29
Guerre totale, Antarctique
L’officier Lou gravissait les derniers mètres. John, en peine, suait à grosses gouttes, il haletait, la montée était éprouvante. Pour Archibald, c’était plus facile, il pouvait compter sur son alimentation nucléaire. Pour le fatiguer, il en fallait. Ici, sur ce flanc de montagne, la neige cédait la place à un paysage désolé, on y voyait même la roche du continent. L’eau courait en cascade entre leurs jambes, la température n’avait de cesse d’augmenter.
Bientôt, ils quittèrent leurs combinaisons. Se protéger du froid était inutile. Ici, il faisait effroyablement chaud. Ils se retrouvèrent en tee-shirt, le visage rougi par l’effort, les muscles saillants, écarlates. Le sol traître, couleur rouille, asséché, jonché de pierres aux arêtes tranchantes, n’avait de cesse de les faire trébucher à chacun de leurs pas.
Ils pénétrèrent dans l’ombre de la pyramide, John leva les yeux. Il la vit qui le couvait. Son cœur battait la chamade, et il comprit. Il comprit ce qu’avait essayé de dire son ami, à propos de ce lien qu’il disait avoir noué avec la pyramide. Son cœur cessa de battre, souffle court, rythme cardiaque au ralenti. Il ouvrit la bouche, garda la tête levée, les bras ballants. Il la sentait enfin, elle, la pyramide.
Elle était gigantesque, plus grande que la plus imposante des merveilles du monde, plus envoutante que la plus majestueuse des œuvres d’art.
John perçut soudain une vive douleur entre les omoplates. Il fut propulsé vers l’avant, se mordit la langue dans un claquement de dents étouffé quand sa bouche se referma. Un goût de fer l’envahit ; douleur lancinante. Il manqua tomber, ses bras firent des moulinets. Archibald le retint.
— Alors, mon brave John ! éructa l’officier Lou. Elle vous en bouche un coin, hein ?
Il la fixa, prêt à en découdre. Il fit un pas vers elle, dans son espace, il allait lui répondre à cette sociopathe, alors qu’un filet de sang s’écoulait au coin de ses lèvres. Une main lui accrocha l’avant-bras. Archibald. Il le stoppa. Il lui adressait un regard apaisé, qui l’invitait à garder son calme. Son ami lui disait, laisse, cela n’en vaut pas la peine.
Il avait raison, comme toujours, songea John. Il ne fit rien, opina du chef.
L’officier Lou ordonna à ses hommes d’avancer, de se placer au plus près de l’édifice. On va tout faire péter. Toute son attitude traduisait cette volonté. Elle s’approcha de la pyramide, une main levée devant elle. Ses doigts effleurèrent une nappe gazeuse nimbant la chose. L’air ondulait, palpitait, vibrait sourdement. Le ciel était traversé de spasmes multicolores.
Lou s’apprêtait à toucher l’enveloppe de la pyramide. Elle se retourna, puis, alors que tous restèrent suspendus à son geste, certains de la voir poser une main sur cette peau extraterrestre, elle retira vivement son bras. Elle sourit, un rictus en coin, narquoise.
— Allez, intima-t-elle, déballez-moi nos joujoux, qu’on en finisse. Et vous deux, tenez, dit-elle en leur lançant un sac, il y a six drones tri3D holographiques. Vous me les paramétrez pour qu’ils saisissent toute la scène. Je veux du rêve, ordre du Président. Et dépêchez-vous ! Je ne voudrais pas vous contrarier, mais il semble que les choses bougent à côté.
Lou, elle fixa l’horizon, au loin, vers la côte. Elle devait être contente de ce qu’il se tramait. Ça se lisait sur son visage.
John et Archibald regardèrent aussi. À l’horizon, au-delà du bouclier entourant la pyramide, ils devinèrent des déflagrations, des boules de feux comme seuls les humains savent en faire. Les deux acolytes pouvaient même entendre les déflagrations. C’était du nucléaire à toutes les sauces. Et il y avait autre chose, comme si Terre elle-même grondait de toute cette fureur. Le ciel, et la Terre.
— Ce sont des explosions ? demanda John en regardant son ami.
— Il y a plus, plus que ça, dit Archibald en baissant les yeux, plus puissant, plus dramatique, plus dévastateur encore. Autre chose que toutes ces bombes. John, dit Archibald en relevant les yeux vers son visage, mes capteurs enregistrent des secousses sismiques. Titanesques. Il y a autre chose.
À nouveau, ils examinèrent le ciel en direction de la côte, ils virent la guerre humaine qui avait cours, mais derrière tout cela, ils pressentaient autre chose. Une impression, l’instinct de survie qui se mettait en branle.
— Nous devons partir, dit Archibald, nous devons tous fuir d’ici, de la Terre. Au plus vite.
À cette évocation, Lou éructa, un rire gras, sonore, guttural. Elle les tenait en joug. Depuis quand ? Pas d’importance. Son euphorie cessa aussi brusquement qu’elle avait démarré, son visage se marqua d’une détermination meurtrière, ses traits se figèrent. Les amis se pétrifièrent sur place, leurs jambes fragiles comme des plumes qu’une brise feraient plier, l’anxiété les gagna, la peur. Elle leur intima de se mettre à l’œuvre. Ils ne voulaient pas que ce soit Lou qui les tue. Pas elle, pas cette folle. Ils obéirent.
Ils paramétrèrent à la hâte les drones holographiques, les déployèrent autour du campement de fortune. Le Président serait content de voir que Lou savait y faire, tout faire péter. Il comptait sur elle.
— Bien, dit-elle en reposant le canon de l’arme sur son épaule.
Son équipe déballa les bombes, deux exterminatrices, puis se saisit d’un matériel de forage. Lou donna l’ordre d’ouvrir une brèche dans la pyramide. Trois soldats s’approchèrent de l’ovni, portant à bout de bras un foret à plasma. L’excavatrice cracha une flamme rouge intense. Les trois soldats se cramponnèrent sur leurs jambes tendues vers l’arrière, ils l’approchèrent de cette chose, ils tremblaient, ne savaient plus ce qu’ils faisaient, s’il fallait le faire. Cette chose les intimidait.
Le faisceau incandescent traversa le gaz nébuleux, noircit l’air, s’approcha de la pyramide.
— Continuez ! leur cria Lou.
Les trois hommes effleuraient à présent sa surface, le feu la léchait. Soudain, un chant, une complainte, un cri à vous en exploser les tympans, de l’intérieur. Elle gémissait en eux, leur intimait de cesser. La pyramide.
Une odeur de chair brûlée, un haut-le-cœur les envahit, en même temps que la tristesse subie par la pyramide noie leur esprit. Ils partagent sa peine, c’en est intolérable. Cette chose vit. Pourquoi l’attaquer ?
— Madame, c’est affreux, elle souffre ! dit l’un des hommes qui portaient le foret. Que…
Lou lui tira dessus, à bout portant. Plus de tête, vaporisée, sublimée. Le corps s’anima, fit quelques pas, sur lui-même, puis s’effondra. Le message était clair, on fore, ou on dégage. Elle n’avait plus le temps, qu’on ne l’emmerde pas. Compris ?
— Quelqu’un d’autre ?
Elle les fixa tour à tour, hocha lentement la tête de haut en bas. Bien, bien.
— C’est ce que je pensais, on est d’accord.
Elle les tint en joug, ça devait lui faire plaisir, la garce, elle pointa son canon sur chacun d’eux, puis, alors qu’elle relevait son arme, elle entendit une voix.
— Non, pas tous.
Un homme tout de blanc vêtu fit un pas vers elle. Ce devait être un médecin, vu sa combinaison. Il n’avait pas parlé de toute l’ascension. Il portait un pantalon blanc immaculé, un haut sans manches, un brassard rouge représentant un serpent blanc enroulé autour d’un bâton. Il fit un pas de plus, la tête penchée vers le sol, mains derrière le dos. C’était quoi ce cow-boy ?
— Quelque chose à dire, le morticole ?
L’homme murmura des bribes inaudibles, mais John et Archi devinèrent le sourire en coin sur sa bouche, ses rides à la commissure de ses lèvres. Il les inquiéta, parce qu’il semblait prêt au pire. Avec Lou dans les parages, ça en faisait de trop. L’inconnu avança d’un nouveau pas. Lou, c’était celui de trop. Elle n’aimait pas qu’on empiète sur sa zone. Elle pointa son arme sur lui, l’avertit qu’un pas supplémentaire signerait son arrêt de mort. L’homme, cette mise en garde, ça le fit rire. Mollement, doucement, mais le message était le suivant : c’est ça, cause toujours, ça m’intéresse. Ça n’annonçait de rien de bon. Il rétorqua :
— Mort ? Mais ne voyez-vous pas que nous le sommes déjà ? Regardez par-delà le dôme d’énergie. Ne voyez-vous pas la mort ? Ne ressentez-vous pas, dans vos chairs, la fin imminente ? Êtes-vous aveuglée au point de ne rien remarquer…, de tout ça ?
Il fixa l’horizon, on l’imita. Même Lou tenta un regard.
L’obscurité englobait tout. Malgré l’intensité des échanges de tirs entre les armées, les champignons atomiques, les rafales ionisées et toutes les explosions, le ciel s’assombrissait. Et il y avait autre chose, qui supplantait toute cette fureur, une force plus ténébreuse encore.
— Au diable cette maudite pyramide ! hurla Lou. Vous ne voyez pas que tout est de sa faute ? Que vous faut-il de…
L’officier Lou se tut, ce fut soudain. Ce qui se passa, personne ne le vit venir. Ses yeux ronds s’agrandirent, elle loucha, tentant de voir son front, et elle ne ressentait qu’une larme chaude perlant depuis son crâne, sur son front, ses joues. Elle blanchit à vue d’œil.
— Qu’est-ce que ? eut-elle le temps de demander en portant une main à sa joue.
Puis elle s’effondra, face contre terre. À l’arrière de son crâne, un orifice noirci de chair calcinée dégageait une fumée noire. Un gros trou.
Après la stupéfaction, le cliquetis des armes. Tous détournèrent les yeux pour fixer l’inconnu. Il tenait une arme, un petit calibre, mais de l’ionique, de l’efficace. Jambes fléchies, écartées, un cow-boy des temps anciens. Le temps se figea. L’un des soldats hurla :
— Arrêtez-le !
John et Archibald retinrent leur souffle. Il était temps de se mettre à couvert, personne ne survivrait au carnage annoncé. Ils regardèrent l’inconnu immobile au centre du champ de tir, puis virent les soldats dégainer. Avant que la tempête ne se déchaîne, Archibald eut le temps de dire à son ami :
— On est mort, c’est la fin.
Puis tous se tirèrent dessus.
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