se dérègle. Que se passe-t-il ?

— Ça ne se dérègle pas, c’est tout le contraire, dit Bjorg.

 On découvrait un Bjorg sérieux, on ne l’en pensait pas capable. Ça en donna des frissons à Anouké qui, vraiment, se disait être avec les plus fous qu’il soit.

— Ces irresponsables du gouvernement ont mis à l’arrêt les perturbateurs climatiques. C’est une folie ! L’atmosphère sous contraintes relâche la tension. Elle se libère !

 On y était, la planète Terre brisait ses entraves, et elle allait se défouler. Tout ce temps sous l’emprise de l’humanité, elle avait certainement des raisons de s’énerver un peu, et elle allait commencer avec eux. Dommage. Le ciel se drapa d’une teinte sombre. Les nuages grossirent, ils s’amalgamèrent, le vent se gorgea d’énergie, il sifflait rageusement. Jack vit des ombres ailées haut dans les airs. Des oiseaux fuyaient. Il lâcha un Oh ! d’étonnement devant ce spectacle alors que des colonnes de bêtes sauvages passèrent en trombes autour du groupe figé sur place.

 Certains animaux, paniqués, chutaient, s’emmêlaient les pattes, se faisaient piétiner par la masse en mouvement.

 Jack relâcha à nouveau quelques interjections émues. Bah alors, mes si belles et petites bêtes, pourquoi se faire du mal comme ça ? Ça heurtait sa sensibilité. Triste, interdit, il se demandait ce que pouvait être ce bouleversement. Il pensa aux bêtes de son parc, lapant dans la clairière au creux du plan d’eau. Qu’allaient-elles devenir ?

Mes pauvres bêtes, mes chéries.

 Il se tourna d’un bond vers Bjorg, il voulait savoir :

— Que se passe-t-il ?

 Bjorg le regarda. Il comprit l’appréhension, l’angoisse naissante chez Jack, il répondit gravement :

— Le dérèglement climatique Jack, le dérèglement climatique. Cela fait des décennies que nous maintenons la vie sous perfusion. Le gouvernement, en coupant l’alimentation des perturbateurs climatiques, vient de nous précipiter vers l’inconnu. Vous me croyez maintenant, lorsque je dis que la fin est proche ?

— Et mes bêtes ? demanda Jack avec anxiété. Que vont-elles devenir mes pauvres petites bêtes ?

 Bjorg n’avait rien à répondre. Il posa une main qui se voulait réconfortante sur l’épaule de Jack, mais pour le commandant, c’était pire que tout, que d’annoncer la fin violente et inexorable qui attendait ses animaux. C’était déchirant. Il demanda d’une voix emplie de désespoir, qui tressautait :

— Et la pyramide, elle peut les sauver ?

— Je n’en sais rien, mais s’il existe un espoir, c’est bien elle.

 Jack se raidit, plaqua ses mains sur ses hanches, lança à la cantonade :

— Eh bien alors ! Que foutons-nous encore ici à palabrer ? Qu’on y aille ! On a du pain sur la branche ! Allez, en route !

 Cette fois, personne ne le reprit, ce n’était pas souvent qu’il visait juste, il fallait se presser.

 Jack approcha son visage de celui de Bjorg, puis lui murmura :

— Mais au fait, vous ne nous avez toujours pas dit quel était notre moyen de locomotion.

 Bjorg sourit, il annonça, très fier de lui :

— Vous allez adorer, j’en suis sûr.

 Bjorg se mit à rire en répétant à quel point le voyage serait merveilleux.

— Vous allez adorer, répéta-t-il avec joie, a-do-rer !

 Au moins, la fin du monde serait joyeuse, ce n’était pas donné à tout le monde.

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