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La traversée, Atlantique



— Vous m’avez berné ! Berné ! Non, mais ça ne va pas la tête !

 Jack criait sans cesse depuis qu’ils avaient pris la route. Enfin, le ciel, qui, autour d’eux, se chargeait de teintes aussi belles qu’inquiétantes.

 Ils volaient, se tiraient à tire d’ailes par un moyen de locomotion aussi inattendu qu’insolite.

 Des lumières naissaient, dansaient, se muaient en infinies variations hypnotiques au cœur de la tempête qui grossissait, grossissait. C’en était fini des perturbateurs climatiques, et on commençait à le remarquer. C’était comme de contempler les aquarelles de milliers de feux d’artifice noyés dans les nuages. La Terre en avait sous la pédale.

 Avec l’arrêt des perturbateurs climatiques, l’atmosphère se modifiait à toute berzingue. Une réaction en chaîne avait débuté, ses conséquences se feraient bientôt ressentir sur la Terre entière. Une course contre la montre était engagée.

 De dantesques orages en gestations s’annonçaient, des éclats lumineux, intenses et foudroyants, perçaient déjà la couverture nuageuse.

 En commandant l’arrêt de quelques perturbateurs climatique pour mettre à découvert les fugitifs, le Président avait rompu l’équilibre. Les autres drones ne pouvaient compenser cet écart de puissance, ils se mettaient en défaillance les uns après les autres, en cascade. Et le cataclysme allait crescendo.

 Ce président, quel crétin !

 Jack fulminait, il voyait rouge. Pour une fois, ça l’énervait, parce qu’en général, sur Mars, il était tout calme, détendu. Le rouge, il aimait ça, mais pas celui-là.

 Shri s’esclaffait, tapait frénétiquement des mains en affichant un sourire radieux, les yeux pétillants. Petit bonhomme, il ne devait pas saisir toute l’importance de la chose. Le principal : il s’amusait. Jaspert protégeait Anouké, l’enserrait de ses bras, couvrait sa tête, et elle, elle répétait inlassablement en grelotant, parce qu’il faisait froid dans les airs, et qu’elle avait peur aussi, Mais qu’est-ce qu’on fait là ? Mais qu’est-ce qu’on fait là ?

 Georges affichait un sourire radieux. Il voyait le monde s’effondrer autour de lui et devinait la fin de toute cette histoire. Il jubilait.

 Et Bjorg.

 Bjorg n’était plus. Du moins, il n’avait plus sa forme originelle. Son corps s’était mué en une machine délirante qui fonçait dans les cieux, un radeau de la Méduse en forme d’ogive vitrée, pilotée par un Georges galvanisé. Le moyen de locomotion pour parcourir les 15 000 km, c’était Bjorg. Il les avait prévenus qu’ils adoreraient, lui en tous cas, il prenait son pied. Et Georges, il était en mission, il n’avait rien d’autre en tête, une chose à la fois. Piloter Bjorg, c’était ça, sa mission. Bjorg, il s’était mué en un drôle de vaisseau, mais sans lunettes, il les avait remisées dans une poche avant ça, puis toute l’armada était entrée à son bord. Tout de même. Ils étaient montés dans Bjorg comme on monte dans un avion…

 Bjorg avait décollé juste à temps pour voir les taupes-espionnes faire de sa hutte une meule de gruyère. Ça l’avait un peu contrarié pour son potager. Il y passait beaucoup de temps. Bjorg s’était élevé dans les airs pour filer plein sud. Pôle Sud. Tous découvrirent alors les nuages se coagulant, devenir des messagers de l’apocalypse, chargés de toute la rage libérée par la planète Terre. Les perturbateurs climatiques se déconnectaient les uns après les autres, le climat se détendait, il relâchait la tension. Il y en avait un paquet, de quoi tout annihiler.

 Déjà, les brusques changements de températures se répercutaient dans le manteau intérieur. La terre frémissait, elle s’ébrouait, elle ne tarderait pas à ouvrir sa gueule béante, à bâiller, à éructer, à se réveiller. À tout engloutir. Visiblement, elle devait vouloir se venger. Elle avait faim.

 C’était la désolation, celle d’un monde à l’agonie.

 Bordeaux, ville du vin, buvait la tasse, engloutie par des tsunamis dévastateurs. La terre s’ouvrait, avalait les cépages centenaires pour les régurgiter dans des spasmes infernaux, rougeoyants. Elle vomissait, la Terre, elle avait la gueule de bois.

 Au loin, les sirènes résonnaient, l’alerte était donnée, il fallait fuir. Mais où ? Quelques vaisseaux interplanétaires se préparaient déjà à quitter les riches quartiers huppés des villes dévastées, ils prendraient la direction de la Lune, où les attendaient leurs résidences secondaires. Au moins, auraient-ils une belle vue de là-haut. Les autres voyaient la mort en face, se carapataient. Dans les rues, les immeubles s’effondraient, l’asphalte magnétique se crevassait. D’héroïques androïdes portaient leurs amis bios à bout de bras, sautant de toit-forêt en toit-forêt, faisant preuve d’une telle bravoure que Shri ne put contenir un flot de tristesse. La joie le quittait.

 Ils regardèrent, bouleversés, les geysers de flamme, les tsunamis, les torrents de boue et les pluies de grêlons bien plus gros que la tête de Jack s’acharner à détruire l’humanité.

 Des larmes roulèrent aux coins des yeux. Georges, ça le galvanisa, il n’eut plus qu’un but : s’accoupler à la pyramide, lui déverser l’entier contenu du savoir mémorisé en ses circuits. Et ensuite, quoi ? Il n’en savait rien, mais une foi inébranlable le guidait à présent, et rien ne saurait le détourner de sa mission.

 Georges pilotait Bjorg avec empressement, la pyramide en ligne de mire. Il faisait preuve de précision, évitait les zones de turbulences, zigzaguait dans les arcus, ces énormes nuages en forme de rouleau compresseur chargés d’électricité. Il s’élevait dans les airs, redescendait en piqué, rasait de si près la terre qu’Anouké, Jaspert et Jack suffoquaient en inhalant les gaz toxiques échappés des enfers.

 Quand Georges oubliait qu’il pilotait un comparse, qu’il tirait trop fortement sur les commandes, Bjorg lui rappelait d’y aller doucement, de modérer son empressement, de savoir faire preuve de célérité et de douceur à la fois. De le manipuler comme l’être aimé.

 Survolant les Pyrénées, ils contemplèrent l’empire qu’ils fuyaient. Ça leur fit quelque chose de comprendre que ce serait un voyage sans retour. Partout, la lumière orangée des incendies au travers des fumées noires, les animaux qui tentaient désespérément de trouver un refuge. C’était une débâcle. Anouké secoua Jaspert.

— Regarde, dit-elle en montrant du menton une forme au loin.

 Jaspert regarda, il devina, ou peut-être n’était-ce qu’une hallucination ? Il se frotta les yeux. Il y avait à l’horizon toute la palette du désastre en cours. Le monde dessinait à force de feux, de tremblements de terre, du déluge, le tableau d’une humanité qui s’éteignait. Jaspert aperçut l’illusion d’une tour Eiffel dans le lointain. Si grande, qu’elle emplissait son champ de vision. Elle fondait. Il ne voyait qu’elle. Elle se mouvait, ondulait, gigantesque. Elle marchait, ses pieds coulaient sous elle. Bientôt, ils la virent se fragmenter, s’évaporer, c’en était fini. Puis Jaspert regarda les cieux, l’âme de la tour Eiffel s’éleva, son exposition prenait fin. Depuis longtemps remboursée, elle avait bien vécu. Repose en paix.

 Ils survolaient l’Atlantique à présent.

 Jack était hypnotisé, effroyablement calme, les yeux plongés dans les remous infernaux. On lui avait dit que regarder la mer, ses clapotis, ça apaisait, mais tout de même. Il était choqué, mais calme. La rage des eaux était telle qu’elle semblait chercher à se noyer elle-même, ivre folle. Elle tourbillonnait. Ici se créaient des maelstroms qui n’avaient pour unique dessein que l’autodestruction. Et les tourbillons, soudainement, s’inversaient. Et toute l’eau avalée était recrachée en fontaines éruptives de lave rougeoyante. Le jour se transformait en nuit, et la nuit dessinait les ombres de l’anéantissement. Jack ne pensait plus à rien, son esprit happé par la vision d’une planète rageuse. Quelques instants passèrent, il s’ébroua. Il prit conscience du danger, vit les eaux lécher le torse du vaisseau qu’était devenu Bjorg, qui hurla :

— Plus haut ! Georges, plus haut !

 Les vagues s’attaquaient à eux, tentant de les arrêter, Georges poussait Bjorg à s’élever plus haut dans les cieux. Encore plus haut.

— Je ne peux pas ! cria Bjorg. Nous sommes déjà à une altitude que je ne devrais pas atteindre !

— Plus vite, alors ! s’égosilla Anouké. Plus vite !

— Mais bon Bouddha ! s’estomaqua Jaspert, elles font quelle taille ces vagues ?

— Plus vite, oui, ça, je peux, souffla Bjorg le vaisseau.

 Ils dépassèrent la ligne de front, se retournèrent pour constater la guerre qu’ils fuyaient. Ils eurent un hoquet de stupéfaction. L’onde de choc chaotique du dérèglement climatique s’étendait autour de l’épicentre qu’avait été la réserve naturelle d’où ils venaient. Même s’il leur fallait moins d’une heure pour atteindre la pyramide, tous s’inquiétaient d’être rattrapés par l’apocalypse. Cette fois, Bouddha n’y pourrait rien, c’était un incapable, il aurait mérité d’être tabou, comme les autres.

 Combien de temps leur restait-il à vivre ?

 Voilà la question qui s’imposait à eux.

 Comme si Georges pouvait lire en leur esprit, il dit, une voix monocorde, emplie d’assurance :

— Sept heures et quarante-huit minutes, et le temps de prier, avant d’être anéantis.

 Le reste à vivre, l’humanité mise au débet de siècles d’aveuglement, l’addition à payer.

 Ils se turent. La pluie redoubla, froide, cinglante.

— Il nous reste 3 500 kilomètres, dit Bjorg. Nous y serons dans une vingtaine de minutes. En revanche, mes capteurs indiquent une forte activité à la lisière du continent. Georges, le ressens-tu ?

 Il n’y avait rien à répondre, qu’à observer l’évidence.

 Devant eux, de lointaines explosions illuminaient les cieux. L’écho des détonations leur parvenait même aux oreilles, et les humains à bord se figèrent, bouche bée. On avait bien besoin qu’ils se tapent sur la gueule, les humains, là-bas, en Antarctique. Ne savaient-ils pas que la fin du monde était enclenchée ? Qu’en rajouter une couche était inutile ? Qu’ils eussent dû se serrer dans leurs bras et dire au revoir à leurs proches ?

— Mais il se passe quoi là-bas ? s’interloqua Jack.

— La guerre, Monsieur, la dernière des Grandes Guerres.

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