30
Le surhomme, Antarctique
Bjorg le vaisseau faisait du surplace, suspendu dans les airs au-dessus de l’eau tumultueuse et sombre. Le vent emportait dans ses tourbillons les embruns, ils n’y voyaient rien dans ce brouillard d’où exhalait une forte odeur d’iode, saturant leur bouche d’un goût de sel. Un vent arrière les fouettait. Il s’intensifiait. Se mouvaient d’envoutantes aurores australes. Il y avait quelque chose de magique dans cette extinction, ce cataclysme. Il faisait sombre, froid, et le monde s’éclairait de milliers de feux.
— Demi-tour, dit Jack. Allons, allons, rien ne sert d’être plus suicidaire que nous ne le sommes déjà. On trouvera bien un ailleurs où se réfugier. Attendons qu’ils finissent leur guerre, qu’ils s’entretuent, ensuite on ira rencontrer la pyramide. Voilà, c’est décidé, c’est mieux ainsi.
La guerre, ces vaisseaux par milliers qui s’entretuaient leur empêchaient d’accéder au continent.
Tous observèrent Jack se rasseoir. Il croisa les bras. Puis ils détournèrent les yeux pour scruter en direction du chemin déjà parcouru, que de routes, ils n’en revenaient pas. Hier matin, en se levant, Jaspert et Anouké ne s’attendaient pas à ça. Ils scrutèrent les ténèbres. Tout compte fait, Anouké se trouvait mieux ici que chez elle. Que restait-il de leur nid douillet ? Rien, certainement. Des frissons lui remontèrent le long de l’échine. Rien derrière, la mort devant, selon toute vraisemblance. Ces mécas fous ne lui étaient d’aucun secours.
Le ciel n’était plus qu’un immense four aux spasmes foudroyants, faire demi-tour était impossible. Il pleuvait littéralement des éclairs. Les nuages prenaient la forme inquiétante de monstrueux broyeurs, ils tournaient, ondulaient, avançaient inexorablement. Des rouleaux compresseurs. Et pour couronner le tout, c’était partout pareil, sur toute la planète. Cuits, ils étaient cuits. Cernés.
— Le monde vacille, annonça Bjorg. Les transmissions satellites rompent les unes après les autres. Les interférences induites par le changement climatique sont telles que je me demande s’il est encore possible de communiquer à distance. L’apocalypse gagne en intensité, son développement est exponentiel. Georges ? Peux-tu estimer le temps restant ?
— D’après les derniers relevés météorologiques et sismiques disponibles, deux heures trente-sept minutes avant la totale annihilation. Espérance de fiabilité à 98,08 %.
Le silence envahit l’habitacle, la mort les prenait en étau.
Jaspert se rapprocha un peu plus d’Anouké, lui susurra :
— Tu vois, je t’avais dit qu’on était au bon endroit. Sans eux, on serait mort. C’est bien, hein ?
Il avait raison, mais elle ne put se retenir de dire :
— Des fois, je me demande si tu es bien revenu du ça.
Il rit, gêné. Il s’enfonça dans le siège dont le dossier se trouvait être l’un des mollets de Bjorg. C’était un peu sec, mais c’était mieux que rien. Vraiment, ce Bjorg, un drôle de loustic.
— En tout cas, Bjorg, vous êtes assez confortable.
— Ah, je vous remercie ! répondit le vaisseau dont la tête était devenue le poste de pilotage. Bon, reprit-il d’une voix sérieuse, Georges, toute votre vie ne devait vous mener qu’à cet instant précis. Vous êtes prêt, paré, invincible ! Usez de votre expérience acquise dans le SA, menez-nous à la pyramide. Elle croit en vous, vous vaincrez !
— Blawrf !
Mais c’était un Blawrf un peu mou, Jack devait se rendre à l’évidence, de carrière, de toute façon, il n’en avait plus, qui s’en souciait encore ? Personne ne l’écoutez, qu’ils périssent, au diable tabou, tous autant qu’ils étaient.
Le nez du vaisseau montait, descendait, il dessinait des oui, allez-y Georges, on va foncer ! Jack s’écria :
— N’allez tout de même pas l’encourager ! Il n’est plus tout à fait lui-même, je vous l’ai déjà dit !
Anouké acquiesça. Ce Georges, il ne se rendait pas compte des risques pris, il y avait des humains à bord, bon Bouddha !
— Oui, il a raison, ajouta-t-elle, ne l’encouragez pas ! Pour une fois que je suis d’accord avec lui, dit-elle dans l’oreille de Jaspert. Vous voyez bien qu’on ne va pas survivre. On les contourne et, eh !
Georges tirait déjà sur le manche, Bjorg le vaisseau mugissait. Tous furent collés à leur siège. Georges fonça dans la mêlée, un goût de sang dans la bouche, la réminiscence des râles d’agonie du ça à l’esprit. À nouveau, il jubilait. Jack fut transi de frayeur devant son expression d’intangible détermination. De hargne pure. Il avait vu ce pouvoir, c’était terrible !
Au loin, une frégate les aperçut. Elle tourna ses canons vers eux. Puis une autre, et des centaines de drones armés furent lancés à leur rencontre.
Georges, ça le galvanisait, ça allait chauffer.
Un premier tir fusa, une salve écarlate, un jet de plasma incandescent, une trainée rouge sang dessinée au-dessus de la mer, qui s’allongeait à mesure qu’elle approchait de sa cible.
Georges ne trembla pas, il fonça à sa rencontre. Bjorg se laissa faire, en confiance, et puis, cette poigne, cette assurance du bioméca, il l’appréciait. Être ainsi manœuvré, c’était excitant. Ferme et précis, sans concession, Georges était parfait.
Georges ne voyait plus que ce trait rouge qui cavalait vers eux. Il ne le lâchait plus de ses yeux bioniques. Il accéléra, voyait ces drones autonomes et armés jusqu’aux dents arriver à leur tour. Il voulait les défier.
Apnée.
Nul ne respira plus.
Et tandis que Bjorg pouvait ressentir l’incandescence du rayon plasma pointé sur son front, Georges manœuvra. Une manœuvre de toute beauté. Ils partirent en vrille, tous les bios à bord relâchèrent une symphonie ayant pour nom Peur. Ils hurlèrent. Bjorg se délectait de tant de doigtés, Shri était merveilleusement ravi de toute cette agitation.
Le tir passa sous eux, le vaisseau retourné, la tête en bas.
— Es-tu armé, Bjorg ? demanda Georges.
— Nous sommes l’arme, mon ami, leur agressivité devra se retourner contre eux.
Jack, le visage écarlate, éructa :
— Blawrf !
Anouké ne pouvait qu’acquiescer :
— C’est vrai, quoi ! Le sang vous monte à la tête, calmez-vous, mais calmez-vous bon sang !
Un sourire en coin se dessina sur le visage du majordome méca. Effectivement, il allait bien en apaiser quelques-uns, mais Jack devrait attendre pour un peu de repos. C’était son heure.
Les drones arrivaient à présent. Georges tenta une manœuvre pour les perdre. Il positionna Bjorg à la verticale, l’envoya au septième ciel.
Les satanés drones suivirent. Des centaines d’insectes volants les pourchassaient. Georges poussa Bjorg à fond, ce qui n’était pas pour lui déplaire.
— Doucement, doucement, haleta le vaisseau, tout de même, c’est un peu raide pour ma vieille carcasse…
Georges replaça l’ogive à l’horizontale, les hordes armées sous eux. Il scruta les centaines de vaisseaux se menant la guerre à la lisière du grand continent blanc. Certains ne l’avaient pas encore aperçu, mais nombreux étaient ceux à l’avoir pris pour cible, les canons tournés vers lui. Un nouveau tir fut lancé, puis deux autres, et toute une salve de jets colorés pointèrent en leur direction.
D’un coup d’œil en biais, Georges calcula la trajectoire des drones, il en déduisit leur protocole d’engagement, annonça :
— Ce sont des drones explosifs. Voyons voir ce qu’ils ont dans le ventre.
Et il plongea.
Georges et son équipage faisaient à présent face aux kamikazes volants et, plus loin derrière, à toutes les armadas du monde perdu.
Pour son plus grand plaisir, Bjorg valsait dans les airs. Georges esquivait chacune des bombes. L’IA de ces dernières, dépitée, enragée, préférait se faire exploser plutôt que de poursuivre la chasse au surhomme. Et si, malgré tout, les drones persévéraient, Georges manœuvrait pour les attirer vers les rayons plasma. Il se délectait du carnage.
Ils survécurent au baptême du feu, ne laissant derrière eux que la destruction. Mais pour combien de temps ? Ne restait à leur poupe que quelques drones épuisés que Georges guida vers leur nouvelle destinée. Désormais, l’entière armada française avait cessé de se battre contre le reste du monde pour s’occuper des nouveaux venus. Il y avait un armistice, une entente provisoire, un nouvel ennemi commun. Un drôle d’oiseau.
Toutes les armées terriennes réunies face au vaisseau Bjorg.
— Shri, dit Georges, je vais avoir besoin de votre aide.
Shri se raidit, attentif. Ça y était, c’était à son tour, il allait jouer dans la cour des grands. Petit bonhomme lança un regard déterminé à Anouké. Il était sans appel, laisse-moi faire, maman, on a besoin de moi, vous, avec papa, restez sages. Shri se défit de son trésor, le sac qu’il tenait serré contre lui depuis le début, qui contenait sa boisson, celle offerte par Bjorg. Anouké le réceptionna, désarçonnée, Shri lui dit :
— Protège-le. Après vous, c’est ce que j’ai de plus cher au monde.
— Blawrf !
Jaspert et Anouké n’en pensèrent pas moins. C’est vrai que ce petit avait de drôles de lubies.
Bien sûr, on allait en prendre soin.
— Mais, commença Anouké, y a quoi de dedans ?
Shri sourit, il répondit :
— Le merveilleux nectar que Bjorg nous a offert. Georges, je vous écoute.
— Bien. J’ai besoin que vous commutiez de votre puissance vers Bjorg. À deux, nous devons le faire redécoller.
Shri dit à Georges qu’il pouvait se tutoyer, entre biomécas, pas de gêne, et il obtempéra.
— Une vieille habitude, justifia Georges.
Shri ne savait pas de quoi il parlait, mais il se raccorda tout de même à Bjorg, lui transféra toute l’énergie possible. Il se vida.
Bjorg s’ébroua, l’ogive scintilla, remontée à bloc, elle prévint Shri :
— Gardes-en un peu pour toi, l’aventure ne fait que commencer, petit. Mais merci pour ce coup de boost.
— Oui monsieur, de rien monsieur.
Georges ressentit toute la fougue de Bjorg, débordant d’énergie, il lui demanda :
— Bjorg, vous me faites confiance ?
— Pour l’éternité.
— Alors, allons-y.
Et ils y allèrent.
Et ce fut un déferlement.
Encore.
Les commandants des vaisseaux armés aperçurent l’ogive. Elle brillait, d’une lumière pure et incandescente, puis elle disparut, les aveuglant tous.
Les navettes de guerre, les unes après les autres, ressentirent la foudre s’abattre sur eux.
Georges menait bataille sur tous les fronts. Il fonçait dans la coque des vaisseaux, sur terre et dans les airs, les drones kamikazes survivants se faisaient exploser ou fonçaient d’eux-mêmes sur leurs propres alliés, déboussolés. Contre le surhomme bioméca, il n’y avait rien à faire, qu’être spectateur impuissant.
Les jets plasma fusaient en tous sens, faisaient mouche contre les leurs. Il n’y avait plus de règles, tous tiraient dans toutes les directions. Un feu d’artifice de béatitude.
Les ennemis tombaient, anéantis, les uns après les autres, par milliers. Essoufflé et à bout de course, Bjorg demanda à Georges de ralentir. Ils stoppèrent leur extermination, se placèrent en vol stationnaire, dévisagèrent ce champ de bataille à l’échelle continentale.
Il n’y avait plus rien. Rien, hormis quelques capsules de combats que les pilotes effrayés tenaient à bonne distance d’eux. Sur terre et en mer, des débris, des morts, des agonies, de quoi bien satisfaire Georges qui, visiblement, n’avait pas perdu la main. Des rescapés battaient frénétiquement des bras et des pieds dans l’eau glaciale de l’océan austral, mais tous finissaient par sombrer pour l’éternité.
Un drapeau français tomba du ciel devant eux.
— Je suis épuisé, j’ai tout donné, je ne peux plus faire grand-chose, dit Bjorg, essoufflé. Juste voler, un peu, jusqu’à la pyramide. Puis je reprendrai ma forme. Dis donc Georges, tu sais y faire !
— Je sais, mais Jack n’a jamais rien voulu entendre.
— Il ne sait pas ce qu’il perd.
— Blawrf !
Jaspert et Anouké, il voulait bien comprendre Jack.
Georges mena l’équipée au-dessus du continent. Le froid vint les cueillir.
Ils s’avancèrent en rase-motte, narguèrent les derniers avions de guerre qui restaient à l’écart, les dépassèrent.
Déjà, des survivants s’éloignaient, prenaient le chemin de la base lunaire. Mission avortée.
L’équipage aperçut au loin les carcasses noircies de quelques navettes, et à l’horizon, une montagne.
— Regardez, dit Anouké, c’est elle.
La pyramide se tenait dans le lointain, nez à nez avec un mont, formant l’image d’un sablier géant. Noir et ocre.
— Nous y sommes presque, allons…
Bjorg se tut soudainement. Des navettes les prenaient en chasse, des irréductibles cherchant à ce que justice soit rendue. Georges connaissait ça, il y avait toujours des fous pour le défier. Dans la SA, il avait su les mater. Il en serait de même ici. Il était bien. Était-ce la mort qu’ils appelaient de leurs vœux ? Georges voyageait en sa compagnie, il pouvait la leur offrir, si c’était ce qu’ils voulaient.
— Allez, allez, allez ! hurla Jack. Mais avancez donc !
Bjorg accéléra, mollement, vidé de son énergie. Il descendit à l’altitude la plus basse qu’il put, son corps racla la neige, dans son sillon, une pluie de poudreuse. Il n’en pouvait plus. Des points rouges explosèrent à leurs flancs, la neige soufflée en champignons. Devant eux, à quelques centaines de mètres à présent, ils reconnurent la navette de Média Un en lambeaux, celle d’Archibald et de John. Non loin, d’autres carcasses parsemaient la neige de débris.
Georges guida Bjorg, aussi précautionneusement qu’il le pouvait. Il lui offrit de son énergie, sentit Bjorg retrouver de la vigueur. Ils réaccélérèrent, gagnèrent quelques secondes de répit.
Juste avant de dépasser les épaves au sol, un jet de plasma toucha la joue de Bjorg. Il hurla quand un autre se ficha dans son arrière-train. Un râle de douleur. Ils furent projetés dans les airs, au loin, s’écrasèrent dans la neige.
Les tirs cessèrent. Le vent tournait.
Déboussolé, Bjorg roula sur lui-même, fit la toupie, des tonneaux, avant de s’immobiliser.
La capsule emplie de plaintes, ils gémirent. Ils rouvrirent les paupières, cherchèrent des yeux les vaisseaux ennemis. Ils les virent, discernèrent les canons pointés sur eux.
Ils retinrent leur souffle, prièrent Bouddha, se demandèrent quand aurait lieu la salve les achevant.
— Pourquoi ils ne tirent pas ? demanda Jaspert grimaçant, un œil clos, la mâchoire serrée.
Jack qui se massait le crâne répondit :
— Ils veulent nous tuer à bout portant, voilà pourquoi ! Ils veulent nous voir mourir. Bon Bouddha ! Georges, c’est maintenant qu’il vous faut agir ! Mais non. Décidément, on ne peut jamais compter sur vous quand il le faut !
Tous refermèrent les yeux, sauf Jack qui désirait accueillir la mort.
— Allez, venez ! Venez ! vociférait-il. Allez ! Je vous attends ! Al… Hein ?
Sous ses yeux ébaubis, à un cheveu de son visage, les avions de chasse s’écrasèrent les uns après les autres contre un mur invisible. Jack commença à rire, puis il exprima pleinement sa joie, éructa lorsqu’il discerna un militaire éjecté de sa navette de combat.
— Blawrf !
Oui, ils partagèrent sa joie.
— Ils tombent, s’égosilla-t-il, c’en est fini ! Ah ! Ah ! Regardez, mais regardez-les s’écraser. Eh, eh ! Hein ? Eh ? Mais il fait quoi ce bougre ? Mais, c’est qu’il nous tire dessus le gus !
Un soldat en parachute leur tirait dessus. Une salve atterrit aux pieds de Jack, qui blanchit jusqu’à en devenir livide. Il échappa un cri aigu qui rappela à Georges leur virée dans les sous-sols du ça.
Les tirs gagnaient en précision, ils se rapprochaient d’eux.
Jack hurlait de peur.
Les autres ne savaient quoi faire. Sans Georges, c’en était fini, mais que faisait-il pour les tirer de ce mauvais pas ?
Georges s’extirpa de Bjorg, fixa le militaire en parachute. Il s’élança, sauta sur les carcasses fumantes au sol puis, en plein saut, saisit une barre métallique, vestige d’une navette de combat partie en fumées, il gaina son bras, propulsa son arme de fortune dans les airs. Il suivit le projectile des yeux, commença un rictus de satisfaction, sourit de voir leur assaillant embroché.
Vraiment, il était en forme, il commençait à croire qu’il resterait ainsi pour le restant de ses jours. Ce n’était pas pour lui déplaire.
À l’instar de son ancien maître, il plaqua ses mains sur ses hanches, fier, contempla son équipe, annonça :
— Le chemin est long jusqu’à la pyramide, le temps presse. Allons rencontrer notre sauveuse, cette belle étrangère. En route !
Il ne s’arrêterait jamais.
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