25
L’odyssée, Antarctique
Le continent antarctique accueillait désormais toutes les armées du monde à ses portes. On n’avait pas trainé, on se doutait bien que tout se jouerait ici. On ne savait pas quoi, mais on y accourait. De préférence, avec de quoi faire péter la Terre entière. C’était inutile, quelque chose d’autre allait s’en charger, mais ça rassurait.
Vaisseaux armés, capsules diplomatiques et mercenaires assiégeaient ce désert rocailleux glacé. Ils restaient pour le moment en vol stationnaire au-dessus des eaux sombres, froides, tumultueuses, mais quand il le faudrait, tous dégaineraient, puis tireraient. Il suffisait d’appuyer sur la gâchette, c’était à leur portée. Ça simplifierait cet imbroglio.
La France avait posté ici la quasi-totalité de sa flotte. Elle jouait les gros bras. Elle était à peu près seule contre tous, on la visait de toute part, on savait que c’était la première à éliminer. En temps normal, quiconque apercevait un seul vaisseau de l’armée française savait qu’il n’était pas au bon endroit. Là, au contraire, ça prouvait la valeur du trésor qui avait atterri sur le continent. Et cette fois, on n’en laisserait pas une miette à la France. Leur domination avait assez duré. Que le pays ait déployé ici la majorité de ses troupes, ça alimentait la tension des autres belligérants, on voulait les tuer et, en même temps, on sentait bien que ça réduirait ses propres chances de revenir en vie de cette mission. Est-ce que ça en valait la peine ? Personne n’en savait rien, c’était compliqué. Les tuer, c’était plus simple. On tremblait.
Pour la conquête du nouveau Graal pyramidal, toutes les femmes, les hommes et tous les androïdes avaient reçu l’ordre de se tenir prêts. Les missiles étaient engagés, les plasmas ionisés, les doigts au-dessus des boutons rouges, les protocoles de sécurités : balayés. Ne manquait plus qu’une connerie pour balancer tout le monde ad patres.
À bord des vaisseaux, on se demandait à quoi pouvait bien rimer la présence de toute l’armada tricolore.
C’est louche, ruminait-on dans les postes de pilotage.
S’ils sont là, c’est qu’il y a un truc, croyait-on dans les rangs.
Ils vont nous faire le même coup qu’après la Grande Guerre et nous piquer la pyramide, c’est sûr, c’est une nouvelle source d’énergie. Les enfoirés ! imaginait-on par ailleurs.
Tenez-vous prêts à attaquer ! On ne se fera pas rouler une seconde fois ! Leur suprématie n’a que trop duré ! était-il scandé partout.
On était bien d’accord, mais qui en profiterait si personne ne revenait vivant de l’attaque ? Question pertinente, mais nulle et non avenue, ce n’était pas les ordres, et les ordres, c’est sacré. Au-delà de tout.
Clac, missiles armés, clic, clés nucléaires actionnées, sécurités désengagées, parés à l’attaque.
Le général des armées françaises avait reçu l’ordre de gagner du temps, de tenir en joug tous ceux qui espéreraient s’aventurer dans les terres désolées
Une mission est en cours : faites votre possible pour maintenir les armadas ennemies en retrait. On va l’exploser, ce maudit vaisseau. À tout prix ! lui avait-on hurlé aux oreilles.
Le général portait la lourde responsabilité de temporiser. Son doigt tremblotant au-dessus de la gâchette de tir de ses plus meurtrières munitions en disait long sur sa capacité à gérer avec flegme la situation. Faire tout péter réduirait son stress. Le stress était contre-productif, donc…
Gardez votre calme, gardez votre calme, répétait-il en mantra à son équipage.
Pendant ce temps de fébrilité extrême, les deux journalistes de l’impossible marchaient en file indienne. Ils avançaient, enfoncés jusqu’aux genoux, sans un mot, tête penchée vers le sol, yeux à moitié clos. Le soleil transperçait leur chair et le froid s’invitait partout. À en devenir des congères. Tout se nimbait d’une luminosité si intense que terre et ciel se fondaient en un miroir éblouissant. Marcher là, ce n’était pas très agréable.
En tête de la procession, l’officier Lou fendait l’écume glaciale sans sourciller, se tenant droit, fier, réalisant de grandes enjambées. Elle faisait peur, un peu trop déterminée. Sans effort, elle traçait la voie. Son arme à deux mains, si imposante avec son canon comme une gueule béante, elle la tenait reposée contre son épaule gauche, la supportant nonchalamment d’une main. Elle était tout droit sortie du SA, mais là, c’était du réel.
Derrière eux, des hommes trainaient les deux mystérieux ballots. Ceux-ci contenaient des bombes, c’en était à peu près certain, mais le duo de Média Un n’avait aucune idée de leur puissance. Ils s’en inquiétaient un peu, parce que l’autre folle n’hésiterait pas à les faire péter, et eux avec. Ça se voyait. Ils ne se plaignaient pas, restaient silencieux malgré la souffrance inscrite sur leur visage, ils continuaient, attendant le moment propice pour agir. Et s’il leur était venu à l’esprit de se plaindre, nul doute que le canon de Lou les aurait désintégrés. Suite de quoi, elle aurait elle-même tiré ces sacs jusqu’à leur destination.
Et il faisait trop froid pour mourir ici.
La pyramide, à quelques kilomètres de là, grossissait à mesure qu’ils s’en approchaient. Elle était bien plus grande, plus impressionnante, surprenante que ce à quoi ils s’étaient attendus. Son nez ne touchait pas le sol, il flottait à une dizaine de centimètres au-dessus de la montagne dénudée. La neige avait fondu tout autour d’elle, de la vapeur d’eau s’élevait depuis la terre. À proximité de sa surface, l’air vacillait. Il ondulait. Des mirages virevoltaient, des formes dansantes et étranges qui captivèrent John et Archibald. Vraiment, cette chose valait le détour.
Bientôt, ils ressentirent une chaleur, un souffle caressant leur visage. Le vaisseau respirait. Ils discernèrent les motifs gravés sur les flancs de la structure. Des évents, à l’infini, parsemaient la surface de la pyramide.
— On dirait une peau, dit Archibald, des pores sur la peau. Et la fumée, la vapeur, ne serait que la transpiration de cette étrange chose. John, c’est bizarre, mais je me sens connecté à elle. Je pourrais presque la ressentir, comme une partie de moi-même. Ça te fait la même chose ?
John regarda son ami. Il était hypnotisé par cette inconnue venue des confins de l’univers. Il devinait le trouble dans l’esprit bioméca quantique de son acolyte. Il détourna le regard, fixa à son tour la chose, cette mystérieuse singularité. Mais rien. Rien ne le reliait à elle, contrairement à Archibald. Pour ressentir quoi que ce soit, il fallait connaître la saveur des sentiments. John, lui, il était sec.
Peut-être parce que je suis bio ?
Il n’en savait rien, ça n’avait aucune importance.
Il se concentra, fit le vide, écouta son corps à la recherche d’indices. Souffle régulier, traces olfactives inexistantes, hormis ce froid métallique qui analgésiait ses narines bios, tout son corps du reste. Résidus de suie dans la bouche, un arrière-goût de charbon humide et écœurant lui donna subitement une nausée. Mais rien ne laissait présager d’un lien entre lui et cet ovni.
Peu importait.
Pourtant, désormais à seulement quelques centaines de mètres de la pyramide, distinguant clairement toutes les inscriptions sur ses parois comme autant de scarifications et de tatouages sur l’épiderme, John se représenta la pyramide tel un animal, un être vivant à part entière plutôt qu’un vaisseau froid et minéral. Comme l’avait suggéré son ami. Si, il commençait à le ressentir. La ressentir.
L’officier Lou leva un bras, poing fermé. La procession stoppa. Elle regarda la pyramide devant elle, cracha une mélasse marron sur la neige, du tabac à chiquer, elle rumina quelques phrases :
— Te voilà, ma belle. Ouais, tu vas voir. T’as voulu jouer avec nos nerfs ? Depuis que tu es là, tu nous manipules par une force mentale, jusqu’à nous voler le contrôle de nos comportements, t’as voulu prendre possession de nos émotions aussi. Je ne sais pas quelle technologie tu utilises, mais je vois clair dans tes intentions, ma belle. C’est une invasion, ma cocotte, mais ce n’était pas une bonne idée de nous prévenir. Tu es peut-être sacrément avancée niveau techno, mais tu es conne comme tes pieds, ma belle.
Elle se retourna vers son escouade, elle annonça :
— Bon, les gus, nous y sommes. Notre mission c’est de faire péter l’envahisseur pour qu’elle laisse notre belle planète en paix. Les équipes du président ont réussi à décoder certaines des inscriptions que vous voyez ici.
Elle pointait du doigt l’un des flancs de la pyramide. John et Archibald regardèrent la surface constellée de symboles gravés à même la peau de cette étrangeté.
Archibald se pencha vers l’oreille de son ami, lui murmura :
— D’après ce que je vois, ce sont des systèmes d’écriture qui mêlent différents langages humains. Il y a de tout.
— Ouais le robot ! coupa l’officier Lou. T’as vu juste. Et ce que signifient ces inscriptions ne laisse aucun doute. Cette chose est venue nous anéantir !
— Comment le savez-vous ? demanda John.
Elle rigola, hocha la tête – vraiment, ces civils, il fallait tout leur apprendre – elle répondit :
— Nous avons envoyé, enfin le gouvernement a envoyé je veux dire, des équipes étudier ces symboles. Les meilleurs spécialistes en leur genre, vous pouvez me croire. Et ce que nous avons découvert est sans appel. Il est question de fin du monde, que la pyramide revienne sur terre à l’aube de l’apocalypse pour n’y repartir qu’une fois toute vie éteinte. Elle parle de se réincarner aussi, mais perso, et je sais pas vous, moi mon heure elle n’est pas venue. La garce !
— Et, demanda John, vous avez tout traduit ? Toutes les inscriptions ?
Son visage se barra d’un sourire, type carnassier. C’était elle la garce.
— Pourquoi ? Vous voudriez savoir comment elle va s’y prendre pour nous détruire ? Nous n’avons pas de temps à perdre et aucun risque n’est permis ! C’est de l’humanité dont nous parlons. Nous en savons bien assez pour agir. Notre dernière équipe d’experts s’est détournée du droit chemin. Elle devait traduire des symboles, les derniers que nous avions à décoder, mais ils se sont perdus en cours de route, ils sont devenus des traîtres à la nation ! Les couillons. Et c’est elle, j’en mets ma main robotique au feu, qui les a détournés de leur mission ! Croyez-moi, nous agissons pour le bien. Cette chose a créé un bouclier d’énergie impénétrable autour d’elle sur un rayon de plus cinq kilomètres à la ronde. Nous sommes en zone ennemie. Les gars, tenez-vous prêt, nous sommes en guerre ! Nous devons nous introduire dans le vaisseau, y placer des bombes et l’anéantir. C’est clair ? Et vous deux, les gus de Média Un, vous filmerez pour la postérité. Compris ?
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